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Des
élections présidentielles en juillet ou des instances de transition, pour quoi
faire ? La réponse doit être claire, pour le Hirak il
s'agit de transformer des forces, des rapports de forces et des dispositions
sociales et politiques dans un sens démocratique.
L'opposition entre une logique constitutionnelle et une logique politique ne doit pas servir à dérouter une telle dynamique de transformation. Car que ce soit le pouvoir militaire qui concède à la rue des institutions de transition ou que ce soit la rue qui concède une élection présidentielle comme désiré par le pouvoir militaire, ce sera une logique des forces et des rapports de forces qui s'imposera. Reste à savoir comment seront composées ces forces, celles-ci n'étant pas d'essence fixe, et dans quelle logique elles le feront, dictatoriale ou démocratique. Quelle que soit la façon dont on ira vers un système démocratique, une logique démocratique a besoin d'une dynamique politique qui ne se détache pas de la dynamique sociale, sans quoi se reproduiront les impasses politiques actuelles et seront empêchés les rapports de forces d'évoluer en faveur de la population. Il faut ensuite que ces dynamiques ne séparent pas les intérêts du secteur de la sécurité de ceux de la société. Qu'alors ces intérêts se clarifiant, elles conduisent à l'émergence de part et d'autre, d'une volonté politique claire de transformation démocratique du système politique au sein du secteur de la sécurité et d'une démarche cohérente au sein de la société. Il faut pour cela que la société ait le temps de transformer ses préférences et celui de se projeter dans de nouvelles élites politiques et économiques. L'enjeu de la crise est précisément de déterminer la nouvelle configuration des rapports entre les différentes forces sociales et leurs hiérarchies qui va permettre à la société de traverser la crise et de stabiliser ses rapports. Il va sans dire que l'ancien rapport entre la force économique et la force militaire a perdu de sa stabilité et que le processus d'inversion, la contrainte économique supplantant la contrainte militaire, qui lui donnerait une nouvelle stabilité ne semble pas pouvoir aboutir de manière pacifique. On ne peut dire encore de quel type de rapport avec la société aura besoin une telle inversion. La société acceptera-t-elle la nouvelle contrainte économique de gré ou de force ? La société s'aliènera-t-elle les forces militaires et économiques, à l'image de l'Égypte ? Une dictature libérale a depuis longtemps les faveurs des puissances mondiales. Hors de chez elles, elles distinguent libéralisme et démocratie, et préfèrent ce premier à cette dernière, le néocolonialisme plutôt que de concéder des capacités d'organisation autochtones. Que doit-on entendre par transformation des rapports de forces ? Beaucoup présupposent dans leur raisonnement, au départ de la transition, une séparation du militaire et du politique(1) qu'ils posent comme un préalable inviolable, comme si l'on pouvait importer la démocratie, une certaine configuration des rapports de forces politiques, militaires, économiques et religieuses, comme on importe une marchandise. Il suffirait alors d'élections honnêtes et transparentes pour conquérir le pouvoir central et disposer de la force d'exécuter un programme. Bien entendu, la force d'exécuter un programme ne dépend pas que de la simple force physique, elle dépend aussi de la participation ou de la résistance de la société à son application. C'est en quoi la démocratie est supérieure aux autres systèmes, elle fait l'économie de l'usage de la force physique du fait de l'obéissance à la loi. Mais un tel raisonnement présente un défaut majeur : comment la force physique pourrait-elle être soumise à une autre force qui ne l'aurait pas subjuguée (une idéologie religieuse ou autre) ou qui ne l'entretiendrait pas (l'économie) ? On ne peut pas présupposer une obéissance de la force à la loi, si cette loi n'est pas elle-même portée par une force en mesure de tenir la force physique. Pour que le postulat soit inviolable, il faudrait que dans la tête de chacun, un interdit empêche strictement sa violation. C'est comme présupposer une obéissance que l'on pourrait obtenir sans contrainte