J'ai
rencontré le regretté Youcef Sebti, une seule fois, lors d'un festival de
poésie organisé l'été 1986 à Aïn El-Turck, près d'Oran. Je connaissais le poète de renom,
notamment à travers son recueil de poèmes «L'enfer et la folie», sorti chez
l'éditeur Sned, et aussi en lisant les chroniques
compliquées qu'il publiait dans les colonnes de l'hebdomadaire Révolution
Africaine. Professeur de sociologie rurale à l'Institut national d'agronomie, à
Alger, l'homme était d'aspect chétif, sobre comme un moine bouddhiste, rare
comme un poème de Djalal-Eddine Rumi. Dans la grande
salle de la maison des jeunes d'Aïn El-Turck (qui venait d'être repeinte pour l'occasion), Youcef
Sebti prononça un discours lors de la cérémonie d'ouverture de la réunion
culturelle, dans un arabe ciselé, une langue qu'il maîtrisait aussi bien que le
français (sa langue d'écriture) sous l'œil distrait des officiels de la wilaya
et des cameramen de la télévision. Parlant d'une voix presque inaudible, il
était vêtu d'une vieille gandoura qui lui donnait un air de paysan du temps de
la défunte Révolution agraire. Durant les deux journées de la manifestation
culturelle, Youcef Sebti n'arrêtait pas de gribouiller des notes sur un cahier
d'écolier qu'il rangeait ensuite dans un cartable trois fois plus gros que lui.
A cette époque, le gouvernement avait décidé d'arabiser le nom des villes et
cette initiative n'était pas du goût des jeunes poètes kabyles présents à Aïn El-Turck, qui en parlaient
avec passion pendant les repas pris en commun dans un restaurant de la coquette
station balnéaire. Plusieurs fois par jour, Youcef Sebti s'asseyait sur un
balcon qui donnait sur la mer et plongeait illico dans la lecture de son
exemplaire de l'édition de la Pléiade de l'œuvre complète du philosophe hindou Rabindranhat Tagore.
Le deuxième
soir, il fut invité à dîner à Oran-ville par des auteurs apparatchiks de la
section locale de l'Union des écrivains algériens et, à son retour, il ne put
cacher sur son visage un petit sourire malicieux. Je me dis aujourd'hui que cet
homme, ce poète, à la fois serein et tourmenté, a vécu de presque rien, que sa
nourriture était d'essence céleste, que la lumière était son pain quotidien.
Durant la nuit du 27 au 28 décembre 1993, sept ans et demi après cette
rencontre d'Aïn El-Turck,
des monstres décidés à répandre «le bien» sur terre se sont introduits dans son
minuscule logement de fonction de l'Institut national d'agronomie, à
El-Harrach, et l'ont lardé de coups de couteau, blasphémant en invoquant le nom
sacré de Dieu. Youcef Sebti n'avait pas 50 ans.