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Notre multilinguisme nous vient de loin, assumons-le

par Abdou Elimam*

Le plurilinguisme, qui est une des caractéristiques de la modernité et des démocraties les plus avancées, est souvent perçu comme une anomalie ; voire un danger dans les sociétés qui aspirent à la modernité et à la démocratie. Dès lors, qu'est-ce qui transforme un « plus » en un « moins » aussitôt qu'une frontière a été franchie ? Pour savoir de quoi nous parlons, commençons par expliciter les bases neurologiques et culturelles (à la fois) du rapport des langues au langage humain. Une fois ces repères scientifiques posés, il sera plus facile d'échanger et de réfléchir à nos situations.

Éclairages des sciences du langage

Les sciences humaines et sociales ainsi que les neurosciences cognitives contemporaines nous apprennent que les langues sont comme les êtres: elles naissent, vivent et meurent ... avec leurs locuteurs. C'est donc toujours à partir du locuteur qu'une langue est atteinte ? sinon où et comment pourrait-on l'appréhender ? Parce qu'elles sont des prolongements des communautés d'humains, les langues ne sont pas des entités possédant un libre arbitre ; leur autonomie n'est qu'illusion fétichiste. Raison de plus pour signaler la vacuité des actes de « construction d'une langue » par des apprentis-sorciers de la nature humaine. Les langues de construction en laboratoire ne survivent que si elles sont des codes formels comme ceux utilisés en programmation informatique ou en mathématiques, etc. Les langues sont partie prenante de l'espèce humaine et leur création reste tributaire de celle de notre espèce. Le propre des langues naturelles, c'est qu'elles entretiennent des rapports neuro-actifs avec leurs locuteurs natifs. C'est d'ailleurs cela qui explique pourquoi les enfants acquièrent la langue des adultes « spontanément ». Ce qui nous caractérise, nous humains, c'est la disposition neurologique et biologique de mettre en œuvre notre potentiel de langage : une machinerie logée dans le cerveau qui transforme des sons en images mentales et vice-versa. C'est d'ailleurs là l'objet essentiel de la linguistique ? soit dit en passant, le reste est soit de la littérature, de la stylistique, de la grammaire, etc. Nous venons à la vie avec un dispositif biologique et génétique qui rend l'acquisition des langues naturelles tout à fait instinctive (un enfant d'Algériens qui grandit en Chine parlera chinois, spontanément, par exemple), dès lors qu'il y a socialisation. Et cette disposition reste accessible jusqu'à l'âge de la puberté (ce que les spécialistes appellent « l'âge critique » pour l'acquisition et l'apprentissage des langues naturelles) ; au-delà de cet âge, il faut bien de la persévérance et du travail personnel si l'on veut acquérir une seconde langue. Qui n'a tenté d'apprendre une langue étrangère sans se confronter à d'endémiques difficultés ? C'est ce qui fait dire aux véritables didacticiens des langues étrangères que la langue native (ou « maternelle ») est un passage obligatoire car c'est à partir de son préalable quadrillage neuronal qu'une seconde langue peut se frayer son chemin, puis s'installer. Effacer ou occulter totalement la langue native revient à empêcher l'apprentissage ou tout au moins le ralentir et l'amoindrir considérablement. En somme pour apprendre une langue étrangère, il faut savoir prendre appui sur sa langue maternelle car sa préséance neuronale constitue une contrainte neurobiologique positive que seuls les didacticiens des langues les mieux formés savent gérer. Maintenant que nous avons explicité notre arrière-plan conceptuel, abordons les questions linguistiques qui, au Maghreb, demeurent contournées sinon déplacées. Voyons cela..

La fragilité de la thèse de l'arabisation du Maghreb

Une des idées les plus ancrées dans l'Afrique du Nord contemporaine ? y compris chez les universitaires ? est que le Maghreb, anciennement berbérophone à 100 %, a été arabisé par les Musulmans dès le VII è siècle. Moins de deux siècles plus tard, la population est devenue arabophone et la langue berbère, une langue minoritaire. Ce scénario digne d'une fiction Hollywoodienne relève du fantastique plutôt que de l'accommodation socioculturelle et linguistique plurielle du Maghreb. D'abord pour des raisons neurobiologiques.

Prétendre que des communautés entières de locuteurs natifs d'une langue A puissent « l'oublier » au profit d'une langue B est donc un argument dénué de tout fondement biologique et culturel. Dans le meilleur des cas on devient bilingue. La neurobiologie a bien détecté une présence, à vie, de la langue maternelle dans le cerveau. Alors comment recevoir le message disant que la population nord-africaine a troqué sa langue (hypothétiquement unique et berbère, bien entendu) au profit de l'arabe ? En termes simples cela signifie que les locuteurs en question, nos ancêtres, ont oublié le berbère et se sont totalement identifiés à la langue d'occupation arabo-islamique. Et pourquoi cela n'a pas fonctionné ainsi avec le latin ou le grec, antérieurement. Sur un plan purement scientifique, un tel scénario est impossible. Qu'ils aient pu devenir bilingues, cela serait naturel, certes. Et que dire des femmes, qui elles restaient entre elles, avec leurs tout-petits ? Comment expliquer que la langue allogène les ait atteintes au point d'oublier leur langue native. Cela ne saurait, non plus, se laisser admettre.