physique et qu'inspirerait une croyance à un dogme intouchable. Ce dogmatisme quant à ce que devrait être une démocratie suppose donc une instance transcendante à la société ou une certaine homogénéité quant aux croyances sociales. Ce qui n'est plus le cas des sociétés contemporaines. Faire semblant de croire que l'on pourrait ou devrait ériger un tel dogme pour aller en démocratie, c'est accepter de retomber dans de nouveaux désaccords une fois l'accord sur les élections oubliées. Car nous refuserions que l'accord sur les élections emporte tous nos accords. La société ne peut donc rien se donner de manière absolue au départ, mais au fur à mesure. Elle se donne le droit de revoir ses accords. Et pour survivre dans le monde, elle devra toujours s'accorder. Un principe qu'elle ne peut oublier puisqu'un tel oubli menacerait son existence. La société doit s'accorder. Là n'est pas le problème, il est dans la manière ; elle doit construire et configurer les rapports entre ses différentes forces, de quelle manière alors ? Il s'agira de définir la manière dont l'économie et le militaire vont désormais s'articuler, dans quel rapport social ? Resserrant les rapports entre le militaire et l'économique pour préserver la domination du militaire et discipliner la société ou desserrant ces rapports pour donner une autonomie tant à chaque instance qu'à la société qui se protègerait par là même de la domination de l'une d'entre elles ou des deux associées ? Ce dernier cas de figure suppose que la société puisse se discipliner et discipliner les rapports entre l'économique et le militaire. On devine quel scénario a le plus de chances de l'emporter dans les conditions actuelles. Trop de monde continue à penser qu'il peut y avoir primauté du politique (qui ne tiendrait pas son autorité d'une idéologie religieuse ou autre) sur le militaire sans que soit séparée la force économique de la force militaire, et sans que s'inverse leur rapport de hiérarchie. Erreur fatale. On ne peut pas esquiver la question qui commande à qui dans le cours des choses. Quel(s) pouvoir(s) ou autorité(s) peuvent commander à la société ? Par exemple, le pouvoir militaire commandera-t-il au pouvoir économique ou inversement ? C'est de l'économie que le politique peut tenir son pouvoir de contrainte sur le militaire. Quand il tient son autorité d'une idéologie, il doit partager son pouvoir de contrainte avec le militaire. Partage qui est rarement en sa faveur. C'est sur ces rapports de forces stabilisés entre l'idéologique, le militaire et l'économique que se construit la stabilité de la société(2). Autorité et pouvoir se partageant l'obéissance de la société. Si la société n'est pas unie, elle ne peut contenir, limiter et soumettre les pouvoirs militaires et économiques. S'il faut qu'à une dictature militaire succède une démocratie, il faut que la contrainte économique puisse commander à la contrainte physique. Et que la contrainte économique ne relève pas du pouvoir d'une minorité adossée à l'étranger. Pour que la dictature se perpétue, il suffit que le militaire adossé à l'étranger se soumette l'économique. La crise d'aujourd'hui révèle l'incapacité nouvelle du pouvoir militaire à commander au pouvoir économique et à faire face aux besoins de la population. Il n'en a plus les ressources. Nous sommes en présence d'une déstabilisation des anciens rapports de forces ; la recherche d'un nouvel équilibre est en cours, qui commandera à qui et comment ? La société est tenue par les pouvoirs économiques et militaires, tout dépend de la manière dont elle y adhère, de l'autorité qu'elle aura face à ces pouvoirs(3). Dans une société faiblement différenciée, la propriété publique des ressources naturelles a donné au pouvoir militaire le pouvoir de contrainte générale sur la société, le pouvoir de contrainte économique lui échappe désormais. Il est passé à des forces nationales et internationales. Pour conserver le pouvoir de domination sur la société, le pouvoir économique national et le pouvoir militaire doivent désormais s'adosser au pouvoir économique international. Il y a fort à craindre que la société n'ayant pas disposé d'une autorité suffisante pour lui soumettre la force militaire au sortir de la guerre d'indépendance, elle n'en ait pas de