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La
diversion la plus scabreuse est de relever avec stupéfaction l'instruction
donnée par un ministre propulsé par cooptation d'opérer au niveau des en-têtes
de lettres administratives de l'université le remplacement du français par
l'anglais. Ceci est loin d'être banal. Il ne s'agit pas d'un simple jeu
administratif, sans conséquences sur le fonctionnement de l'université.
Derrière cette injonction, les responsables tentent en réalité d'opposer
idéologiquement deux langues porteuses d'histoires différentes en Algérie.
C'est le retour aux greffes mal pensées, réalisées de façon artificielle,
ignorant le fonctionnement du corps, avec une intension implicite d'extraire ce
qui leur apparait comme étant « mauvais », n'ayant pas fait ses preuves,
oubliant tout ce qui a pu être accumulé sur le plan scientifique et littéraire.
Peut-on sérieusement faire table rase de la langue française à l'université, profondément enracinée dans le tissu social et culturel, en occultant, sur « instructions » toute son histoire ? Cette volonté politique de remise en question d'une langue est une manière indirecte de mépriser et de dévaluer tout ce qui a pu être entrepris antérieurement, par un groupe social critique pendant des décennies. C'est le refus de considérer que c'est à partir de l'accumulation scientifique qu'il est possible d'accéder à des dépassements critiques dans le champ des sciences, et non pas dans le déni idéologique qui relève de la médiocrité institutionnelle. Nous continuons à nous inscrire en réalité dans la falsification de l'histoire à partir de décisions inopportunes, en rupture avec ce qui est fondamental aujourd'hui, à savoir la refonte totale de l'institution universitaire. Elle ne peut plus, avec la dynamique sociopolitique amorcée, le 22 février 2019, être cette « chose », malléable à merci, triturée dans tous les sens, instituant la médiocrité et la complaisance, dans le but d'être appropriée politiquement et de façon centralisée par des responsables cooptés et nécessairement dépendants à l'égard de leurs protecteurs. Aujourd'hui, la démocratisation de l'université semble bien un impératif majeur. Elle est centrale pour permettre la reconnaissance sociale d'une hiérarchie scientifique construite par des acteurs qui ont prouvé leurs compétences, en produisant des travaux crédibles et évalués par les pairs tant au niveau national qu'international. Peut-on dès lors persister à reproduire par des injonctions un pouvoir d'ordre qui fonctionne dans une sorte de « vide », soutenu par des associations faire-valoir instrumentalisées, à la quête de privilèges ? Une précipitation douteuse Faut-il penser naïvement que les responsables de l'université n'ont rien d'autre à faire qu'à jouer au billard avec les langues, sans concertation, ni débat avec les principaux acteurs concernés, en l'occurrence les enseignants et les étudiants ? Fabriquer idéologiquement un sondage auprès des étudiants, sans rigueur scientifique, sans prendre en considération la nécessaire question de la représentativité, relève d'une mystification qui a pour objet d'aller vite, alors que toute enquête quantitative a ses préalables méthodologiques. Le volontarisme administratif frise la précipitation douteuse pour ne pas s'interroger sur les arrière-pensées idéologiques de cette soudaine irruption et sacralisation de la langue anglaise. Celle-ci, faut-il le rappeler, a été une des revendications fortes du Front islamique de salut durant les années 1990. Cette spectaculaire sortie du ministre de l'Enseignement supérieur nourrit des soupçons légitimes. Affirmer faussement que la recherche ne peut être performante que dans la langue anglaise, est une façon de fuir les véritables problèmes et enjeux de la production des savoirs. Cette virilité linguistique centrée sur l'anglais, réfutant le pluralisme nécessaire des langues, est encore une fois très idéologique. Peut-on sérieusement indiquer de façon aussi cavalière que la maîtrise de la langue anglaise va permettre mécaniquement d'accéder à une grande performance dans la recherche ? Ce qui semble profondément réducteur. La reconnaissance sociale des chercheurs Pour que la recherche puisse avoir du sens pour ses acteurs, il importe d'avoir le courage de les reconnaître socialement et politiquement, de leur donner la liberté de produire de façon critique des recherches qui ne soient plus de l'ordre de la neutralité bienveillante, ou de la volonté de faire du chercheur un simple technicien soumis aux responsables. Le chercheur, particulièrement dans les sciences sociales, ne peut continuer à s'enfermer dans une sorte de domestication « scientifique » pour faire plaisir à ses commanditaires. La critique rigoureuse déployée par celui-ci est nécessairement intrinsèque à tout projet de recherche qui se veut autonome, nécessaire pour comprendre profondément les enjeux au cœur de tout problème donné. Le chercheur ne peut, dans ces conditions, que faire sien l'adage de Michel Foucault : « La critique, c'est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d'interroger la vérité sur ses effets de pouvoirs et le pouvoir sur ses discours de vérité. La critique sera l'art de l'inservitude volontaire, de l'indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le désassujettissement dans le jeu de ce qu'on pourrait appeler d'un mot la politique de la vérité » (Foucault, 1990). Il s'agit bien d'opérer sur le plan institutionnel à une inversion dans le fonctionnement au quotidien de l'université, en faisant en sorte que le pouvoir administratif soit au service des enseignants-chercheurs. La dimension scientifique a toujours été à la marge, dépendante de la gestion administrative profondément hégémonique dans l'enceinte universitaire. Autrement dit, l'enjeu dans l'impulsion de la recherche ne consiste pas, loin de là, à ordonner, de façon aveugle, le remplacement d'une langue au profit d'une autre. Avec ce type de raisonnement, le risque est de conduire à des divisions et des éclatements entre les uns et les autres, dans une lutte qui n'apportera rien à l'université, ne changera pas grand-chose, démobilisera, au contraire, les enseignants-chercheurs, sans contribuer à une amélioration de la recherche. Celle-ci n'est pas une affaire d'injonction ou de hiérarchie linguistique, mais d'autonomie, de liberté, en permettant ce grain de folie au cœur du fonctionnement des structures de recherche, en mobilisant des ressources importantes pour les équipes porteuses de projets notateurs qui vont dans le sens de la transformation de la société, quitte à déconstruire les mécanismes du pouvoir. Quand les conditions politiques seront réunies pour permettre à la recherche de progresser dans la compréhension de la société, toutes les langues seront les bienvenues pour permettre d'engranger une véritable richesse linguistique plurielle au profit des étudiants. Référence bibliographique Foucault M., 1990, « Qu'est-ce que la critique », Bulletin de la Société française de philosophie, 4ème année, n°2. |
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