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«Les
hallucinations commencent. Les objets extérieurs prennent des apparences
monstrueuses. Ils se révèlent à vous sous des formes inconnues jusque-là. Puis
ils se déforment, se transforment et enfin ils entrent dans votre être, ou bien
vous entrez en eux. Les équivoques les plus singulières, les transpositions
d'idées les plus inexplicables ont lieu. Les sons ont une couleur, les couleurs
ont une musique... Vous êtes assis et vous fumez ; vous croyez être assis dans
votre pipe, et c'est vous que votre pipe fume ; c'est vous qui vous exhalez
sous la forme de nuages bleuâtres.» Baudelaire
Nous avons raté l'indépendance et l'édification d'une nation qui disposait incontestablement et dispose encore et espérons pour toujours de tous les atouts indispensables à notre prospérité et au développement du pays. Nous avons raté la construction d'une république, d'un Etat de droit respectueux des libertés individuelles. Nous avons failli à faire de l'Algérien la seule richesse impérissable, un citoyen du monde affranchi de toutes formes d'aliénation et d'asservissement idéologiques. Nous sommes peu fiers de ce que nous sommes devenus, néanmoins nous avons quand même réussi à garder notre engouement indescriptible et étrange pour le spectacle et la fête. Nous avons fêté la décapitation d'un Etat véreux, totem démoniaque devenu manifestement obsolète et hostile, et pour exorciser cet envoûtement malfaisant dont nous étions captifs depuis si longtemps nous avons eu recours à des moyens et avons emprunté des voies communes à toutes les cultures, certaines nous sont familières, d'autres plus archaïques et primitives. L'auto-sublimation d'un peuple qui se noie et s'oublie voluptueusement dans des rituels disparates mais précis qui remontent du fond des âges, commandés par une mémoire, un inconscient collectif qui aurait gardé les souvenirs de blessures anciennes et qui a réussi à son corps défendant à trouver des issues, développer des techniques qui permettent à l'homme de lutter contre ces forces endogènes néfastes. L'esprit commande alors au corps d'exécuter les mêmes opérations thaumaturgiques et mystiques pour évacuer ces forces négatives qui empoisonnent à son insu la vie de l'individu. Jadis, comme tout le monde certainement, je trouvais intrigant et bizarre ces assemblées de femmes durant leurs séances cathartiques mémorables, ferventes fideles qui fréquentaient assidument les zâwiya-s et qui se sont toujours débrouillées magnifiquement pour trouver des parades à des formes de souffrances induites par leur milieu social, familial ainsi que des remèdes aux troubles psychosomatiques qui en résultent. Barricadées dans des mausolées, elles donnaient vie à un univers qui nous semblait totalement étranger. Nous pensions que ces représentations et rituels étaient dévolus seulement aux femmes, soumis aux mêmes pressions, les hommes réagiront de la même manière et aménageront eux aussi des espaces propres à ces exutoires indispensables qui permettent au groupe ou à l'individu de préserver l'intégrité d'une psyché fondamentalement vulnérable. Des confréries qui avalent des sabres et dansent sur des braises ardentes, en passant par des derviches tourneurs, nous basculerons au stade des fumigènes et leurs rituels maniaco-dépressifs. Les fumigènes remplaceront l'encens et le ballon remplacera le bendir. Dans ces mausolées, on assistait souvent à des rituels étranges et violents considérés par certains comme des pratiques païennes. Les femmes dansaient, chantaient, criaient, psalmodiaient, se contorsionnaient, pantins d'une transe qui n'était jamais simulée, les yeux révulsés, le regard absent, des convulsions, les cheveux ébouriffés, tout cela dans une ambiance de solidarité et de complicité. Une fois l'initiée, la patiente ou l'adepte réveillée de ses délires, subitement un soulagement et une sérénité palpables transparaissent sur ces visages qui étaient méconnaissables auparavant. Ces mausolées de marabout transformés en cliniques thaumaturgiques n'étaient pas des lieux de réunions pour des folles hystériques, bien au contraire ils avaient pour rôle de soulager et libérer chacun de ses propres démons. Des démons liés aux conditions sociales de chacun. Peintures, danses, incantations, hystéries, quel que soit le lieu, la nature de la cérémonie (zâwiya-s, stades et autres espaces publics ou privés), la genèse de ces phénomène est partout identique. Ces rituels avaient tous une fonction thérapeutique et notamment sociopolitique. Ils garantissaient aux uns une certaine paix intérieure et aux autres un pouvoir, une paix sociale et politique. Un instrument de contestation pour des couches sociales opprimées, désavantagées, fragiles, ignorées, abandonnées, et un outil politique qui permettait de neutraliser, orienter, canaliser les séditions et violences populaires. On retrouve dans la mythologie grecque et romaine les mêmes rituels avec plus ou moins des objectifs différents mais véhiculant la même symbolique psychologique. Ces rituels étaient accomplis par les fameuses « Ménades » ou « Bacchantes », les femmes chargées de ces offices présentaient quelque comportement que l'on retrouve à travers toutes les cultures : délire, mouvements convulsifs, flexion du corps en arrière, danses violentes jusqu'à l'épuisement, l'insensibilité et l'aliénation... Dans son ouvrage, Le symbolisme dans la mythologie grecque, le psychologue français Paul Diel voit dans ces cultes le « symbole du déchaînement frénétique des désirs multiples » et la « libération à l'égard de toute inhibition ». 