nouvelle pour lui soumettre la force économique. Où trouvera-t-elle les ressources pour se soumettre les forces économique et militaire ? J'ai déjà donné la réponse ailleurs : dans ce qui peut nous permettre de faire société, ce que nous avons en partage : nos modèles de base, nos esprits de corps, nos régions. C'est grâce au nationalisme du corps militaire et de son enracinement social, à la solidarité des corps sociaux que la société pourra sortir de la dépendance extérieure dans laquelle elle se trouve et se prémunir d'une dictature militaire qui n'aura plus les moyens de son autonomie. Reprenons notre question (que doit-on entendre par transformation des rapports de force ?) à travers un exemple : pourquoi le chef des armées Gaïd Salah avait-il l'air de ne pas pouvoir décider s'il restera dans une logique constitutionnelle ou s'il en sortira ? Il ne peut pas en décider, car il n'en a pas le pouvoir : il a besoin d'être obéi par le secteur de la sécurité s'il veut contraindre la société à rester dans une logique constitutionnelle. Il ne suffit donc pas d'être chef pour être obéi, il faut représenter les intérêts du secteur de la sécurité. La domination suppose l'obéissance (Max Weber). L'absence de consensus au sein de ce secteur, lui permettait en adoptant la position selon laquelle toutes les possibilités ne sont pas exclues, d'être toujours le représentant des intérêts du secteur. La décision dépendra de l'évolution des rapports entre le secteur de la sécurité et les autres secteurs. Si le mouvement social persiste à vouloir sortir de la logique constitutionnelle, jusqu'à envisager une confrontation physique avec le secteur de la sécurité(4), celui-ci sera sommé de choisir et d'assumer un certain intérêt dans le cadre de sa mission : défendre l'ordre public en obéissant à sa hiérarchie ou en lui désobéissant. Ce qui fera la différence c'est le côté vers lequel se portera la société. Sera-t-elle opposée au secteur de la sécurité par le cours des choses? La hiérarchie militaire pourra-t-elle dicter ses choix à sa base et à la société ? Quelle hiérarchie pour quel scénario ? Pour que la transformation des rapports de force puisse se dérouler de manière pacifique, il faut renoncer à la vieille conception monarchique et révolutionnaire du pouvoir (couper la tête du roi) et opter pour une approche microphysique et moléculaire du pouvoir. La transformation des rapports de force passe par une décomposition recomposition des forces et de leurs rapports, non par l'opposition de forces considérées comme invariables. Notre société n'est pas de classes, les contraintes physiques et symboliques n'appartiennent pas à une classe. Le pouvoir est pouvoir d'agir, de faire faire, il est le résultat de la dynamique de rapports de forces qu'on ne peut pas séparer d'une telle dynamique. Certains rapports sont en train de se défaire, d'autres doivent se faire pour stabiliser la société. Le pouvoir est pouvoir de contraindre, il est d'autant plus économique qu'il permet de se faire obéir sans contrainte. Une hiérarchie sociale (ex. militaire) ne peut conduire son secteur par la contrainte ni contraindre une autre société sans l'obéissance de la sienne. Elle a besoin du nationalisme. La hiérarchie militaire a besoin de l'obéissance de sa base qui ne peut faire corps, faire preuve de volonté, qu'autour de ses intérêts présumés. Ses intérêts doivent conforter son idéologie. La volonté de commander de la hiérarchie peut ainsi se trouver opposée à une volonté d'obéir du secteur divergente, parce qu'obéissant à d'autres intérêts que ceux de sa hiérarchie. C'est une telle divergence que doit éviter le chef des armées Gaïd Salah qui pour ce faire peut jouer d'expédients, opposer les partisans du légalisme et les révolutionnaires par exemple, ou piloter sérieusement les intérêts du secteur que sa hiérarchie ne peut plus durablement opposer à ceux de la société. Rappelons que la faillite de l'État algérien menace d'abord le secteur de la sécurité. Répétons que la rente qui permettait au secteur de la sécurité d'arbitrer la dispute sociale n'est plus là. Le rôle de pourvoyeur de fonds va changer de camp. La volonté de commander de la hiérarchie militaire au secteur de la sécurité dépend largement de la capacité de la hiérarchie