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La critique est aisée, mais le Hirak est difficile

par Kebdi Rabah

Avant d'avoir bouclé sa première année d'existence, ne voilà-t-il pas que le Hirak est déjà convoqué au tribunal de l'histoire. Ces derniers temps en effet, d'illustres anonymes, du haut de leur omniscience, se sont crus autorisés à le juger même mineur, se fendant d'un avis sentencieux s'apparentant, au regard de son dessein, à une oraison funèbre. Détracteurs, médisants ? Peu importe ! Mais force est de reconnaitre que leur placide verdict, dépouillé d'attendus fondateurs, n'a heureusement rien entamé du souffle hirakien. Pourquoi ? Parce que, la condamnation d'une insurrection citoyenne alors même qu'elle est encore au stade de « l'enfance », est de facto assimilée à une justice expéditive ; un mauvais procès, dépourvu du recul nécessaire à toute pondération et ne justifiant donc en rien sa séance tenante. Manifestement ces voix éraillées, dépitées ou ignorantes des faits, en voulant enterrer un « être vivant », sans égard pour son caractère grandiose ni pour les immenses espoirs dont il est porteur, se mettent elles même hors-jeu. Si ces thaumaturges sentaient le parfum de la foule chaque vendredi, peut-être que la communion avec leur boule de cristal s'en trouverait parasitée et qu'au lieu de conclure à un échec, ils auraient alors essayé de comprendre ce qui sous-tend un processus par lequel le peuple entend prendre en main la gestion de son destin. Mais à l'évidence, Ils n'ont rien compris à ce qu'est une épreuve historique dans la vie d'un peuple, à cause précisément de sa singularité qui ne l'a pas faite se mouler sur un paradigme accessible aux raisonnements réducteurs des esprits simplistes. Et pour cause : ils la situent dans la temporalité d'une compétition délimitée, minutée comme s'il s'agit d'une confrontation sportive ou autre évènement dont les règles du jeu sont fixées d'avance, avec des résultats devant obligatoirement s'afficher à la fin du temps règlementaire, quitte à aller au tirage au sort si nécessaire. Non, à tous ces juges en quête de voyance, le Hirak n'est pas un candidat à un quelconque examen, il n'a pas pour vocation de résoudre le problème « Algérie » mais de le poser et d'obliger ceux qui en ont les clefs à aller vers sa solution. La rue n'est pas une arène de gladiateurs où il faut guetter l'orientation du pouce pour déclamer le vainqueur et décider du sort du vaincu. Non, le Hirak est tout le contraire : il est « silmia », révolution du sourire avec en ligne de mire une transformation inscrite dans le long cours. Il est volonté et souffle de changement, projet de société, tranche de temps dans la vie d'une nation, segment de son histoire devant le conduire progressivement vers un saut qualitatif, car telle est l'issue ultime de l'histoire, tel est le destin final de tout peuple épris de liberté et prêt à se sacrifier pour elle. Ce fut le cas de tous les soubresauts qui ont permis que soit mis fin à l'ordre colonial et survienne l'indépendance, quand bien même beaucoup rangeaient les immenses espoirs d'indigènes d'alors dans le tiroir des utopies. Le gouverneur Robert Lacoste, parlant des « évènements d'Algérie », affirmait en juin 1956 que c'en était le dernier quart d'heure. Ses successeurs finiront quand même par se mettre à table à Evian. Or le 22 Février n'en est que le prolongement, il est en tous points conforme à ces sursauts dont les indices révèlent une finalité salvatrice car il est dans la continuité d'un cheminement historique qui devrait nécessairement aboutir à la démocratisation, tout comme le 1er Novembre a débouché sur la décolonisation. Même s'il se heurte à quelques fléchissements temporaires, l'inéluctabilité de son devenir est aussi probante que le fut sa surprenante apparition car il est l'expression au grand jour d'une aspiration à la liberté. Voracité en gestation des décennies durant, dans le tréfonds d'une conscience collective, et ce, jusqu'à trouver finalement l'élément déclencheur dans l'appétence d'une jeunesse frétillante, pétrie dans les « TIC » et le « numérique » en symbiose tout ce que la sociologie du terroir recèle en terme de sagesse et de résilience. L'avenir devient alors une bienheureuse fatalité, un élargissement du champ des possibles duquel elle se saurait être exclue.

