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Ce que planifier veut dire

par Arezki Derguini

Planifier veut dire savoir sur quel chemin l'on va se tenir étant donné un monde changeant, les stations par lesquelles il faudra probablement passer et assurer le chemin.

C'est rendre congruent l'un à l'autre le court, le moyen et long terme. Se tenir sur un chemin qui rend plus fort, celui du bien-être et de la puissance autant que faire se peut, puisqu'il ne faudra pas faire de différence entre puissance et bien-être, bien-être du consommateur et capacité du producteur à faire face à ses besoins. Bien-être et capacité à faire face à l'adversité ne doivent pas s'exclure, mais représenter deux états différents disponibles l'un à l'autre de la « capacité d'être ». Être bien, c'est être bien disposé face aux circonstances, c'est leur être toujours disponible.

La santé et la paix sont les conditions du bien-être, bien avant la consommation matérielle. La consommation matérielle peut rendre malade. La théorie du développement humain qui place la santé et l'éducation à côté de la production matérielle comme indicateurs du développement rappelle ces vérités aux ensorcelés de la croissance. La guerre détruit la vie, mais il ne faut pas oublier que la vie elle-même est destruction (catabolisme) créatrice (anabolisme). La vie et la mort, la guerre et la paix, s'entretiennent, s'excluent et se complètent. De même l'économie nourrit-elle la vie et la mort, la guerre et la paix. Le but de l'économie comme production matérielle est l'entretien et le développement de la vie matérielle. La famine, les sècheresses, les déchets qui s'accumulent menacent la vie. Vies économique, biologique et biosphérique se prolongent ou s'englobent et s'interpénètrent.

Il est bon de remettre l'économie dans la société et la société dans la nature et de distinguer avec Fernand Braudel trois étages dans la vie matérielle : un rez-de-chaussée où la matière animée et inanimée ne se distingue pas, où les organes de la vie matérielle sont endosomatiques ; un premier étage où la production matérielle se distingue de la production naturelle, où les organes de la vie matérielle sont exosomatiques ; et un deuxième étage de « production de la production » qui s'efforce de donner à la vie matérielle sous-jacente, avec laquelle il doit composer, son orientation, sa trajectoire, en disposant organes endosomatiques et organes exosomatiques dans une certaine complémentarité ou substitution. On peut voir dans ce second étage la section marxienne de la production des moyens de la production qui commande à la production, ou le capitalisme financier qui oriente la production par sa quête du profit maximum et la définition des règles de la concurrence ou encore le capitalisme d'État chinois sous la direction d'un parti. Fernand Braudel parle de civilisation matérielle pour désigner la trajectoire dans laquelle est engagée une société à la suite de ses différents choix historiques de production. Civilisation (ou culture) donc jusque dans la vie matérielle [1].

Les trois étages de la vie matérielle ne peuvent pas se désolidariser. Ils peuvent être en bonne ou mauvaise entente. Une production matérielle importée peut détruire une vie matérielle locale, parce qu'ayant moins le souci d'entretenir une telle vie matérielle qu'une autre étrangère. Un capitalisme peut détruire une vie matérielle pour en nourrir une autre. La nature se prêtant alors comme au jeu d'une société et pas d'une autre, les paysages rendant bien la qualité du jeu, humanité et nature ne faisant plus qu'un ou se disputant comme chien et chat, s'augmentant ou se diminuant l'un et l'autre. La civilisation/culture se voit aussi dans le paysage et le rapport d'extraction ou d'entretien entre le capitalisme et la vie matérielle (troisième étage et rez-de-chaussée de la vie matérielle).

Aussi un plan économique qui ne soit pas de développement de la vie matérielle aboutira à une destruction de la vie matérielle, l'accroissement de la production n'ayant pas pour objectif d'entretenir la vie matérielle et de l'améliorer, le sera à ses dépens. Le rêve moderniste d'industrialisation qu'anime le capitalisme financier s'imagine en mesure de retirer et de redonner la vie à la matière. On connaît la suite avec la multiplication des « externalités » négatives de la production industrielle. Dieu est mort, est-ce le tour de l'Homme ?