militaire de commander aux autres secteurs et en particulier au secteur économique. On a déjà signalé que le Hirak avait déjà désigné un vainqueur en la personne d'Issad Rebrab. Dans l'évolution future des rapports de force, les rapports entre le militaire et la société marchande vont être décisifs. Si la société ignorant ses intérêts ne se discipline pas, les deux sociétés se chargeront de la discipliner pour leurs intérêts. Nous savons où ces deux sociétés avaient tendance à placer ceux-ci. Il faut que le pouvoir économique ne rejoigne pas le pouvoir militaire dans sa domination de la société, et que le pouvoir militaire en renonçant à sa domination contribue à maintenir le pouvoir économique au sein de la société. Bref, nous devons organiser la convergence des intérêts pour éviter le scénario du pire. Il faut donc choisir : faire de la politique, travailler à la décomposition recomposition concrète des forces et de leurs rapports en vue d'un certain aménagement, autrement dit reconstruire pas à pas les champs sociaux, économiques et militaires ou prétendre conquérir par la force le pouvoir d'État pour tomber dans le piège de la dictature en alliant les contraintes économiques et militaires contre la société. La société algérienne est de nouveau face à des choix qui comme au sortir de la guerre de libération, vont déterminer son destin pour des décennies : quel ordre va-t-elle produire ? Se disciplinera-t-elle ou sera-t-elle disciplinée par d'autres intérêts qui surplomberont les siens ? Prendra-t-elle le chemin de l'Égypte ou saura-t-elle l'éviter ? Il faut certainement prendre en compte le penchant social à emprunter des raccourcis pour distinguer les bons raccourcis des mauvais. On préférera toujours ce qui peut être fait en une nuit plutôt qu'en plusieurs années. La révolution qui réduit le pouvoir au pouvoir d'État est un faux raccourci. On peut dire que la transformation réelle des rapports de force n'a besoin qu'indirectement du détour par le pouvoir d'État lorsque la société consent à ne pas se défausser sur lui. La société ne peut être contrainte que si elle est défaite et accepte d'obéir. Il faut qu'elle accepte ou concède majoritairement d'obéir à certaines habitudes, à certains mécanismes pour qu'elle puisse y être minoritairement contrainte. La société des individus n'est pas une société, une force sociale si elle ne dispose pas de la contrainte économique pour faire face à la contrainte militaire. La force sociale est dans les corps sociaux, les régions et les secteurs d'activités. C'est dans ces corps qu'elle pourra se discipliner. L'opposition entre logique constitutionnelle, comme logique légale, et logique politique, comme logique légitime, ne doit pas faire illusion. Elle cache la dynamique réelle des rapports de forces, ses lignes de fuite et de résistance. On ne peut pas confondre ce que la société peut et ce qu'elle veut. La force ne peut plus être gardée par la force militaire depuis que lui échappe, lui fait défaut, la force économique. Celle-ci change de bord, elle passe du côté civil et du côté étranger. Un passage en cours, la force restant partagée entre ses trois tenants. La configuration des rapports entre la force militaire, les forces économiques nationales et les forces économiques internationales n'est pas encore stabilisée. Le rapport entre la force économique nationale et la société non plus. La force militaire qui ne dispose plus de l'entier pouvoir économique va devoir composer avec trois forces : les mondes sociaux (régions et secteurs que je substituerai au monde du travail), les forces économiques locales nationales et celles internationales. L'économique comme discipline sociale n'étant pas encore constituée, la société devra compter sur celle militaire pour discipliner les corps dont elle dispose plutôt qu'une société fictive. Une telle discipline ne pourra cependant être instaurée sans une claire vision des intérêts de chaque corps. Ce sera alors dans une telle discipline sociale que sera configuré le rapport entre une autorité et trois pouvoirs. Une autorité que l'on dira morale et d'intérêt général, car jouissant d'une autorité inspirant nos esprits de corps ; des pouvoirs dont l'un militaire et national, les deux autres économiques nationaux