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La démocratie et ses travestissements

par Abdelhak Benelhadj

La démocratie représentative, universellement adulée, offre de nombreux flancs à la critique. Dans le passage de l'idée à sa concrétisation, le « peuple souverain » y laisse sa souveraineté. W. Churchill a réduit ce régime politique à un mot d'esprit repris sans modération par les commentateurs à la recherche de bons mots pour défendre « le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres. »[1]

Beaucoup n'en retiennent, à tort, que la fatalité désespérée dans la conception du Nobel de littérature britannique (1953), avec une arrière pensée que l'on peut résumer par ceci : « on sait que la démocratie n'est pas le système idéal, mais que voulez-vous, il n'y a pas mieux. Essayez donc d'en trouver un meilleur ! »

Il est un fait que la démocratie, précisément fondée sur le principe de représentation du tout par une partie, dans ses divers protocoles, crée une rupture de continuité, dans l'administration du pouvoir entre représentants et représentés qui n'est nullement garantie par la séparation entre le législatif et l'exécutif. Pas davantage en séparant des autres pouvoirs, juridique, médiatique...

Détournement démocratique

L'actualité nous montre à l'évidence que tous ces principes à la base des libertés, sont contournés et instrumentalisés.

En France, aux Etats-Unis, en l'Italie, en Belgique... et même dans cette sublime patrie de la liberté, de la démocratie et des droits de l'Homme du Proche Orient démontrent à quel point ces valeurs sont encadrées, manipulées, violées ou trahies.

On y oscille entre le « coup d'Etat permanent »[2] et l'instabilité de IVème République en vigueur, sous diverses formes, dans la presque totalité des pays européens. Certains d'entre eux n'eurent pas de gouvernement pendant des mois ou des années sans que cela ne préoccupe personne.

En France, sitôt élus, les politiques ignorent leur programme électoral et appliquent, dans la continuité, celui de leurs adversaires. La présidentielle en cours a atteint des sommets de confusions. Cette alternance sans alternatives pousse les citoyens vers les « extrêmes » ou vers l'abstention.

Aux Etats-Unis, l'élection dégénère en une vaste économie : si un parti ne dispose pas de puissants soutiens, comptés en milliards de dollars, il est peu probable que les électeurs s'aperçoivent de son existence.

On se souvient par ailleurs dans quelles conditions Al Gore a perdu les élections, face à G.W. Bush en Floride (dirigée par son frère Jeb[3]). La campagne actuelle, chacun a pu l'observer, vire au vaudeville.

Est-il nécessaire de souligner les performances de l'inénarrable D. Trump qui défait unilatéralement les traités (par exemple celui signé en 2018 avec l'Iran en 2015 et INF en 2019 signé avec l'URSS en 1987), qui se retire des organisations internationales comme bon lui chante (UNESCO en 2017 et de l'OMS en 2020, en attendant l'OMC qu'il promet de quitter) et qui extra territorialise sa justice en profitant du poids du dollar dans l'économie et les finances du monde ou en exerçant un chantage impitoyable, menaçant de rétorsions tout Etat ou entreprise qui contrevient à sa politique internationale ?

L'hyper puissance incline les intelligences frustres à l'affranchissement de tout discernement.

C'est au point où l'on se demande si la « démocrature »[4] terme utilisé par les élites intellectuelles occidentale pour dénigrer la Russie de Poutine, n'irait pas comme un gant à de nombreuses « démocraties » de part et d'autre des nouveaux « rideaux de fer »[5] bricolés selon les circonstances après 1990.

L'antidémocratique professionnalisme politique

Aujourd'hui, les élus du peuple sont décriés. Les professionnels, les « carriéristes » de la représentation aussi bien politique que syndicale sont mis au pilori dans de nombreux pays où l'antiparlementarisme et le populisme font de nombreux adeptes.

On leur reproche tout à la fois de promettre et de ne pas tenir, de ne s'occuper que de leurs propres intérêts, d'accumuler les mandats, les indemnités, les défraiements, les avantages de toutes sortes... et le prestige de leur fonction. L'utilité même de leur travail est contestée.

Chaque procès intenté contre un élu pour abus de ces privilèges est un argument de plus contre un système politique critiqué en ses principes et en ses représentants qui semblent éloignés des préoccupations de leurs électeurs, précisément victimes d'une crise économique et sociale qui s'éternise depuis la fin des années 1970.

