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Il
est encore trop tôt pour connaître les conséquences définitives du coup de
force institutionnel du président tunisien Kaïs Saïed (1). Dix jours après sa décision d'appliquer
l'article 80 de la Constitution en concentrant tous les pouvoirs entre ses
mains, la situation est loin d'être décantée. Accablés par la crise économique
et sanitaire, révulsés par le comportement erratique d'une classe politique
en-dessous de tout, les Tunisiens dans leur grande majorité ont applaudi à
l'offensive du président (2). Personne ne pleurera l'ancien chef du gouvernement
Hichem Mechichi - pourtant nommé par Kaïs Saïed, il faut le rappeler -
et personne ne regrettera les comportements égoïstes et obscènes de
parlementaires désormais privés de leur immunité. Mais le président doit
maintenant tenir ses promesses de changement alors qu'au même moment, signe
manifeste de la désespérance de la population, l'immigration clandestine à
destination de l'Europe reprend en force.
Passons rapidement sur le débat de la légalité de ce tour de passe-passe constitutionnel. Nombre d'experts tunisiens estiment que l'article 80 ne pouvait être appliqué en raison de l'absence d'une Cour constitutionnelle censée adouber la décision présidentielle. De même, cet article n'est prévu que pour les situations de « péril imminent » ce qui reste à prouver dans le cas présent. D'autres questions se posent : que se passera-t-il après le 25 août, date théorique de la fin de la situation d'exception ? Et, d'ici là, que fera le parti Ennahda qui est le grand perdant de cet épisode politique ? Les prochaines semaines nous le diront et l'inconnue est d'autant plus grande que le président ne dispose pas d'un parti capable de relayer son action. En attendant, il est un enseignement intéressant que l'on peut tirer de cette crise. A l'origine, la nouvelle Constitution tunisienne a été pensée pour éviter les erreurs du passé et empêcher l'émergence d'un pouvoir personnel autoritaire. En clair, pas de nouveau Habib Bourguiba (surtout celui de la période 1970-1987) et encore moins de Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011). Cette question illustre un vieux débat fondamental concernant le monde arabe. Pouvoir présidentiel fort ou régime parlementaire ? Risque d'autoritarisme ou risque de mainmise des partis ? La Tunisie a opté pour la seconde solution, ce que le président KaïsSaïed n'accepte pas, persuadé que cette option ouvre la voie à d'interminables joutes politiciennes qui finissent par bloquer la vie parlementaire et empêcher le vote de réformes vitales pour l'avenir du pays. Nombre de Tunisiens lui donnent raison. Faut-il pour autant en conclure que le régime présidentiel est le plus approprié pour les pays arabes ? Depuis 2011, la Tunisie est un laboratoire dont les expériences sont suivies avec intérêt. Le comportement à venir de Kaïs Saïed sera donc examiné à la loupe. On guettera ses premiers accrocs autoritaristes d'autant qu'il n'existe aujourd'hui aucun contrepoids à son pouvoir. Bien au contraire, fidèles à une certaine tradition de servilité, on ne compte pas les laudateurs qui, hier encore, disaient pis que pendre de lui. Laudateurs mais pas téméraires puisque le poste de chef de gouvernement peine à trouver preneur... L'autre grand enseignement est, bien sûr, l'échec d'Ennahda. Disposant de 52 sièges sur 217 au parlement, ce parti constituait jusqu'au 25 juillet l'élément-clé de la vie politique tunisienne. Impossible de faire sans lui, impossible de composer un gouvernement sans son accord, impossible de voter une réforme sans son aval, etc. On a beaucoup dit que la Tunisie démontre depuis 2011 qu'il est possible d'intégrer les islamistes au jeu politique - contrairement à la funeste expérience algérienne des années 1990. On peut dire aujourd'hui qu'Ennahda a prouvé que ce n'est pas parce que ces partis sont intégrés qu'ils feront mieux que les autres. On a même la preuve que leur prestige et le crédit - dont se parait Ennahda en raison de décennies de persécutions -ne résistent pas à l'épreuve du temps et de l'exercice du pouvoir. Nombre d'électeurs de ce parti s'en détournent aujourd'hui citant pêle-mêle l'incompétence de certains de ses élus mais aussi son clientélisme, illustré notamment lors des pénuries d'oxygène. Certes, cela ne signifie pas qu'Ennahada est en déclin. D'ailleurs, si Kaïs Saïed n'a pas décidé de dissoudre le parlement et d'appeler à de nouvelles élections, c'est parce qu'il sait que l'influence électorale des islamistes demeure et que cela n'aurait donné aucun changement majeur dans l'équilibre des forces au parlement. Une débâcle électorale d'Ennahda aurait pourtant été une meilleure solution que l'article 80 ; cela aurait démontré que l'on peut se débarrasser des islamistes autrement que par un coup de force, fut-il constitutionnel. Mais le président tunisien n'a pas voulu prendre le risque de reconduire la même situation. Pour autant, il faut se garder, du moins pour l'heure, de faire un parallèle avec ce qui s'est passé en Egypte. En 2013, les militaires égyptiens ont sciemment créé le contexte délétère (pénuries, rumeurs, etc.) qui a mené au coup de force contre le président Mohamed Morsi. En Tunisie, on ne peut nier la responsabilité directe d'Ennahda pour ce qui est de la situation chaotique du pays. Mais on dira aussi que cette responsabilité n'est pas unique. La bourgeoisie tunisienne qui refuse tout changement structurel dans les rapports sociaux depuis 2011 et qui n'a pas investi le moindre millime dans son propre pays est aussi à pointer du doigt. (1) Lire « Fantasmes autour d'un Etat fort en Tunisie », Olivier Piot, Horizons arabes, les blogs du Monde diplomatique, 1er août 2021, blog.mondediplo.net (2) Lire « Tunisie. Un bouleversement inéluctable mais périlleux », Thierry Brésillon, OrientXXI, 3 août 2021. |
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