et internationaux. Le clivage passera entre d'une part une unité des forces sociales internes sous des esprits autochtones, c'est-à-dire une unité de l'économie et de la société, du militaire et du civil, c'est-à-dire lieu d'un processus de réappropriation sociale de la décision politique et économique ; et d'autre part une unité des forces économiques et militaires sous un esprit libéral, c'est-à-dire une domination de l'économie et du militaire sur la société adossée à une domination extérieure, c'est-à-dire une poursuite du processus de dépossession de la société de ses ressources naturelles et de ses biens collectifs. La thèse que je soutiens depuis longtemps, faire de la politique dans notre contexte, c'est transformer une administration militaire de la société en administration civile ; c'est transformer des militaires en civils ; c'est différencier, spécialiser l'activité sociale de manière efficiente en diverses matières : militaire, économique et culturelle, etc. et diverses espèces : régionales, sectorielles, urbaines, rurales, etc.. Une telle transformation opère dans la continuité. C'est pouvoir faire de manière civile ce que l'on avait pour habitude de faire de manière militaire. C'est faire passer l'activité d'un commandement militaire à des commandements civils. Pour le faire de manière plus riche et moins coûteuse. La manière militaire ayant eu la prétention d'être moins coûteuse au temps d'une faible différenciation sociale. Il coûtait moins de faire avouer par la torture que de prouver en enquêtant. Mais cela était valable pour ceux que l'on avait sous la main, pas pour le monde entier. La preuve coûte davantage pour l'administration de la justice que l'aveu. L'État de droit plus que l'administration militaire. Surtout lorsque l'on a opté pour une justice inquisitoire sous administration militaire. Mais il fallait alors renoncer à coopérer avec le monde entier que l'on ne peut accuser sans preuve. Si nous voulons être à la hauteur du monde, avoir un état de droit pour échanger avec lui, produire notre nourriture et les commodités du monde d'aujourd'hui, nous devons travailler davantage, produire davantage de ce que nous consommons, renoncer à la torture et administrer la preuve. Mettre à niveau nos standards et ceux du monde. Nous ne pourrons plus obtenir du monde notre nourriture et nos commodités à l'aide de nos seules ressources naturelles. Nous avons encore besoin d'une certaine discipline militaire pour rétablir nos équilibres budgétaires avant que nos seuls intérêts privés et nos libertés individuelles puissent guider nos pas. À la base de nos déséquilibres publics sont nos déséquilibres privés. Nous avons dissipé nos ressources naturelles qui nous aidaient à équilibrer nos comptes. Il y a des objectifs de base à réaliser, si nous ne voulons pas tomber sous les griffes du capitalisme mondial. Une telle discipline a été nécessaire pour venir à bout du colonialisme, elle l'est encore pour conserver une cohésion nationale, instaurer de nouvelles habitudes, transformer nos préférences avant que nous puissions être payés de retour. Moins consommer aujourd'hui pour innover [5] et mieux consommer demain, toutes choses égales par ailleurs, nos libertés individuelles ne sauraient nous y conduire et profiter au plus grand nombre. Par où passe le changement démocratique, la ligne de fuite de la dynamique des rapports de force aujourd'hui ? L'armée n'a pas besoin d'être déstabilisée avec les menaces actuelles à sa frontière. Elle a besoin de cohésion. Les menaces extérieures ne doivent pas être pour autant le prétexte pour établir une cohésion par la force, c'est-à-dire faire dominer par la force des intérêts sur les autres. On ne doit pas utiliser l'ennemi extérieur pour ne pas remédier à nos faiblesses. Les cohésions sociale et militaire doivent être durablement renforcées. L'intérêt du secteur de la sécurité doit donc être clairement identifié : à côté de celui de la société et dans le développement d'une force économique représentative de l'intérêt national. La logique de confrontation entre ce secteur et le reste de la société doit donc être évitée [6], car suicidaire. Pour ce faire, nous avons besoin de sortir de l'alternative disjonctive, logique constitutionnelle ou logique