L'économie écologique qui remet l'économie dans la société et la société dans la nature, autrement dit qui fait de l'économie un sous-système du système social, et de ce dernier un sous-système du système naturel, est particulièrement pertinente pour adresser les problèmes de développement. Elle intègre parfaitement la théorie braudelienne des trois étages de la vie matérielle.

Cette hiérarchie entre les trois systèmes est particulièrement évidente dans un écosystème fortement dominé par la seconde loi de la thermodynamique, comme le milieu semi-aride. Dans un tel milieu, l'activité ne peut trop se développer sans détruire la vie, accroître l'entropie du milieu.

Il paraît évident que le système économique ne peut pas faire abstraction de la rareté de la ressource en eau et de son coût croissant de production. Ceux qui ont voulu donner la priorité de la production d'eau potable ou d'irrigation sur la production d'électricité avec la fermeture des usines hydroélectriques (négligeables disaient-ils) de Kherrata et Darguina ne se rendaient pas compte que c'est de la production d'énergie qu'il faudra attendre la production d'eau, puisque c'est de l'eau de mer qu'il faudra désormais l'extraire[2]. Autrement dit, la logique de base qui sera celle de la transition énergétique et écologique, sera produire de l'énergie à bas coût pour produire, dont l'eau, à bas coût. Comme il ne peut faire abstraction de la fragilité de la vie matérielle du système écologique. Le bien-être ne peut plus être confondu avec la simple croissance du produit matériel (qui supposait « toutes choses égales par ailleurs »), il va dépendre de la manière dont le système social et économique va se loger dans le système Terre, va faire usage des ressources naturelles des différents écosystèmes. Il faut qu'il puisse être en mesure de veiller à ce que l'usage des ressources de la vie matérielle sous-jacente, leur répartition et leur production permettent leur développement. Le rêve moderniste de retirer la vie à la matière pour la lui redonner ensuite de manière artificielle apparaît ici particulièrement suicidaire.

Le système économique va devoir tenir compte aussi du système social, de la différenciation sociale que celui-ci peut accepter, supporter. Il ne peut pas être construit sur la base d'une différenciation sociale de classes comme l'a été le système capitaliste européen ou de l'Asie orientale. Planifier signifiera donc mettre en cohérence ces trois systèmes solidaires au sein du système Terre, que la production marchande et la libre concurrence ne peuvent seules accorder. Il n'est pas vrai que l' « écosystème algérien » puisse nourrir la population dont le monde a rendu possible le développement. L'équilibre financier de l'État algérien ne doit pas dicter la surexploitation du système écologique.

Planifier ne peut plus s'entendre aujourd'hui dans le sens où concevoir et exécuter puissent obéir à une division sociale du travail autoritaire entre travail intellectuel et travail manuel, travail de conception et travail d'exécution, même dans les sociétés de classes où cela était le cas[3]. Pour la simple raison que le travail d'exécution est de moins en moins humain quand la contrainte énergétique le permet. L'hypothèse hégélienne selon laquelle le rationnel subsumerait le réel n'est plus féconde, le réel c'est du rationnel, mais pas seulement. Tout comme les hypothèses d'extraterritorialités naturelle de l'homme et culturelle de la science : l'homme n'est pas au-dessus de la nature et la Science au-dessus de la culture.

Planifier suppose le partage d'une vision collective qui développe une compréhension adéquate de la façon dont le monde est (notre compréhension scientifique du fonctionnement du système complexe des humains et du reste de la nature), dont il peut être et que nous aimerions qu'il soit (notre vision partagée d'un avenir possible et souhaitable). Cela suppose outils et techniques analytiques capables de créer et d'approfondir cette compréhension ainsi que le développement de nouvelles institutions, des politiques et des stratégies.[4]

