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Le
modernisme et sa pensée dichotomique nous ont appris à opposer la tribu à la
nation... et non pas à la classe. À l'indépendance, on a poursuivi le travail
colonial qui a défait la tribu.
Le colonialisme à l'aide de son racisme voulait établir une société de classes, classe de colons propriétaires et classe de travailleurs indigènes : il a échoué. Pensons à l'histoire de la monarchie anglaise ou à l'Afrique du Sud. Nous suivons le chemin, reprenons les plans du colonisateur... nous connaîtrons donc le même sort. Nous détruisons la tribu, mais ne construirons pas de classes de propriétaires et de non-propriétaires. Certains peuvent se prendre à rêver. Nous n'avons pas eu le temps et nous ne l'aurons pas. Il ne sera pas de la partie. Il fallait renoncer à la tribu, cette fois non pas pour construire des départements français et une société de classes, mais pour faire nation, mais quelle société ? Sans réponse et sans accord, notre sens de l'orientation s'est égaré. L'on ne pensait pas qu'il fallait se réinventer, réinventer la tribu, que la tribu était dans la nation et la nation dans la tribu. Dans la lutte de libération, la tribu était dans la nation avec ses ressources, la nation était dans la tribu avec son horizon, l'émanciper de la classe des propriétaires étrangers. Compétitions mondiales et coopétitions tribales Des anthropologues ont parlé de réinvention de la tradition (d'abord à propos de la société anglaise), mais ils ne sont pas allés jusqu'à penser que la classe ouvrière avait été une lente réinvention de la tribu défaite par la société féodale et recomposée par la société industrielle. Une renaissance de la tribu sur les cendres de la classe des serfs. Tout compte fait, une réinvention de la confédération de tribus avec ses différents métiers, ses différentes branches d'activité. Chaque société tend à inventer ses formes de cohésion : ses différents corps, les différentes tribus qui l'organisent[1]. Ces formes de cohésion ne sont pas indépendantes des ressources disponibles. Bien entendu, les sociétés dominantes tendent à organiser les sociétés dominées en gérant leurs ressources. Les sociétés efficientes sont celles qui font produire à la compétition de leurs différents corps le meilleur rendement. Ce sont celles qui arrivent à régler au mieux leurs compétitions internes et externes. Dans le cas des « sociétés de la production » (ainsi devrait-on caractériser la « société capitaliste » (qu'elle soit libérale ou autoritaire) par rapport à la « société précapitaliste » que l'on pourrait dire « société de prélèvements »), il s'agit de régler la compétition de manière à obtenir la meilleure productivité sociale. Compétition qui valorise certaines ressources et en dévalorise d'autres. Nous avons dévalorisé nos ressources, nos capitaux en ne reconnaissant de la valeur qu'au capital financier et matériel, et valorisé des ressources que nous n'avions pas appris à valoriser, que nous n'avons pas appris à renouveler. On avait renoncé à tirer les leçons de notre histoire - elle n'en valait pas la peine, pour ne retenir que les enseignements d'autrui qu'il a bien voulu dispenser de son histoire. Nous plaçant dans la situation d'une ignorance réelle de l'histoire, la nôtre et celle des autres. Nous ne savons pas qui nous sommes et qui ils sont, comment faire la part de l'ami et de l'ennemi ? La modernisation a voulu poursuivre le travail colonial de destruction de la tribu pour en libérer les éléments (libérer l'individu du groupe) et les rendre disponibles à la construction nationale, à l'État de droit. Mais ce travail n'a pas été celui d'une société qui se recomposerait elle-même, il a été celui d'une force extérieure, en position surplombante qui s'est efforcée de défaire l'ancienne unité tribale, de séparer ses éléments grâce à une économie monétaire pour les recomposer dans un nouvel ensemble national qui n'accouchera pas d'une force productive. Il divisera, mais n'associera pas. Il en restera à diviser