Comment parler d'échec du Hirak alors que le pouvoir lui-même s'est vu obligé de s'en revendiquer ? On parlera de son échec lorsque la volonté de changement qui le sous-tend aura disparue sans qu'elle ait ébranlé le système et lui avoir porté un coup fatal. Pour le moment ce n'est pas le cas et il faut être aveugle ou de mauvaise foi pour ignorer toutes les victoires à son actif : Avoir stoppé la dérive du régime Bouteflika, empêché un « cadre » d'être président, fait embastiller un segment de la « issaba » militaro-politico-financière, fait émerger des leaders qui seront les dirigeants de demain, permis l'unification du peuple dans une entité homogène jamais atteinte, mis à nu le système en montrant sa nature militariste et illégitime, installé le mouvement dans une revendication affirmée, scellée aux symboles novembristes après lui avoir insufflé une dynamique de continuité... ne suffit-il pas ? Tout ceci dans une démarche paisible, pragmatique et une intelligence collective à même de faire face à tous les obstacles, déjouer tous les pièges. Le Hirak a fait preuve d'une maturité rarissime qui en a fait un exemple unique de par le monde. Bien plus, au regard des mardis et vendredis, il fait la démonstration qu'il est dans une phase ascendante confirmative, confiant quant au futur, avec cette détermination propre aux convictions qu'inspirent les justes causes.

Bien sûr, du fait de la « stérilisation » du champ politique lors des décennies Bouteflikiennes, la phase d'organisation a pris quelque retard mais d'heureuses initiatives commencent à voir le jour. Malgré toutes les embûches, nul doute que le Hirak trouvera le temps de forger les vecteurs transmetteurs de sa feuille de route et qu'Il ne manquera pas de peser significativement sur le comportement des autorités de fait, pour les amener à de véritables négociation en vue du transfert du pouvoir à ceux qui, de tout temps, auraient dû en être ses légitimes détenteurs.

Le système est dans son rôle. Diabolique et calculateur, il se défend. L'illégitimité est toujours en place, les médias et espaces publics verrouillés. Il continue à arrêter et emprisonner pour délit d'opinion. Si de ce point de vue rien n'a changé, il serait malhonnête d'affirmer que l'avant et l'après 22 Février sont identiques. Ils ne le sont pas parce que dans les mentalités la page a été tournée, une irréversible dynamique de changement enclenchée. Bien sûr la rupture n'a pas eu lieu mais se trompent lourdement ceux qui pensent qu'il suffit de quelques manifestations de rue pour la provoquer et recueillir le pouvoir tel un fruit mûr. Ils ignorent qu'il y a une différence fondamentale entre le régime et le système. Dans une contribution au « Le Quotidien d'Orant », en date du 9 mai 2019, intitulée « système matrice du régime », j'écrivais : «...Ce que nous appelons Régime en Algérie se résume en l'ensemble des structures officielles de gouvernance sur lesquelles le président de la République à la haute main. En ce sens la réalité a montré qu'il n'a été qu'un appendice du système, un groupement humain composite, individualisé qui, par délégation du Système, se doit de le faire perdurer autant que possible. Il vit autant qu'il ne met pas en danger son mentor. C'est la partie apparente de l'iceberg, la cheville ouvrière du Système pour une conjoncture donnée, chargé de mettre en pratique une feuille de route en usant de toutes les ficelles énoncées ci-dessus. Par rapport au Système, le Régime est une entité modeste, cernable car visible et limité dans l'espace et dans le temps. Il est le serviteur fidèle du système duquel il a hérité la philosophie mais il sait qu'on n'hésitera à aucun moment à se débarrasser de lui si nécessaire. Contrairement au Système, le Régime est apparent, sans rideau entre le peuple et lui. De ce fait il se voit contraint de s'imposer un semblant de démocratie mais sans renier fondamentalement les normes édictées par son commanditaire qui sont autant de lignes rouges à ne pas franchir, à supposer qu'il veuille le faire.