politique, pour une autre conjonctive, constitutionnelle et politique, qui s'impose en réalité dans les faits, mais alors sans dire son nom, car les forces des différents secteurs de la société (de la sécurité et des autres) entreront, dans leur transformation, en synergie ou en opposition. Cela dépend des choix de la société : pousser les forces militaires et économiques dans les bras l'une de l'autre pour réduire la résistance de la société ou permettre aux différentes forces de s'accorder. Pourquoi faire confiance à une instance présidentielle non élue et ne pas faire confiance à un président élu dont le programme serait le même ? En quoi une telle institution, et d'autres de transition, seraient elles significatives d'un rapport de forces stabilisé ? A-t-on plus confiance dans la capacité de contrôle sur la désignation de l'instance collégiale plutôt que sur l'élection d'un président ? Quelle confiance accordée aux personnalités émergentes ? Quelle vérification peut-on avoir sur elles ? Des personnalités dignes de confiance qui formeraient une telle instance présidentielle non élue pourraient-elles commander aux forces sociales, économiques et militaires ? À l'État profond ? Quelles différences dans les capacités de contrôle ? L'État profond aurait-il moins de capacités ici que là ? De telles instances accroîtraient-elles les capacités de contrôle de la société ? En vérité, les « superstructures » que peuvent constituer toutes ces instances de transition ne peuvent pas remplacer les capacités d'organisation de la société pour peser sur les rapports de forces réels. Ce n'est que dans la mesure où ces superstructures expriment des capacités d'organisation de la société que celles-ci peuvent être efficaces. Il y a là un mauvais raccourci : les instances de transition ne peuvent pas remplacer les capacités d'organisation de la société. Pour sortir d'un système et entrer dans un autre, ne peut-on pas comprendre que le temps, précieux, ne peut être gaspillé ni d'une manière (insuffisant pour réaliser la tâche) ni d'une autre (prendre plus de temps que prévu et accaparer le temps d'autres tâches ordinaires, mais plus urgentes) ? Ne peut-on pas craindre qu'une rupture brouille plutôt qu'elle ne clarifierait les transitions d'un système à un autre en empruntant de faux raccourcis et en s'enfermant dans des impasses ? Comment s'assurer d'un véritable changement en période de crise locale et globale ? Ne doit-on pas apprendre d'abord à économiser des ressources devenues rares plutôt que de fixer des préalables indiscutables ? Les transitions d'un état à un autre doivent donc être gérées de la manière la plus précise possible. Il faut faire de la politique, négocier toutes les transitions, toutes les tâches, plutôt que de songer à faire table rase, à acculer une partie sans en penser les conséquences ! Le miracle a déjà eu lieu, il est derrière nous. Il tient dans ce qui nous a réunis. Ses effets doivent désormais être entretenus par nos succès. L'argument couramment avancé pour opposer logique constitutionnelle et logique politique est le suivant : le résultat des élections présidentielles programmées serait connu d'avance. Ne peut-on pas organiser une élection qui soit légale et légitime sans sortir de la logique constitutionnelle [7] ? Notre réponse est la suivante : tout dépend de la mobilisation de la société et de ce qui est attendu de cette élection. En réalité, l'argument précité ne fait pas confiance à la capacité de contrôle de la société sur le processus électoral. Il ne prend pas en compte la nouvelle capacité de la société. Il suppose comme si nous étions encore avant le 22 février, comme si un miracle n'avait pas eu lieu. On continue à raisonner du point de vue des conditions qui doivent être réunies du côté de l'administration. Et c'est là l'erreur. La mobilisation de la société peut désormais pallier les défaillances de l'administration et du fichier électoral. Le contrôle du processus électoral peut aujourd'hui être retiré à l'administration avec le consentement d'une bonne partie d'elle, au contraire du passé. L'on veut désormais croire au changement. Le secteur de la sécurité peut ici rejoindre la société. Il n'aura pas besoin de s'opposer, il pourra au contraire contribuer au