pour régner. Cette force extérieure se supposait le pouvoir de défaire et de refaire une société, de se donner le tout d'une société monde et la capacité de la recomposer en une nouvelle forme de société. Selon le paradigme de la science physique newtonienne qui domine encore le sens commun : analyse puis synthèse. L'analyse et la synthèse se donnent le tout, que la première dissocie en éléments (individus) et que la seconde associe en un tout (une société salariale). On ne démonte pas une tribu et monte une société comme on monte et démonte une construction mécanique : voici les éléments et voilà la construction [2] ! Et l'économie monétaire qui a permis la décomposition de la société ne suffit pas à former un espace doté d'une force productive. L'économie monétaire n'est pas à confondre avec l'économie productive. On a vidé la société de sa force en contrariant l'esprit de corps de la tribu et l'investissement de sa volonté de puissance dans la production. Ce n'est pas la lutte de classes qui est le moteur de l'Histoire, c'est la compétition des sociétés dans le monde. La lutte de classes n'en est qu'une de ses formes, à côté des luttes ethniques et nationales avec lesquelles elles entretiennent des relations particulières en fonction des situations. La compétition, ou plutôt la coopétition tribale[3] devait se porter dans la compétition mondiale, y prendre place, pour transformer le champ de la coopétition, transformer ses corps et sa volonté de puissance en force productive. Nous n'avons fait qu'entretenir une compétition tribale dégradée, mais qui ne pouvait pas s'éteindre, parce qu'elle ne pouvait pas renaître dans de nouvelles formes, parce que de nouveaux chemins ne s'étaient pas ouverts à son expansion. Il nous faut prendre la question de la coopétition sociale à bras-le-corps. Faire corps avec son milieu... On ne peut pas dissocier la société du milieu dont elle fait partie, il n'y a pas la société à côté du monde, il y a la société dans le monde. On ne peut pas non plus la défaire entièrement en sujets et objets élémentaires. Son tout n'est pas donné, il nous échappe. Nous n'avons que des prises sur le monde. La société fait partie d'un monde et d'une nature qui la comprennent et ne se donnent à elle qu'en partie. Même quand elle en devient une force importante. Elle s'enracine et s'étend dans un milieu, un monde naturel et artificiel. La production humaine en devenant une force géologique révèle qu'elle ne maîtrise pas le système Terre. Elle fait corps avec lui, et de manière variable, positive ou négative, ordonnée ou désordonnée, cela dépend, il n'y a qu'à voir. La société ne domine donc pas son milieu, elle ne le maîtrise pas. Elle a prise sur lui, comme il a prise sur elle. Dans le meilleur des cas, en faisant corps avec lui, en échangeant avec lui, elle crée un cercle vertueux. Production sociale et naturelle se confondent alors ou se différencient pour se compléter et se renouveler ; forces sociales et forces naturelles se confondent et se différencient alors pour mieux se conjuguer. La société précoloniale se divisait selon l'unité qu'elle opérait avec le milieu naturel : sédentaires des montagnes et des oasis, semi-nomades des montagnes et des hautes plaines, nomades du désert. La société postcoloniale se détache de son milieu naturel pour former une unité avec son nouveau milieu que lui donne son économie monétaire, celui de la production mondiale. En tournant le dos à l'ancienne unité de la société et de son milieu, la période postcoloniale achève le déracinement de la société. Le déracinement de l'ancien milieu ne s'accompagnera pas d'un enracinement dans le nouveau milieu, dans la production mondiale. La Grande Kabylie, dont le milieu a jadis offert la protection et la subsistance à la plus forte densité de population algérienne, est aujourd'hui comme écartelée entre une tradition et une modernité disjointes. Elle ne fait plus corps, elle et sa production, avec son milieu ; l'économie monétaire l'a désolidarisée, a accru son désordre