L'assertion selon laquelle les Arabes musulmans auraient arabisé le Maghreb, berbérophone par définition, relève donc bien plus d'un conte de fées que d'une réalité tangible et vérifiable. C'est à partir d'un tel récit affabulateur que nos représentations contemporaines se voient parasitées et qu'un sentiment de révolte peut effectivement s'en déduire.

Le punique, langue hégémonique du Maghreb antique

La véritable question est plutôt : pourquoi l'arabe réussit, là où toutes les langues des puissances occupantes ont échoué ? Si nous prenons en compte les réserves scientifiques mentionnées plus haut, la réponse serait : pas plus l'arabe que les autres langues n'y seraient parvenues !

La seule explication recevable et vérifiable (documents et traces archéologiques à l'appui) est que ces locuteurs avaient une langue maternelle si proche de l'arabe qu'un léger apprentissage/ accommodation permettait de l'utiliser et/ou de la comprendre. Il n'y a pas d'autres explications scientifiques. En somme la langue des autochtones devait partager avec l'arabe un certain nombre de caractéristiques phonologiques, lexicales et syntaxiques. Ce phénomène n'est pas rare ; nous le retrouvons dans le groupe des langues chamito-sémitiques (quelque 350 langues dont : l?égyptien ancien, le guèze, l'akkadien, le somalien, l'éthiopien, le libyque, le kabyle, le tamazight, etc.) ou bien dans le groupe des langues sémitiques (syriaque, hébreu, araméen, nabatéen, phénicien/punique, arabe, etc.), par exemple. Or il se trouve que des siècles durant, la langue hégémonique du Maghreb était une langue sémitique attestée : le punique !

Nous y voilà. La langue punique a été introduite par les Phéniciens au début du dernier millénaire avant J.C. et son rayonnement s'est étendu sur tout le Maghreb, dès le VIII è siècle av. J.C. Bien des langues se parlaient dans cette partie du monde et les tribus libycophones avaient effectivement perpétué leurs langues. Cela étant dit, la langue punique finit par s'imposer à tel point que même le royaume de Numidie l'adopta comme langue de souveraineté (notamment pour frapper monnaie). Ni Massinissa, ni ses successeurs n'en avaient été forcés. Les témoignages de la survivance de cette langue sont attestés jusqu'au VIè siècle J.C., au moins.

Culte de l'Occident dans l'écriture de l'histoire

C'est cela qui va déplaire aux défenseurs acharnés de l'Occident et l'une des tâches de ces anthropologues du colonat français (Cf. L'Algérie des anthropologues (1975) de J.C. Vatin et Ph. Lucas) consistera à minorer l'impact de cette langue, faisant ainsi écho aux Romains qui avaient détruit, brûlé et enfoui sous terre tout ce qui symbolisait la civilisation carthaginoise. Mis à part quelques auteurs courageux et intègres, les écritures de notre histoire ont phagocyté le fait punique pour le réduire à des « comptoirs colonisateurs».Tout cela pour nier une civilisation qui a mis Rome en échec pendant quelques siècles et dont l'étendue atteignait le sud de l'Europe. Ce récit à la gloire de l'Occident va devenir « la » référence historique. Leur récit consiste en l'élaboration d'une hypostase qu'ils nomment « Berbérie » et qu'ils dotent d'une peuplade unifiée tant par ses « traits ethniques remarquables » que par une langue unifiée, le berbère. En somme, le nord de l'Afrique serait berbère de lignée, de sang et de langue ; telle est la configuration du mythe en construction. Ils ne manqueront pas de renforcer leurs projections ethnolinguistiques en prenant appui sur les Grec (âÜñâáñïé «Barbares ») et les Romains (»Barbarus ») qui avaient, les premiers, ainsi désigné les populations nord africaines. Et ce terme « barbaroi/barbarus » que l'on pourrait traduire par « baragouin » visait précisément tous ceux dont le parler leur était intelligible ; qu'ils soient d'Afrique du nord ou bien d'autres contrées, d'ailleurs. Or un tel qualificatif des parlers de l'Afrique du nord antique signifie qu'ils étaient inconnus et incompréhensibles par les Grecs et Romains. Comment donc, les historiens-anthropologues du colonat français parviennent-ils à nous vendre que « la population était berbère et leur langue était le berbère » ? Comment peut-on désigner et nommer quelque chose que l'on méconnaît totalement ? Comment affirmer que la langue est X si on ne connaît pas X ? Dieu merci, ils n'ont pas francisé les termes grecs et romains, sinon, nous aurions eu droit à une population nommée « Baragouineurs » parlant le « baragouin »...