Pour accroître le bien-être et la « capacitation » de la société, il va falloir revoir les rapports entre les différentes formes de capital. Il faudra revoir l'hypothèse de substituabilité de toutes les formes de capital en celle du capital physique et financier. Il faudra certainement équilibrer les rapports entre le capital naturel, le capital humain et celui physique des machines. On ne peut pas considérer le développement de l'usage des machines en substitution du travail humain comme le critère numéro un de l'accroissement du bien-être et de la puissance, ni le développement de l'usage des produits industriels en substitution du capital naturel. Mais la capacité des différentes formes de capital à s'appuyer mutuellement et à assurer leur reproduction. Nous ne pouvons pas abstraire notre mode de vie de « notre » condition écologique, notre consommation d'énergie et de matière de « nos » ressources naturelles ni de « nos » dispositions sociales fondamentales. Nous pouvons les inscrire convenablement en étant en mesure d'adopter les bons « modes d'abstraction » que les circonstances peuvent exiger. Nous avons besoin d'emprunter à d'autres écosystèmes pour faire face aux besoins que le monde nous dicte et dont seuls nos avantages comparatifs peuvent nous en donner les moyens. Adopter les bons modes d'abstraction pour être en mesure de remonter les chaînes de valeur mondiales en nous incorporant les bons savoir-faire, en améliorant nos interdépendances mondiales marchandes et non marchandes.

Si donc l'économie du bien-être ne s'identifie plus à l'économie du profit, dans le sens où la recherche du profit n'est plus traduite par une conversion systématique des différentes formes de capitaux en capital financier de propriété exclusive, elle ne s'opposera pas à une économie de la puissance. La puissance du point de vue du corps social, de sa bonne santé et de sa capacité à transformer ses formes de capitaux en pouvoirs pertinents. L'être-bien du corps social s'interprète comme corps puissant dans un environnement donné. La puissance doit donc être repensée dans le cadre de l'économie écologique, la société comme sous-système du système naturel développant un système économique performant, autrement dit se renforçant en renforçant le système social et le système naturel. Il faudrait donc penser la puissance de la société aussi comme puissance du système naturel. Car, on ne peut plus penser séparément système social, système économique et système naturel, la puissance d'un système se convertissant dans la puissance de l'autre. Étant donné leurs interdépendances et leurs échanges, les systèmes s'échangent leurs potentialités. La fragilité d'un système, du système naturel par exemple, est fragilité des deux autres systèmes, s'ils ne peuvent y remédier.

La puissance peut être dite en opposition au bien-être dans le système capitaliste. La planification est alors l'œuvre des grandes entreprises qui par la domination des chaînes de valeurs essaye de déterminer les propensions sociales et les tendances du marché de sorte que la perspective court-termiste du capital financier soit congruente. L'entreprise ordinaire ne peut pas se tenir d'elle-même sur un chemin planifié où intérêt à court terme et intérêt à long terme sont congruents. Il se peut même que l'intérêt de l'économie à moyen ou long terme ne réside pas dans sa conservation. L'entreprise ordinaire a une vie brève, elle représente une cellule du tissu industriel qui se renouvèle rapidement. L'entreprise est une combinaison de ressources qui est destinée à évoluer, à se défaire et se refaire. Elle doit évoluer avec ses ressources, disparaître, muter, etc.. Elle fait partie des ressources d'un ensemble plus large dont la conservation importe plus que la sienne. Elle fait ensuite partie d'une offre qui doit rencontrer une demande pour se réaliser. Sans la demande l'offre n'est rien. Sans l'horizon que fixe la demande, l'entreprise ne peut pas s'orienter. À titre d'exemple, que peuvent opposer les États-Unis à une Chine qui se répand en quête de bien-être et de puissance ? Comment le monopole sur la technologie peut-il tenir face à une armée croissante d'ingénieurs ? Probablement par le moyen d'une nouvelle distribution mondiale du pouvoir technologique qu'il ne faudra plus réserver à la dispute entre la Chine et l'Occident. Renoncer à la suprématie, tel serait le prix à payer par la puissance occidentale pour empêcher la suprématie chinoise. Attendons de voir comment les États-Unis vont « armer » l'Inde et l'Europe l'Afrique.