et sa dépendance extérieure. Les récents incendies ont révélé sa grande vulnérabilité, son incapacité à se protéger et à subvenir à ses besoins. Ses forces se sont transformées en faiblesses desquelles elle peut succomber, qu'à Dieu ne plaise. Nous ne sommes vaincus en vérité que par nos faiblesses. Les incendies les ont manifestées. Il est triste qu'au Hirâk, à l'élan généreux ait succédé le pire. Comment se relèvera-t-on ? Faisons un petit détour par l'actualité. Comme la société afghane, la Kabylie risque d'être défaite de l'intérieur. Le départ de l'armée américaine de l'Afghanistan a conduit à l'effondrement de l'État afghan, de l'armée afghane. Comme une implosion. La force américaine ne s'est pas transformée en force sociale pour transformer la société afghane. Souhaitait-elle vraiment faire corps avec la société afghane ? Je ne crois pas. Elle est restée une force extérieure, elle a corrompu la société afghane avec une injection massive de dollars, son projet n'était pas de construire une nation, mais d'empêcher la société afghane de faire corps et de la détruire de l'intérieur. Bien sûr, elle ne pouvait présenter ainsi son projet à son opinion. Il n'est pas dit qu'elle réussira pour autant à créer une guerre civile avec son retrait, l'histoire de l'Irak étant passée par là. Le monde n'est plus ce qu'il était alors. L'Occident se retire pour mieux investir l'ordre et le désordre du monde, mais le reste du monde a probablement changé plus vite que n'a pu s'adapter sa stratégie. La société ne fait donc pas corps de la même manière en milieu aride, semi-aride et tempéré, en plaine et en montagne. Il est moins difficile de faire table rase en plaine qu'en montagne. Ce qui est une force pour une région peut être une faiblesse pour une autre. Car une force se pense dans un milieu, elle est une potentialité du milieu. C'est dans ce sens que l'unité nationale dès lors qu'elle est pensée par le haut devient un facteur de division plutôt que d'union. Si tout le monde doit être pareil, à qui ressemblera-t-il ? Algérien tout court, il ressemble à qui, à quoi ? La bagarre qui a séparé l'Europe en nobles propriétaires et en vilains non-propriétaires n'aura pas lieu chez nous. Elle a eu lieu avec des colons étrangers et elle a échoué à faire le partage. On ne reprendra pas chez nous la guerre autour de la terre pour la mener à son terme, la décennie noire n'y est pas parvenue, la corruption n'est pas blanchie. La meilleure manière de semer la discorde, n'est-ce pas de s'engager dans une dispute dont on ne connaît pas la fin ? Si l'on veut mettre fin au régionalisme et au racisme ordinaire qui l'accompagne, il faut cesser de tourner les différences en faiblesses, il faut mettre en valeur celles qui peuvent constituer des forces. Certaines différences peuvent se confondre, d'autres se compléter. Nous avons besoin d'associer des forces plutôt que des faiblesses, de cultiver la différence pour faire la différence en matière de solidarité et de productivité sociales. Ce n'est donc pas à des régions semblables qu'il faut s'attacher, mais à des régions qui peuvent apporter leur différence, leur cohésion, leur productivité à d'autres dans la compétition mondiale. Les semblables ne coopèrent pas, ils se font concurrence, car ils n'ont rien à s'apporter mutuellement. La région tantôt imitant et tantôt différant, ainsi irait le mouvement d'ensemble de la société qui pourrait être coordonné, mais pas imposé. Quant au racisme ordinaire, qui a cours à toutes les échelles, il est comme la mauvaise herbe qui repousse dans les champs à chaque culture. Vouloir l'éradiquer, c'est transformer le remède en poison. Nous ne pourrons pas empêcher ce sentiment de s'exprimer et il n'est que le mauvais côté de la disposition à faire corps. Ainsi de la fierté qui doit être mesurée. Il doit seulement être régulièrement combattu, refoulé, tenu dans certaines limites, afin qu'une dramatisation excessive ne pervertisse pas la disposition dont il ne peut être séparé. ... et ses ressources On ne