C'est ainsi que de telles visions ont pu s'ancrer suffisamment dans les représentations autochtones au point où nos compatriotes contemporains ne jurent que par cette version même si elle manque lamentablement de documents et pièces archéologiques à son appui. La question à se poser serait plutôt, quels types de rapports les Puniques entretenaient-ils avec les autochtones ?

La première série de réponses est issue du filtre posé par les anthropologues de la colonisation française. On voit bien que cette vision/écriture de l'histoire n'est ni sérieuse, ni constructive. Elle fait fonds sur un stigmate xénophobe qu'elle utilise comme arbre pour cacher la forêt : en effet la stratégie du colonat s'était évertuée, à tout prix, de discréditer l'Orient pour mieux magnifier l'Occident.

La vision arabe des populations maghrébines

Une deuxième source de réponses, qui obscurcira un peu plus la lecture historique des populations nord-africaines, viendra de la traduction du terme [ÈÑÈÑ]tel qu'il apparaît sous la plume de savants arabes, à l'instar de Ibn Khaldûn, autour du XIV è. Siècle. Bien que s'affranchissant du contenu gréco-latin initial, en langue arabe, le terme va désigner les tribus peuplant l'Afrique du nord. Les raisons linguistiques ne semblent pas y avoir pris une importance particulière. Le terme [ÈÑÈÑ] désignait les autochtones ; tout simplement ! Le schème arabe BRBR constitue donc un homonyme (même sonorité mais sens différent) de « berbère » ; ce que les traducteurs ont négligé, produisant ainsi un « faux-amis », comme disent les traductologues. Un tel rappel vaut son pesant d'or. En effet pour les Arabes ce terme est synonyme du terme contemporain de « Maghrébin ». Dans toute la littérature andalouse, par exemple ce terme est utilisé pour désigner les habitants du Maghreb.

Ceci explique pourquoi la présence effective de « Berbères » en Andalousie ne se traduit pas par une présence linguistique libycophone. Bien entendu, les chercheurs qui se sont laissé aveugler par un préalable monolingue « berbère », ne comprennent pas ce phénomène. Une étude espagnole récente d'une chercheuse en langues du Maghreb se pose la question de savoir pourquoi il n'y a quasiment pas de traces de la langue berbère alors qu'ils ont participé à l'occupation de l'Espagne(1).

La réponse bien simple est que le terme renvoie, chez les Arabes de l'époque, à la population autochtone du Maghreb ? qui rappelons-le était majoritairement punicophone à l'arrivée des Arabes.

C'est en remettant les choses dans leur ordre naturel que l'on pourra démêler ces zones d'ombre bien entretenues par des défenseurs opiniâtres de l'Occident (et ses valeurs). Surgiront alors de voies de réponses simples, naturelles et vérifiables.

Vers une clarification du passé linguistique du Maghreb

Les tumultes que nous rapporte l'actualité contemporaine autour de buzz identitaires sans fondements et surtout à visées de diversion, mériteraient une attention sage. En effet, les formes communautaristes et xénophobes des attaques visant la discrétisation de symboles nationaux sensibles sont, sinon ridicules, du moins révélatrices d'un malaise identitaire pesant. Or quelle qu'en soit la motivation première, ces manifestations de rejet de l'autre doivent pouvoir, tranquillement être prises en charge par le débat rationnel. Ce n'est que de la sorte qu'un minimum de critères consensuels peut émerger afin de favoriser des positionnements individuels ou collectifs réfléchis et argumentés.

C'est effectivement en convoquant la sagesse patriotique qu'il sera possible d'éclairer ces problématiques récurrentes. Mais pour permettre aux jeunes gens de mieux se positionner pour construire l'avenir qui est le leur, il faudrait sortir des sentiers battus et proposer des démarches transparentes et vérifiables par tous. Tout laisse à penser que l'Algérie contemporaine évolue dans un quiproquo historique ? notamment sur la période antique - ; c'est ce quiproquo que l'on doit lever pour permettre à la nation de relever la tête et de débloquer la situation linguistique (et identitaire, par voie de conséquence).

Lorsque nous finirons par accepter la pluralité linguistique de notre société et admettre la coprésence de ces langues avec des droits analogues, alors nous serons rentrés en modernité et nous aurons à défendre et préserver la démocratie linguistique.

*Linguiste

Notes

1« Le rôle du berbère dans le développement linguistique d?al-Andalus n'a cependant pas été

analysé en profondeur. Cela est dû à la rareté

des données concernant non seulement l'état des variétés berbères à l'époque, mais aussi leur impact sur l'arabe andalou et la rapidité de leur disparition de la scène linguistique de la péninsule ibérique. » Ángeles Vicente, Andalusi Arabic, in

Lucas, Christopher & Stefano Manfredi (eds.). 2020.

Arabic and contact-induced change. Berlin: Language Science Press. Pp.225-244.