1 « Le ménadisme, qui est affaire de femmes... apporte la joie surnaturelle d'une évasion momentanée vers un monde d'âge d'or où toutes les créatures vivantes se retrouvent fraternellement mêlées. Dans le délire et l'enthousiasme la créature humaine joue le dieu... les frontières brusquement se brouillent ou s'abolissent dans une proximité où l'homme se trouve comme dépaysé de son existence quotidienne, de sa vie ordinaire, dépris de lui-même, transporté en un lointain ailleurs... Il nous ouvre, sur cette terre et dans le cadre même de la cité, la voie d'une évasion vers une déconcertante étrangeté. » 2 Pendant le Hirak et la Coupe d'Afrique, nous avons eu affaire à des cultes tout aussi étranges et hétéroclites où régnera une ambiance quasi mystique. Tous les rituels sont là, tous les moyens sont bons selon les désirs et les objectifs des uns et des autres. Un peuple qui veut se désenvouter dans une liesse générale et un pouvoir politique extralucide qui essaye de tirer profit de cette transe nationale. Nous aurons droit à un spectacle dans le spectacle: des écrans géants qui essaiment sur l'ensemble du territoire, nouveaux lieux de culte suppléants pour un moment à des mosquées essoufflées. Des chants mi-patriotiques mi-religieux. Des costumes et apparats de cérémonie, des peintures et des tatouages pour les festivités ; chaque mur, chaque rue, chaque espace public, chaque maison, chaque magasin, chaque radio et télévision, tout le monde participe, partage, innove, collabore. Tout le monde exulte, chacun en profite de ces instants précieux et uniques appelés à disparaître. Le peuple sait qu'il n'aura pas souvent ce privilège d'être le centre du monde, tandis que les autres restent obnubilés par le même désir : régner et perdurer. Des avions militaires pour transporter les supporters, un président hors-jeu qui assiste lui-même aux festivités, un militaire qui semble tombé du ciel et pénètre de manière impromptue dans le stade pour congratuler les gladiateurs. Le pouvoir algérien tentera piteusement depuis toujours d'utiliser cette forme d'évergétisme, utilisée autrefois par des Romains constamment soucieux de leur prestige et de la dévotion du peuple, des coutumes où se mêlent générosité, charité, intérêts et ambitions personnels. S'il y a un pays qui a su faire du « Ludique » une arme précieuse entre les mains du pouvoir, c'est bien sûr Rome. Panem et circenses : « Du pain et des jeux ». C'est ce que le pouvoir romain utilisera pour apprivoiser, neutraliser, endormir son peuple pendant des siècles. Plus tard, lorsque Rome devint une catin, le célèbre poète satirique romain s'en prendra avec virulence à cette ville qui est devenue une monstrueuse scène de théâtre remplie de bouffons qui s'ignorent et d'aigrefins, un lupanar. La même décadence que connaîtra l'Algérie. Dans ses satires, il jette la lumière sur aspect fondamental de cette relation contre nature entre le Pouvoir et le peuple. Un phénomène qui sera par la suite étudié par des anthropologues, des sociologues et des psychanalistes. Le poète Juvénal dénoncera la déresponsabilisation collective dont font preuve ceux qui s'engouffrent dans le Colisée afin de différer la prise de conscience des changements historiques qui sont à advenir. 3 Le public du cirque trouve dans le spectacle un écran devant l'angoisse que lui fait éprouver un monde allant à vau-l'eau parce qu'il s'en déresponsabilise... le Colisée se donne comme l'institution protégeant ses sujets d'un vide qu'il contribue à générer, à l'image des stades contemporains émergeant sur des sites de banlieue et s'ouvrant sur un vide sidéral. 