fabriquera pas de la cohésion sociale à l'ère de la globalisation comme on a fabriqué de la cohésion à l'époque de l'État providence. On ne pourra plus faire corps autour de l'État et de sa propriété, ses hydrocarbures. Aucune région ne pourra former sa cohésion indépendamment de l'insertion de sa production dans la production mondiale. Aucune région ne pourra former sa cohésion sur des ressources semblables aux autres régions. Elle devra faire corps avec des ressources propres non délocalisables, des ressources en capital naturel, social, technique et humain, pour constituer un milieu qui pourra attirer et valoriser des ressources mondiales nomades. Il faut certainement distinguer entre des ressources nomades et des ressources sédentaires (Pierre Noël Giraud), s'intéresser à la cohérence des dernières et à la fécondité de leurs rapports avec les premières. Ce n'est donc pas à des régions semblables ou égales qu'il faut s'attacher, mais à leur différenciation collective cohérente. Différencier les régions selon leur capacité à faire corps (à faire l'unité de leur capital, de leur production) et à développer une logique globale, donc à faire corps dans la production mondiale, pour leur permettre d'accumuler, de valoriser leur capital en attirant le capital mondial nomade. L'État-nation a combattu la différenciation régionale alors qu'il s'agissait de mettre en cohérence les deux tendances à la différenciation et l'indifférenciation[4]. La progression d'une société s'effectue au travers d'une dialectique de la différenciation et de l'indifférenciation par laquelle elle reprend sa différenciation. L'indifférenciation passant en bonne partie par l'imitation et la redistribution. Le problème est de savoir si la différenciation a propension à entraîner l'ensemble de la population ou non. La « cordée »[5] doit comprendre l'ensemble de la société. Les derniers de cordée ne doivent pas être lâchés par les premiers. Dans la vie, les enfants des derniers doivent pouvoir rattraper les enfants des premiers (mobilité sociale élevée). La division du travail ne progressant pas à la même vitesse tout le long du travail, l'innovation n'affectant pas également les différents secteurs de l'activité humaine et ne se diffusant pas à la même vitesse d'un secteur à un autre, la richesse ne s'étendant pas uniformément d'un point à un autre, ayant tendance tantôt à se concentrer et tantôt à se diffuser, elle doit pouvoir « ruisseler » de haut en bas. Ce sont ces deux tendances alternantes qui forment la dynamique d'accumulation. Si la richesse (ou l'innovation) se concentre puis se diffuse plus largement qu'elle ne s'est concentrée, la dynamique d'accumulation s'élargit, si elle se concentre davantage qu'elle ne se diffuse, l'économie de la société se contracte. Nous avons fait de nos forces, de nos différences, des faiblesses. Sous prétexte d'égalitarisme, nous avons rejeté une différenciation ordonnée et subi une différenciation sociale non désirée. L'État de facteur de développement est devenu le vecteur de la corruption sociale. L'État postcolonial ne s'est pas émancipé de la tutelle occidentale, il a empêché la société de faire corps avec son temps. Corps étranger, il va être défait par les forces qu'il a libérées (croissance démographique en particulier) en même temps qu'il va entraîner la société dans l'anomie (E. Durkheim). Pour nous convaincre de la fausseté de la politique égalitariste, faisons appel à la guerre de libération nationale. Pouvait-elle se déclencher en même temps dans les villes, les plaines et les montagnes ? L'idée d'indépendance pouvait-elle émerger en même temps en colonie et en métropole ? S'il avait fallu attendre que tout le monde soit prêt de la même manière pour engager la guerre, nous ne l'aurions probablement jamais engagé. Des milieux étaient plus favorables que d'autres [6]. Les montagnes et l'émigration ont offert des ressources dont d'autres ne disposaient pas. Car la lutte contre l'expropriation et la discrimination concernait toutes les populations