Depuis 1962, l'Algérie a eu une multitude de régimes qui ont tenté de se fabriquer une légitimité par les urnes (même bourrées) mais elle n'a eu qu'un seul système qui, lui, n'eut besoin que de la « légitimité historique » qu'il s'est inventée, s'est indument octroyée une fois pour toute sans nécessité de la renouveler. Chaque Régime dut donc naître des entrailles du Système en portant l'ADN de son père géniteur. Il est chargé de gérer le pays sur la base de l'exclusion du peuple de la décision politique y compris par l'usage de la violence en obéissant à celui qui a les moyens d'oppression, en l'occurrence les gens en armes (armée, gendarmerie, police et « services »), qui sont la source réelle du pouvoir. En fait pour l'essentiel c'est cela le Système, mais pas que. Contrairement au Régime, le Système est une nébuleuse qui repose également sur des soutiens actifs ou en retraite, dans l'ombre, logés un peu partout et surveillant de près la marmite. Le Régime lui est identifiable, il se résume en gros à quelques dizaines, voire centaines de serviteurs. Ils sont aujourd'hui dans ce qui reste des structures et « institutions » existantes sous l'autorité de l'ex président de la République. C'était le Régime Bouteflika... Aujourd'hui il est en fin de vie, il est croulant et nul doute que le « hirak » en viendra à bout. Mais le Système, qui était là bien avant lui, est bien debout et il lui survivra encore quelques années car il véhicule une culture, une mentalité, des habitudes qui ne sont pas près de s'effacer d'un coup d'éponge. Il est important que le « hirak » fasse la part de ce qui est possible à court terme et de ce qui devra attendre. Faire dégager le Régime est possible dans le court terme.

Revenir au principe soummamien en soustrayant à l'armée la décision politique parait plus ardu mais pas impossible. La transition ne pourra se faire qu'à ces conditions. Nul doute que le maintien de la mobilisation sereine du « hirak », avec peut-être d'autres moyens de pression, en viendra à bout. Quant au Système on ne pourra que faire évoluer les choses en l'amendant progressivement, en lui substituant un autre Système grâce aux outils traditionnels que sont les filtres de la démocratie, lesquels se chargeront graduellement de sa métamorphose. Un nouveau Système ne pourra donc s'envisager que sous l'angle d'un horizon à atteindre, un état de droit à construire et vers lequel devront tendre les efforts de toutes les forces vives de la nation... ». Depuis, le régime Bouteflika a presque disparu, tandis que le système, s'appuyant sur une « élection » aux forceps, tente de perdurer. Il vivra encore quelque temps sous la contrainte d'une conjoncture qu'il ne maitrise pas et dont l'élasticité s'amollira jusqu'à extinction. Le hirak, lui, n'a aucune contrainte, il ne s'est pas laissé faire, il n'a pas abdiqué et garde tout son potentiel pour donner à l'histoire une trajectoire conforme à ses espoirs. Pour autant cela ne le dispense pas de faire à chaque étape son bilan en prenant en considération les acquis et toutes critiques d'où qu'elles émanent pour peu qu'elles soient objectives. A ce stade, s'il faut vraiment un verdict, on peut affirmer que si le système n'a pas rendu gorge, ce que nul ne supputait au demeurant, le Hirak, lui, est toujours debout. Chacun a le droit d'avoir son opinion et voir la situation en fonction de ses éléments d'analyse. Mais in fine on en revient presque à la fameuse controverse du verre à moitié vide ou à moitié plein. Si chacun a la latitude de le voir en fonction de son prisme, encore faut-il préciser que souvent les appréciations des observateurs dépendent de leurs intentions finales : A vouloir le remplir on le voit à moitié plein, à vouloir le vider on le voit à moitié vide.