4 Le cirque anesthésie de façon palliative la psyché contre les souffrances qu'entraîne le monde sens dessus dessous dont il est lui-même l'emblème. Nous aurions tant aimé avoir une équipe politique qui gagne et suscite de l'émerveillement. Hélas, nous avons eu une équipe de foot qui remplira d'autres offices : créer une joie universelle et venger un affront et des outrages, apaiser une colère contenue depuis des lustres. Il y eut une solidarité dans la colère et dans l'euphorie de la délivrance. Ceci explique cela. Toute la diaspora algérienne participe du même affect. Ils ont été poussés à l'exil avec un inconscient bourré de ressentiments et une dette à régler. Les autres, ceux qui n'ont pas pu se sauver, les opprimés, les estropiés de l'histoire se sont enfin révoltés, une révolution revendiquée et intimement partagée par tout le monde. Et pourtant, à y voir de très près, nos gladiateurs n'ont eu à affronter que d'autres opprimés qui visaient tous la même chose, se venger d'une décolonisation bâclée, des indépendances tragiques. Créer du bonheur dans des maisons lugubres au sein de familles schizophréniques. Un Etat félon qui a dévasté le pays et sur les décombres duquel on essaye désabusés de reconstruire un vivre ensemble moins conflictuel et moins perfide. Une équipe de centurions qui lave l'affront séculaire d'un peuple et une euphorie générale qui s'installe pour un temps. Voilà le menu. On verra des harragas traverser la Méditerranée en chantant à tue-tête, embarqués sur des esquifs de malheur et voguant périlleusement vers des horizons improbables. Pourquoi cette joie, pourquoi ces chants, ces litanies, cette transe, face à l'inconnu. Le sentiment d'avoir été longtemps opprimé, exclu, rejeté, incompris, intrus dans une société où l'on se reconnaît plus. L'immense colère. Voilà les raisons de cette joie, de ces joies, de ces liesses, de ces rituels, de ces transes. Peu importe ce qui adviendra par la suite. Cette joie ne se veut pas forcément annonciatrice de lendemains meilleurs. C'est une joie en cul-de-sac qui se contente davantage de persifler un destin capricieux et peu clément. Le peuple brésilien a carrément inventé la fête, la joie, les parades, les noubas interminables. Et pourtant il n'a jamais vécu une opulence qui pouvait justifier cette exubérance, cette insouciance. On ne peut pas se mentir à soi-même indéfiniment pas plus que la fête, les multiples dérivatifs et spectacles ne peuvent occulter les misères et les colères refoulées, bien au contraire, on les entasse, on les empile, ensevelies profondément jusqu'au jour où cette dopamine artificielle n'a plus d'effet. Le Brésil aura le culot d'organiser une Coupe du monde sur fond de corruption, de gaspillage et de crise sociale. Le Gouvernement brésilien a dû penser que pour un peuple qui passe son temps à se trémousser, le plus futé à faire c'est de satisfaire ses besoins, et il n'y a pas mieux qu'une Coupe du monde, pour tout le monde. Pour un système politique véreux, pour une paix sociale menacée. Deux mille ans après le poète satirique romain Juvénal, en 2014, lors de la Coupe du monde de football au Brésil, l'artiste brésilien Paulo Ito immortalisera la colère de son peuple au moyen d'une peinture murale superbement exhibée sur les murs d'une école de São Paulo, la fresque montre un enfant qui pleure à table, avec dans son assiette rien d'autre à manger qu'un ballon de foot. Interrogé par la presse, l'artiste répondra : »Tant de choses ne vont pas au Brésil qu'il est difficile de savoir par où commencer... Je ne cherche pas à dire que personne ne fait rien contre la pauvreté. Mais le monde et la société brésilienne doivent savoir que la situation n'est pas bonne.» Il explique la popularité de son œuvre en déclarant que : «Les gens avaient l'impression que l'argent n'est pas utilisé à bon escient, et l'image n'a fait que retranscrire cela». Toute cette ferveur, cette communion quasi mystique qui éblouira le monde entier lors du Hirak et de la Coupe d'Afrique. Tous ces Algériens qui se sont retrouvés, qui ont ressuscité. Cette force est-elle capable de se transfigurer en un projet sensé, fécond et pérenne ou sera-t-elle condamnée comme une supernova à se ratatiner sur elle-même et rejoindre le Panthéon des mythes et des folklores. Cet événement hors du commun peut-il se décliner sous des formes moins éthériques et psychédéliques et cheminer lucidement vers une rationalité porteuse de projets concrets portés par des hommes affranchis de tous les subterfuges et artifices du passé. « Affame ton chien, il te suivra » dira le tribun embastillé Ahmed Ouyahia. Ses compères avaient d'autres crédos : « Divertissez cette populace, elle vous haïra moins, elle vous oubliera, et peut-être même qu'elle vous adorera.» Panem et circenses : « Du pain et des jeux ». C'était le modus vivendi romain. Un bail faustien qui perdure jusqu'à nos jours. Quelle tournure prendront ce Hirak institutionnel et cette Coupe d'Afrique, celle des Ménades, des Bacchantes, du Colisée romain. *Universitaire Notes: 1_ Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Petite Bibliothèque Payot, 1966, p. 135- 136. 2_ Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne , Édition du Seuil, avril 1990, p. 100/103 3_Juvénal, La Décadence, Paris, Arléa, 1990, p. 40. 4_ Perelman, Marc, Le stade barbare, Paris, Mille et une nuits, 1998; L'ère des stades. Genèse et structure d'un espace historique, Paris, Infolio, 2010. |
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