indigènes, pas seulement celles d'une région, mais toutes ne disposaient pas des mêmes ressources pour s'insurger. Les régions ne disposaient pas des mêmes ressources, mais partageaient le même horizon, elles sont alors entrées dans une même dynamique : se libérer du joug colonial. Nous ne devons pas laisser les régions sans horizons particuliers, différenciés, mais compris dans un horizon commun ; nous ne devons pas les laisser sans répondre à la question comment prendre place dans le monde en coopétition avec les autres régions. Leur horizon ne doit pas rester enfermé dans les limites de leur géographie. C'est la différenciation d'un milieu qui permet sa progression, ce sont ensuite les dispositions de ce milieu qui orientent sa progression : disposition à la différenciation de classes ou à la différenciation segmentaire chez la société précapitaliste ; ou de manière plus générale, préférence pour l'égalité ou l'inégalité. La disposition ou la préférence renvoie à l'accord de la population avec son milieu, au potentiel de sa situation et non pas à une nature particulière de la population. Je l'ai déjà soutenu, une société préfère ce qui lui réussit. Tout dépend donc de la manière dont elle envisage sa réussite. La guerre comme principale ressource pourra favoriser une classe de guerriers. Les nomades, leur mode de vie et leur mobilité leur prêtent aisément une nature guerrière. Mais préférences pour l'égalité et l'inégalité ne sont pas réellement distinctes, toujours opposées. Elles sont adoptées et fixées par les sociétés en fonction de leur situation. Elles peuvent préférer l'égalité en leur sein et l'inégalité avec le reste du monde (différentialisme). Elles peuvent préférer l'égalité dans leurs choix politiques (avoir les mêmes droits) et l'inégalité dans leurs choix résidentiels et éducatifs (la liberté de choisir son lieu de résidence, son établissement scolaire, son milieu social). Elles peuvent opposer, composer de manières différentes (in)égalité de droit et (in)égalité de fait (Emmanuel Todd). Différenciation sociale et préférence pour l'égalité peuvent aller de pair, la préférence pour l'égalité favorisant le ruissellement de la richesse du haut vers le bas, l'imitation, la diffusion de l'innovation et la socialisation de la richesse. Le développement du service privé ne se faisant pas alors aux dépens du service public, mais en étant la condition (exemple de l'État providence scandinave). La différenciation (inégalité) ne remettant en cause l'indifférenciation sociale (égalité) que ponctuellement et provisoirement[7]. La fonction de la différenciation étant l'amélioration de la qualité de vie de l'ensemble des populations et non d'une seule partie d'entre elles. Comment pourrait-elle engager le reste de la population à sa suite autrement ? Faire chez soi sa place dans le monde Il est bon de rappeler que la force est dans la faiblesse et inversement. La faiblesse est quelque part dissimulée dans les plis de la force, la force aime se cacher dans les plis de la faiblesse[8]. Il ne faut pas craindre la différenciation, la compétition des villes, des régions et des tribus. Il faut seulement leur demander d'apporter les preuves de leur supériorité (« apportez vos preuves si vous êtes véridiques »). Il faut donc distinguer et ne pas confondre les aspects positif et négatif du régionalisme, comme on distingue ceux de la liberté positive et négative par exemple. Nous avons besoin de savoir quelle(s) région(s), quelle(s) ville(s) est (sont) en mesure d'accueillir le temps du monde et de le partager avec les autres. Où et comment des ressources pourront se concentrer et se diffuser ensuite ? Car le temps du monde ne parcourt pas tout l'espace social à la même vitesse. Ici, le milieu le ralentit, là, il l'accélère. Tous les milieux ne sont pas adéquats à toutes les vitesses, cela n'est ni possible ni souhaitable. Ici, elles peuvent détruire, là, elles peuvent densifier. Le régionalisme négatif est ce qui a combattu la différenciation sociale, le développement