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On roule à travers
l'Alabama dans le camping-car de mon ami. La route, cet espace vide entre
points de départ et de destination, est pourtant vivante. L'environnement qui
nous entoure évolue à un rythme lent : des champs agricoles, des rivières, des
usines, des terrains de golf, encore des champs agricoles. Des messages sur des
panneaux énormes accompagnent le voyageur partout.
« Es-tu prêt à rencontrer Jésus ? », « Du blanchiment des dents aux implants, dans un environnement relaxant », « Merci travailleurs américains», des avertissements pour des avocats de dommage corporel. On voit des drapeaux américains de taille gigantesque devant un concessionnaire de tracteur, la petite entreprise « ?Chez Larry ? : Magasin d'armes et préteur sur gage », des églises baptistes portant des noms du vieux testament, tel « Mt. Zion » et « Canaan », ou encore le restaurant« Deux grosses sœurs ».Des parkings à mille places et cent voitures, de grandes croix spontanées au bord de la route, en bois ou en métal, un panneau qui fait la promotion d'un service de déblaiement gérés par des anciens combattants, et des graffitis sur un petit bâtiment en ruines : « Revenez à Jésus, le mensonge n'a pas de vaccin ». Les plaques d'immatriculation aux États-Unis ne sont pas standardisées comme en Algérie. On en voit un sur lequel est écrit « Choisissons la vie », juste au-dessus du numéro d'immatriculation, ce qui signifie, dans le contexte américain, l'opposition à l'avortement. Sur un autre on peut lire : « Alabama, aidons les écoles ». Le changement subit de qualité de l'autoroute annonce notre entrée dans le Mississippi. À la petite ville de Corinth, on s'arrête dans un restaurant nommé « Abe's Grill, » qui, sur des panneaux à l'entrée, fait sa propre publicité à travers des superlatifs un peu trop spécifiques pour être vraiment impressionnants : « Le biscuit préféré du sud central », « Le plus vieux restaurant au bord de l'autoroute 72 encore géré par les doyens originels ». C'est Abe lui-même, homme âgé et corpulent d'un très fort accent mississippien, qui prend notre commande, trois hamburgers et trois thés glacés. On mange dehors, entourés de quelques « bubbas » (des monsieur-tout-le-monde, blancs et ruraux), trois ouvriers centraméricains, un membre de l'élite mississippien. Ça se voit par son costume et son énorme pick-up garé devant l'entrée. Comment devient-on riche dans l'état le plus pauvre des États-Unis, on se le demande?Promoteur immobilier ? On ne sait pas. En partant, on dépasse la « Boutique vente d'armes ?Le second amendement' », faisant référence à l'article 2 de la constitution américaine qui garantit le droit de porter les armes. Dans l'État d'Arkansas on débouche sur le village de « Palestine ». Comme pour ne pas égarer le passant sur les sympathies politiques de cesarkanso-palestiniens, le drapeau d'Israël flotte à l'entrée de la ville. À la fin de la journée, on s'arrête dans un camping pour camping-cars au bord d'un énorme lac plat qui reflète le ciel. On descend, on s'étire, et on fait le tour du site pour voir les différentes configurations de transport de nos confrères routiers. Quelques-uns sont vraiment gigantesques, avec des télévisions à l'intérieur et des compartiments qui s'étalent comme pour créer des balcons fermés. Il y en a un qui est un bus écolier reconverti, des fleurs peints dessue ; on salue les vieux hippies assis devant leur véhicule. Attaché devant un autre gros camping-car se trouve un scooter de mobilité, machine très souvent utilisée ici par des personnes obèses. L'image est frappante : voici une personne qui ne marche pas, et qui passe ses nuits estivales dans un divan climatisé, mais qui en même temps poursuit l'idéal de la mobilité. C'est le nomade le plus sédentaire au monde, qui confond toute la liberté de la route avec tous les conforts de la maison, et qui lie ainsi deux grands rêves américains : mener une vie domestique et consommatrice, d'un côté, et d'être un pionnier, libre et autosuffisant, de l'autre. En effet, la mythologie routière est forte ici. S'il fallait identifier la grande différence entre la route algérienne et la route américaine, c'est qu'aux États-Unis, notre route est téléologique. C'est-à-dire que c'est possible de bouger dans le sens de l'histoire coloniale devenu nationale, soit de l'Est où les premières colonies anglaises se sont établies-à l'Ouest-l'horizon infini. L'esprit d'un endroit où d'un autre change en fonction de sa place dans ce récit géographique. Cette première semaine de notre voyage, nous sommes encore dans cet Est, le sud-est plus exactement, distingué du nord-est par l'héritage de l'esclavage, mais partageant avec lui la mémoire de la période traumatique et intime de la guerre de Sécession du milieu du XIXème siècle. Le lendemain, on ressent que l'Est s'estompe en croisant l'Arkansas en arrivant en Oklahoma. Pour arriver ici, par ici et par là, nous avons dû croiser l'ancien Trail of Tears, la « Piste des larmes », l'immigration forcée sensée effacer la présence indienne à l'est pour céder place à la société esclavagiste et ensuite ségrégationniste de Blancs et Noirs. C'est en très grande partie à l'est de l'Oklahoma que ces membres des tribus-souvent avec leurs esclaves noirs-de l'Est américain ont été internés, et où vivent encore leurs descendants aujourd'hui. Sur les territoires indiens que nous croisons par la route ceux des nations Kickapoo, Muskogee Creek, et Shawnee-chacun avec sa propre juridiction légale, les panneaux annoncent leurs casinos, qui sont largement interdits ailleurs aux États-Unis. À l'ouest de l'Oklahoma se trouve l'héritage de la Grande dépression des années 1930, celui des pauvres colons blancs démunis par les mauvais pratiques agricoles et des banques abusives. On arrive à Oklahoma City, ville capitale couverte en béton. « Tout le monde à l'air épuisé » remarque mon ami. Je me retrouve avec l'impression d'un État sans poésie, comme s'il n'a pas eu le droit de partager dans les drames chevaleresques de ces vieux États-Unis de l'Est, ni vraiment dans l'optimisme expansionniste de l'Ouest. Épuisés de conduire, on descend du camping-car pour déjeuner dans un restaurant coréen juste à côté de l'autoroute, prêt d'une station-service. Nous commandons un bibimbap, un plat à base de riz, deux bulgogi, et de bœuf. À la télé, un participant dans un jeu télévisé vient de gagner une voiture. Deux horloges fixées au mur nous indiquent l'heure : 13h30 à Oklahoma City, 5h30 à Séoul. |
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