contrôle social du processus. Nous nous éloignerons ainsi de l'alternative disjonctive des forces civiles et militaires. Des élites actuelles peuvent vouloir disputer à la société le contrôle du processus, cela va de soi, mais la société se laissera-t-elle faire cette fois ? Si l'on ne gaspille pas la mobilisation actuelle de la jeunesse, la réponse est évidente. Le contrôle du processus électoral est une tâche concrète incontournable que la société doit s'assigner pour se réapproprier le politique. On ne peut pas passer par-dessus. Elle est aujourd'hui la tâche prioritaire d'une telle réappropriation. De ce contrôle émergeront les outils et les mécanismes du processus électoral que certains voudraient exiger au départ. Donc d'abord un président, des élections présidentielles, pour se réapproprier le processus électoral et désigner la personne qui pourra présider au processus de transformation sociale et politique. Ceci n'est pas au-dessus des capacités d'organisation de la société actuelle, c'est une tâche en mesure d'accroître et non d'entamer sa nouvelle confiance. C'est une bataille qu'elle peut remporter contre les partisans du capitalisme mondial et à qui elle peut soustraire le commandement du secteur de la sécurité. La mobilisation sociale pourra ensuite accompagner la politique du nouveau président qui aura pour but de présider à l'émergence d'une nouvelle société, d'un nouveau secteur de la sécurité et d'une nouvelle économie. Rester accrocher à l'opposition entre une logique constitutionnelle et une logique politique c'est priver la société d'une tâche à sa mesure qui accroîtrait ses capacités d'organisation. C'est faire le travail de ce que certains entendent par contre-révolution. Concéder à la logique constitutionnelle est la démarche la plus réaliste, car l'on ne peut raisonnablement attendre de la hiérarchie militaire actuelle que ce soit elle qui concède à la société le principe d'une transition. On peut même soutenir qu'elle ne consent à des élections que parce qu'elle y est contrainte par l'opinion internationale à laquelle doivent se soumettre ses alliés extérieurs. S'il en était autrement, le président Bouteflika n'aurait pas sollicité un cinquième mandat. Car ce n'est là qu'une façon de refuser des élections réelles. Il est impératif que la société sorte donc de son apolitisme en commençant par se rendre maître du processus électoral. Bref, à mon humble avis, ne pas perdre de temps et d'autres ressources, consisterait aujourd'hui à se focaliser sur le contrôle du processus électoral et sur le programme de la société à brève échéance, comme la mise en place des cadres qui vont permettre aux nouvelles forces de se composer et de négocier les conditions du changement. Ce n'est pas là la pente la plus aisée, mais c'est la bonne. C'est pour cela que la société doit se battre aujourd'hui pour assurer ses pas dans le processus de démocratisation. À l'époque des fake news, rater une bonne proposition parce qu'elle est le fait d'une mauvaise partie ou opter pour une proposition parce qu'elle est le fait d'une bonne partie n'est plus une garantie de réussite. La vérification est nécessaire. L'enfer n'est pas pavé que de mauvaises intentions. Chaque fois que nous pourrons vérifier du résultat, on pourra dire que l'on est sur la bonne voie. Ce ne sont pas à des individus qu'il va falloir faire confiance, mais à des expériences bien conduites. Juges et maires, plutôt que de refuser de parrainer des élections, il faut en prendre le contrôle ! La société en a le pouvoir aujourd'hui, ne le ratons pas parce que nous trompons d'époque. Faisons en sorte qu'hier ne soit pas aujourd'hui. N'allons pas adopter une attitude qui correspondait à un état que nous avons dépassé. La société a besoin d'expérimenter, elle a besoin d'un secteur de la sécurité qui le lui permette parce qu'il ne se sent pas visé et se sait concerné. Ce secteur doit faire partie de cette expérimentation. Tous les secteurs ont besoin d'être restructurés et doivent produire de nouvelles hiérarchies. La société a besoin de transformer ses préférences temporelles : épargner pour consommer plus tard. Autrement, elle ne disposera pas des ressources pour faire face à ses besoins, pour améliorer ses productions, ses exportations et ses