régional et national en ce qu'il sépare la région des autres et du monde, en ce qu'il refuse la compétition juste et équitable. Il a empêché le développement d'une région de crainte qu'elle ne se distingue des autres ou n'entraîne les autres établissant entre elles une certaine hiérarchie. Ce n'est pas la hiérarchie qu'il faut rejeter, c'est la monopolisation des positions et des fonctions supérieures par une région, une tribu, une caste ou une classe. Dans notre société, la lutte de libération a ouvert ces positions et fonctions à tous, il faut qu'elles le restent. Tout comme le tribalisme négatif est ce qui a combattu le développement, la mutation de la tribu. L'amour de la tribu n'est pas la haine des autres tribus. Elle est reconnaissance des autres tribus, des compétitions et coopérations tribales aussi, car toute compétition n'est pas injuste et déloyale. La compétition établit certes une hiérarchie, mais juste et équitable, ces participants n'en contesteront pas le résultat, et le résultat retirerait tout sens à la compétition s'il ne différait pas régulièrement. Comme nous entrons en compétition footballistique, entrons donc en compétition économique et sociale ! Le tribalisme, le régionalisme et le nationalisme négatifs veulent asseoir la domination d'une tribu, d'une région ou d'une nation sur les autres une fois pour toutes ou à défaut conjurer celle d'une tribu, d'une région ou d'une nation. Ces ismes négatifs rejettent le principe d'une compétition juste et équitable. Leur principe : je fais les règles du jeu pour l'emporter ou je l'empêche. Aussi faut-il condamner strictement le régionalisme négatif. Cependant, il faut voir qu'il faut en encourager un autre ; que le nationalisme, le régionalisme et le tribalisme ne sont pas purement négatifs dès lors qu'ils marquent une préférence, mais pas une négation des autres nations, régions ou tribus. Tout comme il y a un nationalisme positif, il y a un régionalisme et un tribalisme positif. Ils correspondent alors à une exaltation de soi. Comme le ferait une société segmentaire, préférence pour sa tribu dans la compétition tribale, préférence pour sa région dans la compétition interrégionale, préférence pour sa nation dans la compétition internationale. Tribalisme, régionalisme, nationalisme et internationalisme peuvent être positifs et ne pas s'exclure. Ils peuvent être le lieu d'une même force qui en passant d'une échelle à une autre se décuple. Tout dépend de l'intrication des compétitions et coopérations intertribales, interrégionales ou internationales, intrications destructrices ou créatrices. Et la compétition peut être à la fois internationale, régionale et tribale. À chaque échelle de la compétition, une certaine exaltation est requise. Ne le voit-on pas dans la compétition sportive ? Et comment autrement, sur les différentes échelles, les processus d'imitation et d'innovation pourraient-ils se mettre en place ? Une tribu imite une autre pour ne pas être distancée, une autre innove pour dépasser ou ne pas être dépassée. La compétition autorise l'imitation et l'innovation, elle doit aussi à travers une redistribution autoriser une réelle égalité des chances. On doit pouvoir innover de sorte qu'il puisse y avoir différenciation, on doit pouvoir imiter l'innovation d'autrui de sorte que la différenciation puisse être rattrapée, on doit pouvoir redistribuer de sorte que l'égalité des chances puisse se renouveler d'une génération à une autre. Trois mots-clés donc : innover, imiter et redistribuer. Nos régionalismes négatifs ont fait de notre émigration une faiblesse parce qu'elle était la propriété d'une région plus dense que les autres qu'il fallait contenir. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Après l'indépendance, nous nous sommes repliés sur une position défensive. Nous avons confondu l'émigration positive avec l'émigration négative pour refuser d'en faire une force. Au lieu de qualifier davantage cette prise que nous avions sur le monde, nous continuons de la disqualifier derrière l'émigration négative. Les parents chinois rêvaient d'envoyer leurs enfants faire leurs études supérieures aux USA, pour apprendre du monde et le comprendre. Dans le même temps, la Chine rêvait de retrouver sa place dans le monde. Les jeunes partis apprendre et comprendre sont revenus ensuite chez eux faire leur place dans le monde, la Chine s'accordant à leur faire place et à prendre place avec eux dans le monde. Nous avons fait de nos forces des faiblesses en refusant nos compétitions. Et le temps ne nous a pas contraints, comme il l'a fait pour d'autres nations. Le temps qui va nous contraindre est venu, en même temps que paraissent des ressources qui nous permettent d'entrevoir nos compétitions de manière différente. Notes [1] P. Bourdieu parle de noblesse d'État. La France a créé de grands corps d'État dont l'esprit de corps contrôle l'appareil d'État, on peut parler de tribu des hauts fonctionnaires. Dans le secteur hospitalier, la crise sanitaire révèle comme une tribu de médecins, deux autres d'infirmiers et de soignants, chacune obéissant comme à sa loi. Seulement, il fallait retirer le mot tribu du lexique de la société moderne, pour qu'une société (avancée) puisse penser une autre (dite arriérée) sans ses mots ; pour que la comparaison ne puisse pas avoir lieu sur le même plan ; pour que la période postcoloniale puisse achever de décerveler l'ancienne société colonisée. Il faut cesser d'associer strictement la tribu à la terre. Elle peut continuer d'y être associée pour sa sécurité alimentaire ou physique. Mais il y a des tribus de tribus, on peut parler de la tribu des soignants, des enseignants, ou de la métallurgie. Nous aurions là une mise à plat qui faciliterait les partitions, les associations et les coopétitions sociales. [2] Et c'est pourtant là, son idéal, tout réduire à une machine ! Prétention totalitaire de l'esprit occidental qui a justifié la logique de la table rase, de l'assemblage dictatorial dans les sociétés postcoloniales. L'esprit occidental avec la mort de Dieu s'est donné la totalité du monde, l'Homme a subrepticement pris la place de Dieu et avec l'aide du paradigme mécanique, il s'est donné la mission de refaire le monde. Il n'y a plus d'inconnaissable pour la Science, juste de l'inconnu connaissable. Fuite en avant du transhumanisme, d'Elon Musk dans l'espace. Pas étonnant qu'en voulant tout réduire à des machines on finit par aboutir à une crise de l'énergie. [3] La coopération est l'autre face de la compétition. Pas de compétition qui ne suppose de coopération et inversement, jusque dans ce que l'on considère comme une compétition individuelle. Deux individus mettent toujours en œuvre deux sociétés qui ne sont jamais vraiment identiques. Aussi, faudra-t-il souvent entendre coopétition quand je parlerai de compétition, car il n'y a pas de compétition que l'on puisse séparer d'une coopération. [4] Indifférenciation que je n'ai pas besoin de distinguer ici de la dédifférenciation. [5] En alpinisme, la cordée est l'ensemble des alpinistes liés par une corde, le premier de cordée est celui qui grimpe le premier. [6] Trop de gens s'attribuent le mérite de leur condition, ils s'aveuglent alors en s'attribuant une nature. Ainsi en est-il des classes sociales qui s'attribuent l'honneur d'une « race ». Quand les conditions changent de manière rapide, de telles subjectivations bloquent l'évolution. Les anciens mérites ne font pas place aux nouveaux. [7] Ce que John Rawls formule avec son second principe de la justice dit principe de différence, dans son livre Théorie de la justice (Harvard, 1971. Paris, 1987) : les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. [8] On rapporte le propos de Balzac selon lequel « tout pouvoir dès lors qu'il est visible est menacé ». Dans une société qui n'explicite pas ses compétitions, l'État de droit reste une fiction. Il se trouve cependant une différence entre une société qui a la capacité de les ordonner et une autre qui ne le peut pas. |
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