On demande des sacrifices à la majorité qui pense que, de ces contraintes, certains, précisément leurs représentants, sont épargnés et conduisent une politique qui accroît les inégalités au profit d'une minorité fortunée dont les élus seraient les preneurs d'ordres.

Peu ou prou, l'argument porte. Et de la critique des hommes, on passe à la remise en cause de tout un système politique rejeté en bloc.

Moins d'élus, moins de problèmes ?

Ce dimanche 20 septembre étaient organisées des élections régionales en Italie.

Les régionales (qui opposent le centre-droit allié à l'extrême droite face au Mouvement 5 Etoiles allié au Parti Démocratique), ont fait de l'ombre à une autre consultation populaire : un référendum sur la réduction du nombre des parlementaires, ancienne promesse électorale du M5S.

La victoire du « oui » à ce référendum national semble acquise (2/3 des suffrages, selon un sondage sorti des urnes). Le nombre des parlementaires passera de 945 à 600.

L'Italie a le deuxième parlement le plus fourni en Europe, derrière celui du Royaume-Uni (environ 1.400), et devant la France (925).

Les électeurs italiens pensent donc, en toute bonne foi, en réduisant le nombre de ses élus, faire une économie de gestion de son Parlement. Il est toutefois douteux, car le nombre ne le garantit en rien, d'en déduire in fine plus d'élus vertueux, plus compétents ou plus efficaces.

Dans ces conditions, les élus ne seraient rien d'autre que le reflet de leurs électeurs. Si on laisse de côté les conditions de vote et l'ordre constitutionnel italien.

« A voté »

En 1955, Isaac Asimov a publié une nouvelle qui est passée inaperçue. Elle ne sera vraiment découverte que 30 ans après sa première édition.

Bien qu'en germe avant la guerre[6], les années 1950 ont vu la mercatique et l'industrie sondagière prendre leur envol.

L'informatique n'offrait pas encore les moyens de disposer des Big Data que l'on voit se multiplier pour optimiser les campagnes commerciales et politiques, au point de menacer la vie privée et la liberté. Mais déjà, s'annonçait virtuellement ce qui est mis en oeuvre aujourd'hui.[7]

« A voté » raconte l'histoire d'un pays imaginaire (facilement identifiable) où la démocratie dégénère dans la représentation qui confine, par sondage, à désigner un unique votant « représentatif » de la totalité du corps électoral.

Pourquoi faire voter des millions d'électeurs si, par une étude rigoureusement exhaustive, on parvenait à identifier, non pas mille, non pas cent, non pas dix, mais un seul électeur qui, à lui seul, suffirait à exprimer la majorité des opinions de la multitude.

La démocratie des urnes.

Une des principales idées erronées, critiquée dans la nouvelle d'Asimov, est de croire que la démocratie se limite à l'élection, à la libre expression et au suffrage, estimé en l'occurrence par sondage.

Pour aller vite, elle s'abrégerait à un : « vote et tais-toi, on s'occupe du reste ! »

De plus, En réduisant le nombre d'élus on facilite le travail des lobbyistes qui gravitent et rôdent (légalement) autour des lieux de pouvoir.[8]

Elle montre le chemin vers lequel sont conduits les électeurs italiens.

Le danger auquel fait référence la fable d'Asimov, où le mot « démocratie » n'apparaît nulle part (sauf dans le dernier paragraphe du texte où elle qualifiée d'«électronique», tout un programme...), c'est le gouvernement par sondage. Sa clairvoyance est de l'avoir imaginé à une époque où les technologies nécessaires n'existaient pas.

Avec les moyens « télématiques » actuels (pour user d'un terme désuet), un gouvernement peut à tout moment consulter le « peuple souverain » et connaître son avis sur tel ou tel sujet. C'est d'ailleurs ce qui commence à se produire avec la multiplication des sondages ordonnés par les hommes politiques qui gouvernent à coups de fuites organisées et de mesures des feed-back.

Mais alors, cela ne s'appelle pas gouverner une nation.

La décision politique ne se limite pas à l'expression instantanée d'un avis sur une question ni sur la concaténation d'une suite de consultations sur divers sujets. Elle procède d'une totalité aussi cohérente que peut l'être un projet de société décliné, difracté en une multitude d'actions non réductible à une question tranchée par un sondage.