La planification n'est donc pas l'affaire de l'entreprise, même adossée à l'État. L'État et l'entreprise sont incapables de réaliser les bonnes interdépendances marchandes et non marchandes. Un troisième pilier est nécessaire[5]. Ce qui distingue les ressources c'est leur rapport à la région, c'est leur mobilité. C'est la région qui s'attache les ressources, qui fait la différence entre activité/capital nomade et activité/capital sédentaire ; c'est la région qui peut gérer les rapports entre ressources nomades et sédentaires des entreprises et leur évolution ; c'est la région qui peut définir l'horizon de sa demande en s'interrogeant sur la manière dont elle peut obtenir du monde, des autres régions, la satisfaction de ses besoins fondamentaux. C'est la région qui en distinguant activités nomades nationales et internationales d'une part, activités nomades et activités sédentaires d'autre part, pourra développer une politique d'enrichissement des activités et capitaux sédentaires par les activités et capitaux nomades[6]. Car pour s'insérer, progresser dans les chaînes de production et de valeur mondiales le recours aux capitaux d'autres territoires, qu'ils soient nomades ou sédentaires, est nécessaire. Et le recours à des tels capitaux s'il n'est pas soumis à une logique d'endogénéisation, d'enrichissement du capital sédentaire, ne pourra qu'abandonner le capital nomade à sa logique extractive d'appauvrissement du capital sédentaire.

En guise de conclusion provisoire, une indication et une distinction. C'est en comptant sur une coproduction avec la Turquie que l'Algérie pourrait s'inscrire dans les chaînes de valeur mondiales, si la Turquie réussissait elle-même à poursuivre sa progression dans les chaînes de valeur mondiales, européennes et chinoises. On ne peut pas espérer s'accrocher à l'Allemagne ou à la Chine dans le solaire par exemple sans une médiation de puissance émergente intermédiaire. C'est probablement avec la Turquie qu'il faut penser nos rapports avec la France, la Russie et la Chine pour nous en rendre la distance moins grande. Alors que l'on préfère parler de stratégie plutôt que de planification pour éviter la charge négative dont l'expérience socialiste a investi le terme, parler de planification, va plus loin que parler de stratégie qui est souvent affaire d'agents et de contingences. L'erreur fondamentale de la planification socialiste est de ne pas avoir fait jouer en sa faveur le caractère stratégique des individualités. La planification doit redonner leur place à l'individu et à la région stratégiques. La planification est une chose, la stratégie une autre. Le plan ne définit pas la stratégie, la stratégie est le moyen de réaliser les objectifs du plan. Le plan doit relever de la loi, du code, de l'explicite, la stratégie doit relever du tacite, de l'entendu et de l'implicite. Le plan appelle la coopération, la stratégie suppose la compétition.

Notes :

[1] Peut-être est-ce là, la façon dont Fernand Braudel réconcilie les termes de culture et de civilisation dont la définition oppose les cultures française et allemande.

[2] Je signale une certaine résonnance de la présente réflexion avec l'entretien accordé par Noureddine BOUTERFA à radio M quand il conclut que « la transition énergétique et écologique est pour lui une vraie révolution », « l'opportunité de mettre en œuvre un nouveau modèle économique ». Remonter la chaîne de valeur de la production d'énergie c'est être en mesure de faire face aux besoins du monde et de la société. Les énergies fossiles n'en ont pas été l'occasion, le solaire pourrait remettre l'Algérie au centre du processus mondial de transition énergétique et écologique. Plus de machines, d'esclaves mécaniques en place et lieu d'esclaves humains, passe par plus d'énergie à moindre coût économique, social et écologique. Plus d'énergie à moindre coût économique, social et écologique, tel devrait être le programme de la nouvelle économie. https://www.youtube.com/watch?v=xVInV-aZB4E.

[3] La division occidentale internationale du travail industriel se rend compte qu'elle ne peut plus contrôler le processus de production en le tenant seulement par ses deux bouts : la conception et la vente. Le processus de production bourgeonne aussi sur les autres parties de la chaine de production. L'innovation colle au processus de travail, qu'il soit de fabrication ou de transport (exemple des semi-conducteurs), le contrôle importe autant au début qu'à la fin (exemple des matières premières rares).

[4] Costanza, R.. 2020. Ecological Economics in 2049: Getting Beyond the Argument Culture To The World We All Want. Ecological Economics 168:106482.

[5] Raghuram RAJAN, The Third Pillar (2019). Voir in Utopies made in monde de Jean-Joseph Boillot, chapitre 23, Raghuram Rajan et l'équilibre à trois piliers. Odile Jacob, 2021.

[6] Pour la définition de ces notions d'activités nomades et sédentaires, voir Giraud Pierre-Noël. L'inégalité du monde. Économie du monde contemporain. Gallimard, 1996.