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Un sommet avant le SommetV: Poutine en villégiature à Bormes-les-Mimosas

par Abdelhak Benelhadj

« La chose la plus importante en communication, c'est d'entendre ce qui n'est pas dit». Peter Drucker.

En dehors des lieux de pouvoir institutionnels officiels, connus de tous, où les chefs d'Etat reçoivent leurs homologues, il est des résidences discrètes où ils accueillent de manière relativement informelle des personnalités de marque à qui ils font honneur ou pour traiter de questions sensibles, loin des feux de la rampe. Les présidents américains ont Camp David (choisi par Franklin Roosevelt en 1942), les premiers ministres britanniques ont les Chequers (résidence d'Etat depuis 1921), les dirigeants russes disposent de la résidence de Botcharov Routchei, à Sotchi dès 1953, même le Vatican possède à Castel Gandolfo un palais apostolique où Urbain VIII (ami de G. Galilée) avait décidé de se retirer pour continuer en été à y administrer les affaires pontificales.      

Les présidents français possèdent de nombreuses résidences secondaires : La Lanterne à Versailles, l'hôtel Marigny et le Palais de l'Alma à Paris. Charles de Gaulle préférait pour ses négociations de crise sa résidence de la Boisserie à Colombey-les-Deux-Églises ou bien la chasse présidentielle du château de Rambouillet, supprimée par Jacques Chirac en 1995 et le château (où est mort François Ier en 1547) cédé au Centre des Monuments nationaux en 2009.

C'est le Général qui fit l'acquisition du fort de Brégançon en 1964, à l'occasion de la commémoration du 20ème anniversaire du débarquement de Provence.

A la veille de la réunion du G7 à Biarritz ce week-end, E. Macron a invité lundi V. Poutine à le rejoindre dans la résidence d'été des présidents français pour un échange de vue sur les crises que connaissent l'Europe et le Proche-Orient. Avant mars 2015, ces consultations auraient pu avoir lieu au sein du G8 dans lequel la Russie a été intégrée en 1997 et d'où elle en a été chassée il y a 4 ans, prétextant l'annexion de la Crimée.

Les relations franco-russes n'ont jamais été simples et cordiales. Elles se sont nettement dégradées depuis l'arrivée de F. Mitterrand qui s'est aligné systématiquement sur Washington à partir de 1980. Elles le sont encore davantage avec les présidences successives de N. Sarkozy (2007-2012) et de F. Hollande (2012-2017). E. Macron est sur la même ligne que ses deux prédécesseurs, avec une différence : s'il n'y a aucun changement notable dans le cap ni dans les résultats de sa politique, le jeune président français est passé maître dans l'art de communiquer.

Quel est donc l'objet de la visite de Poutine à Macron ?

Les sujets de crise brûlants ne manquent pas : l'Ukraine, la Syrie, le Brexit, la Palestine, l'Irak, l'Afghanistan, le Venezuela, Cuba, le Sahel, la Libye, le Cachemire, Hong Kong, le commerce sino-américain, les traités violés (Iran, INF, OMC...)... La Russie est impliquée comme acteur dans la plupart de ces crises. Pas la France. Sur ces questions, il n'est pas du ressort de la France de discuter avec la Russie ni de chercher à aboutir à la moindre résolution que ce soit. Paris n'en a pas, n'en a plus les moyens. C'est le gouffre qui s'élargit depuis des décennies entre souveraineté formelle et souveraineté réelle.

Tant il est vrai que la majorité des décisions prises par les Etats-Unis auxquelles se sont ralliés ses « alliés », de gré ou de force, l'ont été au détriment des intérêts de la France et de l'Europe, échiquier parmi d'autres sur la carte du monde dirigée à partir de Washington. Ce sont les Etats-Unis qui disposent de tous les leviers de commande pour administrer des relations internationales dans lesquelles ses vassaux tentent quelques fois de se donner le beau rôle. Liberté tolérée par Washington qui de temps à autre tire sur la laisse pour signifier les limites de l'exercice.

V. Poutine sait tout cela. Il a cependant accepté de s'entretenir avec E. Macron, sans doute parce que la Russie est isolée et, quoi qu'on dise, pâtit des sanctions qui lui sont infligées. Son image peut y trouver son compte. V. Poutine n'a pas l'occasion de rencontrer fréquemment des chefs d'Etat occidentaux.

Une manière comme une autre de participer à un Sommet auquel on n'a pas été convié. E. Macron fera office de « télégraphiste ».1

De leurs côtés, les Occidentaux veulent compromettre, autant qu'ils puissent le faire, la consolidation de l'axe Moscou-Pékin que les deux pays entretiennent et renforcent car ils y ont intérêt. Toute la question est d'élargir la complémentarité de leurs économies.

Une chance : D. Trump, multipliant des mesures de rétorsion tout azimut, fait tout pour les rapprocher. On aurait tort de mettre sur le compte de ce qu'il appelle son « imprédictibilité », une politique incohérente, opportuniste décidée souvent au coup par coup.

La force aussi imposante soit-elle (et celle de l'Amérique est réelle), ne peut pas toujours se dispenser d'un minimum de sagacité. Mais contrairement à d'autres, même si le format de cette liberté s'est bien réduit depuis 1945, l'Amérique a encore les moyens de ses dérangements. Au moment même où E. Macron recevait son homologue russe, les Etats-Unis achevaient le Traité INF qu'ils avaient unilatéralement dénoncé le 1er février dernier, avec le succès de leur premier test de missile de portée intermédiaire depuis la Guerre froide2 (une variante du missile Tomawak).