importations. Elle devra modifier ses préférences temporelles (J. M. Keynes), substituer à sa préférence pour le présent, à la consommation, une préférence pour le futur, la production et l'innovation. Pour cela, elle a d'abord besoin de leaders, d'acteurs qui puissent accroître la confiance en qu'elle a en elle-même afin qu'elle puisse se dire la vérité de sa situation et l'assumer. Que ceux qui peuvent le lui rappeler soient crus et suivis. Car cette vérité est amère, son remède ne pourra pas être administré par un président parce qu'il a été élu par une majorité. Cette majorité se déféra aussi vite qu'elle s'est faite. La société qui ne faisait pas confiance à des individus ne le fera plus. Le monde étant devenu trop complexe, elle ne fera plus confiance qu'à des conditions de vérification. Notes 1- Mais pas seulement, du religieux et du politique aussi. 2- Pour simplifier. Je préférerais parler de croyances, de dispositions et d'habitudes sociales, face à des contraintes économique et militaire, plutôt que d'idéologie. 3- Je conserve toujours dans mon esprit le modèle de la démocratie villageoise : le riche, l'économique, et le cheikh, le religieux, n'ont pas d'autorité surplombante face à celle du village assemblé. En tant qu'experts, ils constituent comme des instances consultatives. C'est à ce modèle de démocratie que j'emprunte la configuration des rapports entre les forces économiques, militaires et religieuses. Le modèle mozabite peut être considéré comme un modèle développé de ce modèle de base. À la différence du modèle de base, il érige une autorité qui accorde à la société une certaine autonomie vis-à-vis des différents pouvoirs. 4- « Le mouvement persistera-t-il à fonctionner selon la technologie insurrectionnelle des révolutions dites de couleurs ? ... Elle est puisée dans un arsenal conçu pour acculer les régimes autoritaires, les pousser dans leurs derniers retranchements et les contraindre, par des procédés formellement pacifiques, mais pourvus d'une charge de violence considérable, à la répression. Elle est taillée à la mesure des régimes irréductibles qu'elle entreprend d'abord de dévêtir par étapes des oripeaux qu'ils arborent en guise d'institutions démocratiques, avant d'atteindre le cœur du réacteur et de le faire imploser. Le fait que, en Algérie, l'ANP, bien qu'ayant endossé la paternité de la prétendue continuité constitutionnelle, ne se trouve pas encore en première ligne et qu'elle dispose d'une possibilité de repli indique que la première étape n'est pas atteinte. Mais, dans la phase prévisible qui adviendra sans doute dans les prochains jours, il ne faudra pas se payer de mots : la distinction entre l'État, qu'on affirme vouloir préserver, et le système, dont on demande le départ, est un sophisme. En Algérie, le système articulé autour de l'ANP a depuis longtemps dévoré l'État. » Khaled Satour. « Le mouvement populaire algérien face à l'armée : quelques nouveaux questionnements » http://contredit.blogspot.com/2019/04/ 5- Selon l'économiste A. Benachenhou « pour préparer les années 2030 de la jeunesse algérienne, il faut investir plus et consommer moins. ... on peut déplacer 15 à 20% du PIB de la consommation vers l'investissement dans l'économie productive et les ressources humaines. À cet effet, il faut mettre en œuvre de nouvelles politiques budgétaires, de prix, d'organisation et de régulation de l'économie. C'est nécessaire, c'est possible, c'est urgent. 2030, c'est après-demain. » In « L'Algérie. Les années 2030 de notre jeunesse ». Alger, 2018, p. 271 6- Voir Khaled Satour, op. cit. 7- Pour Louisa Dris-Aït Hamadouche, « la période de transition idéale est celle qui permet objectivement et techniquement de réunir les conditions nécessaires à une élection transparente. Ce qu'il faut faire pendant cette période c'est d'assainir le fichier électoral, mettre en place une instance pour organiser les élections, amender les lois sur les libertés collectives et individuelles, assainir et mettre de l'ordre dans l'administration locale (walis, chefs de daïras...). Ce n'est qu'à ce moment-là qu'on pourra envisager l'organisation d'une élection qui soit non seulement légale, mais aussi légitime. » Ibid., cit. op. |
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