Ce que l'on a appelé « faillite des idéologie », est en fait la faillite de la politique qui n'est rien d'autre que la traditionnelle dialectique des pensées opposées (qui remonte à l'agora grecque) qui met en scène non la fatuité et les envolées lyriques des ego, mais la confrontations sans concession des intérêts.[9]

Des spécialistes de l'ingénierie politique positive (voire positiviste) ont cru bon de réduire la scansion des mandats électoraux pour tenter de les aligner sur ceux des cycles économiques et technologiques. Cette harmonisation, prétendent-ils permettent aux hommes d'Etat de mieux articuler leurs actions avec ceux des entreprises et des laboratoires.

Ce faisant, on a abouti à des élus qui courent derrière les événements, sans cap ni doctrine et sans la moindre chance de réaliser les programmes pour lesquels ils ont été élus, à supposer que tels étaient vraiment leurs objectifs.

La réalité de la vie politique se résume désormais à un théâtre d'ombres, à un spectacle permanent, une farandole baroque où médias et politiques, la main dans la main, confondent leurs missions : sur les plateaux de télévision les politiques commentent les événements sur lesquels ils n'ont plus prise et les journalistes parodient les politiques que personne n'a élus en mettant en scène la politique qu'ils ne conduisent pas.

Le mot « acteurs » convient désormais parfaitement aux hommes politiques. Ils n'agissent pas. Ils se contentent de mimer dans un grand cinéma télévisuel les personnages qu'ils n'ont jamais été.

C'est pourquoi on peut comprendre les électeurs italiens à vouloir en faire l'économie.

Et demain on fera voter les machines intelligentes qui s'occuperaient rationnellement de l'ordre des hommes et du monde.

Pour éviter une telle tératologie fictionnelle, fantasme des technologues en mal d'imagination, et sans épargner la violente adversité aux hommes soucieux du bien public, on peut parcourir l'« éloge de la politique » (p. 115 sqq.), un entretien avec Alain Badiou dans lequel il fait un sort au « coup d'Etat démocratique » réussi en 2017 par le locataire actuel de l'Elysée et ses commanditaires mondialisés.[10]

Notes

[1] Churchill prononce cette formule le 11 novembre 1947 à la Chambre des Communes alors qu'il était dans l'opposition, après avoir perdu les législatives, lui l'un des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, en juillet 1945 face au travailliste Clement Attlee. Il ne fait donc pas l'éloge d'un système en tant que Premier ministre à la tête d'un gouvernement. Son discours est plus retors et vise à garantir l'espace politique de l'opposition tout en limitant celui de la majorité. Mais cela est une autre affaire. Il laisse toutefois penser en la prononçant qu'elle était, sous diverses formulations, connue de tous, sans auteur désigné. Voire...

[2] « Le Coup d'État permanent » est un essai de François Mitterrand, (Plon, 1964, 285 p.) critique de Charles de Gaulle et de ce qu'il estimait être une pratique autocratique du pouvoir. En 1981, Mitterrand s'est confortablement installé dans la Constitution de la Vème République jouissant avec délectation des pouvoirs qu'elle lui conférait. Il en fut ainsi de tous les successeurs du Général, incapables d'occuper utilement un espace trop grand pour eux.

[3] John Ellis Bush, l'autre fils de H. W. Bush, ancien vice-président de R. Reagan et ancien directeur de la CIA.

[4] Il a été lancé à l'origine par Rudolf Augstein contre les gouvernants allemands Adenauer et Strauss, lors d'une interview dans le magazine Stern en 1993.

[5] Encore une jonglerie rhétorique churchillienne, empruntée à Vassili Rozanov (1918) et glissée dans son discours à Fulton le 5 mars 1946. On sait que les Nobel consacrent fréquemment des lumières inspirés par de nombreux anonymes.

[6] Dès 1936, Gallup se lance dans la prédiction électorale et sélectionne un échantillon de 50 000 personne représentatives, selon la méthode des quotas toujours en usage.

[7] En 1951 est né le premier ordinateur commercial (« Univaci ») qui inspira Asimov.

[8] Voir l'excellent film « Miss Sloane », histoire écrite par Jonathan Perera et réalisée par John Madden en 2016.

[9] On peut observer cela dans une répartie célèbre dans le cinéma français, du personnage joué par J. Gabin dans « Le président » (Henri Verneuil, 1961).

[10] Flammarion, Café Voltaire, 2017, 140 p.