L'Eurasie fait peur.

Un détail a été mis dans l'ombre par les commentateurs.

Ce n'est pas seulement la solidarité russo-chinoise que les Occidentaux veulent contenir. Sans illusions, E. Macron s'y est sûrement employé. Les médias et experts français en grand nombre sur les plateaux de télévision, attachés à enfler la dimension et l'image diplomatique du locataire de l'Elysée qui en a grandement besoin, ont largement glosé.

Tout est fait pour dissuader l'Allemagne d'être happée par l'Eurasie poutinienne, notamment en continuant à acheter du gaz russe (cf. la réalisation en cours de Nord Stream 2) qui permet à la Russie d'améliorer ses réserves en devises et de profiter autant qu'elle le peut des transferts de technologies qu'elle ne maîtrise pas. Une forte pression avait été utilisée en 2015 pour empêcher la Grèce de Syriza de s'opposer aux mesures de coercition contre Moscou et aujourd'hui pour prévenir toute tentation italienne du même genre. Même si, en réalité, Athènes et Rome brandissent ces intentions pour faire céder Bruxelles et Berlin dans la gestion de leurs intérêts nationaux. Faire un pied de nez à son homologue allemande n'est pas pour déplaire à E. Macron qui sait la proximité entre les deux chefs d'Etat : Merkel et Poutine, parlant tous deux russe et allemand, n'ont pas besoin de traducteurs ou d'interprètes quand ils se rencontrent. Pendant que E. Macron recevait V. Poutine au Fort de Brégançon, V. Orban accueillait A. Merkel à Sopron (Hongrie). Pas un mot dans les médias français de cette rencontre qui renvoie, par-delà les cérémonies et commémorations circonstancielles, au poids de l'Allemagne et de ses entreprises dans les ex-PECO. Sans doute, l'affolement qui a saisi les politiques français alors que s'effondrait le Mur de Berlin, n'a pas été effacé des mémoires. A raison.

Le « Format Normandie »3 permet à la France de rester dans un jeu dont elle est de plus en plus écartée, comme elle l'est de toutes les tractations à propos des crises en cours. Sauf quand elle mandatée, en force d'appoint, par Washington, en Libye et au Sahel par exemple. La conséquence d'un « rapprochement » progressif qui remonte à G. Pompidou, achevé par le retour des forces françaises sous le commandement militaire américain en Europe au début du mandat de N. Sarkozy. Mais s'en sont-elles réellement retirées un jour ?4

L'Amérique décide seule. Elle a toujours refusé de consentir à la moindre co-décision réclamée à plusieurs reprises par Paris, posée en condition (oubliée) de son retour au sein de l'OTAN. Cela, pour une raison simple, accessible à l'intelligence la plus élémentaire : pour décider à deux, il faut être de même taille et peser le même poids. L'époque est à Thomas Hobbes (« homo homini lupus »). Celle d'Emmanuel Kant attendra.

Personne n'interfère dans les chaînes de commandement américain. À l'exception peut-être d'Israël (un Etat ?) qui dispose de leviers de première grandeur aux Etats-Unis.

Assurément, V. Poutine savait très exactement par qui il était réellement reçu à Bormes-les-mimosas. La première destination touristique mondiale, sur les rives estivales de la Méditerranée, lui livre là une tribune idéale.



Notes

1- En mai 1980 V. Giscard d'Estaing s'était déplacé à Varsovie où il avait recueilli une assurance des Soviétiques quant à leur intervention militaire en Afghanistan. Il s'empressa d'en faire part à ses homologues du G7 réunis à Venise quelques semaines plus tard. F. Mitterrand, à quelques mois de son élection à la présidence française, s'était alors gaussé de son adversaire en le traitant de « petit télégraphiste » qui porte les messages du Kremlin.

Giscard d'Estaing tenta de prendre sa revanche en 1989 en accusant son successeur à l'Elysée d'aller chercher à Moscou un allié contre la réunification allemande.

2- Le traité INF, signé en 1987, avait permis dans les années 1980 l'élimination des missiles SS20 soviétiques et américains Pershing, enjeux de la crise des euromissiles. Le « délai extrêmement serré » qu'il a fallu aux Etats-Unis pour procéder avec succès à ce test montre, selon le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov, que Washington avait préparé de longue date la mort du traité INF. Ne reste plus aux Américains à dénoncer que le traité START, concernant les arsenaux nucléaires des deux pays, qui arrive à échéance en 2021.

3- Le Format Normandie tire son nom d'une réunion semi-officielle à quatre (Russie, Allemagne, Ukraine, France) qui a eu lieu le 6 juin 2014 lors de la célébration du Débarquement de Normandie, dans le château de Bénouville à Ouistreham. Il s'agit d'un « bricolage » diplomatique, fréquent dans l'histoire, dont il ne faut pas minorer l'efficacité dans la résolution des conflits internationaux.

4- Concédons que le verbe gaullien possédait une performation dont ses successeurs n'ont offert au mieux qu'une pâle imitation. C'est encore plus vrai de ceux qui l'ont vainement mimé après l'avoir abondamment contesté.