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Peut-on quitter une table garnie ?

par Kebdi Rabah

Il faut savoir quitter la table

Lorsque l'amour est desservi

Sans s'accrocher l'air pitoyable

Et partir sans faire de bruit?

Charles Aznavour.



En politique comme nombre d'autres domaines d'activité, quitter la table est une attitude qui, non seulement honore son auteur mais permet à celui ou ceux qui lui succèdent d'enrichir la profession par le changement. Il est communément admis en effet qu'un sang neuf, un œil neuf, apporte une autre façon de voir. Le nouveau sort des sentiers battus, met en pratique des solutions innovantes, audacieuses auxquelles on ne pense pas lorsqu'on est pris dans la reconduction routinières de schémas souvent devenus obsolètes sans que l'on s'en rende compte. Si l'objectif final du politicien est d'agir dans la direction dont il pense qu'elle débouche sur la prise en compte de l'intérêt général de la communauté dont il défend la cause, alors, il doit admettre que l'alternance au pouvoir est une nécessité absolue, une oxygénation de l'atmosphère indispensable pour lutter contre la suffocation. En aucun cas le désir de l'accomplissement d'un destin personnel, le sien,qui est aussi un stimulent à l'exercice de la politique, ne doit primer sur l'intérêt général ni se faire à son détriment. Tout homme politique digne de ce nom, quand il est au pouvoir, se doit de reconnaître ses limites et s'imposer une ligne de conduite qui doit l'empêcher de polluer l'atmosphère en persévérant à son poste dès lors qu'au lieu d'être la solution il devient lui-même le problème. Quand bien même il serait intimement convaincu d'être l'homme qu'il faut, si la majorité se prononce contre lui en tant que personne ou contre le courant dont il est l'émanation, il doit savoir « s'éclipser » et donner la chance à une autre solution que la sienne. C'est tellement plus élégant que d'être éjecté comme un mal propre et subir l'anathème sa vie durant. L'implacable jugement de l'histoire ne pardonne pas. Du Shah d'Iran à Zin EL Abidine Ben Ali les exemples ne manquent pas.

La nature d'un champ politique est de le destiner à être traversé par divers courants de pensées s'opposant les uns aux autres en fonction de conjonctures et d'intérêts partisans. Si on admet que la démocratie est le respect de la volonté de la majorité, on est alors en droit de considérer que tout politicien qui s'en réclame est tenu en permanence de défendre l'intérêt bien compris de cette majorité. Si divergence il y a entre les démocrates, elle ne peut donc que concerner la méthode d'y parvenir et non la finalité elle-même. Que l'on se réclame de droite ou de gauche, nul ne s'avisera à dire qu'il ne travaille pas pour le bonheur de la majorité de la population. Ce n'est donc pas au niveau de la finalité qu'il y a divergence mais au niveau de la méthode. Schématiquement, ceux de « droite » se fondent sur l'initiative individuelle, le marché comme régulateur et la recherche du profit comme carburant, tandis que ceux de « gauche » donnent la priorité au collectif avec un Etat fort initiateur et régulateur.

Dans tous les cas, s'il est indispensable à l'homme politique d'être un homme de principes il se doit également d'être celui du consensus, du compromis,sous condition cependant qu'il ne soit pas porté atteinte à ses fondamentaux. L'inamovibilité au poste n'étant pas un principe fondamental, à moins d'être « mégalo », il s'en suit que tout homme au pouvoir doit céder son poste si la majorité de la population pense que les circonstances l'exigent quand bien même elle aurait tort. Le tout est déterminé par des élections propres et honnêtes. C'est en principe comme cela que ça se passe en pays dits démocratiques. En Algérie, s'appuyant sur ce qui s'appelle la légitimité révolutionnaire, le débat politique a été depuis le départ tranché par la force des armes alors que « l'économique », lui, a longtemps été maintenu dans l'ambiguïté.

Il n'a été tranché que durant la décennie quatre-vingt pour muer d'un capitalisme monopoliste d'Etat en un libéralisme hybride et débridé,à l'exception des outils commandant la rente lesquels, eux, ont toujours été et sont encore exclusivement entre les mains de ceux qui détiennent par la même le pouvoir politique. On peut même affirmer, à l'exception de tout autre considérant, que c'est cette seule rente qui les motive et leur permet de le conserver. Dès lors le débat politique peut porter sur tout ce que l'on veut sauf sur la gestion de cette rente. Aussi ceux qui détiennent le pouvoir politique ne défendent pas des idées mais une position acquise grâce à laquelle ils n'ont pas besoin de démontrer une quelconque supériorité de savoir-faire pour accéder et se maintenir au pouvoir.Ils sont dans une conception de pouvoir qui n'a pas besoin de projet de société, où la négation de l'alternance et le statuquo dans la continuité sont une règle de comportement, ne tolérant la présence d'une opposition que sous la condition qu'elle soit en dehors des cercles décideurs et serve à agrémenter le décor électoral. Un tel paradigme les conduit alors à faire des élections un simple faire valoir avec tout ce que cela implique en terme de bourrage des urnes et trucage des résultats. Rentrer dans ce jeu au nom d'ambitions partisanes c'est se mentir car cela conduit au mieux aux strapontins.

Pour autant l'opposition doit-elle se contenter de jouer les faire valoir en regardant le train passer ? Assurément non ! S'il elle exclut de recourir à la violence pour changer l'ordre établi, le FIS en sait quelque chose, il ne lui reste alors qu'une seule voie : celle d'agir en tant que front le plus large possible en laissant momentanément de côté les intérêts partisans pour ne se concentrer que sur une seule cible. Pour ce faire il est indispensable que les partis qui la composent recadrent leur position par rapport à la notion même de pouvoir. Y accéder ne devrait plus être leur objectif. Ils devraient lui substituer celui d'abattre le système, à commencer par le considérer non comme un adversaire ordinaire à détrôner par le jeu normal de la compétition partisane, ce qui est impossible vu le trucage des élections, mais comme une mécanique contre laquelle il faut l'usage concentré de moyens d'un autre type. Ils se doivent de revoir les principes partisans qui les fondent à savoir la prise du pouvoir et les divergences doctrinales qui les divisent, pour ne se concentrer que sur l'obstacle à abattre, et ce même si la coloration de ce qui lui succédera devra virer à l'arc-en-ciel. Ce faisant ils ne feront que rééditer la recette de Novembre 1954 lorsque s'est constitué un Front uni, mettant de côté toutes les divergences, pour ne se consacrer qu'à un seul ennemi, le colonialisme. Abane Ramdane et ses compagnons ont su admirablement fédérer toutes les forces et sensibilités autour du même objectif et ce n'est pas par hasard que le système aujourd'hui en place a inauguré son mandarinat en commençant par se « débarrasser » de l'architecte du congrès de la Soummam.

Depuis, du fait d'une indépendance confisquée (Ferhat Abbas) le colonialisme a mué en une autre forme de domination et il ne disparaitra que sous l'effet d'une action concertée par le plus large Front qui soit à l'image de celui de Novembre 1954. La seule différence est que n'ayant pas à faire à une puissance de l'OTAN il ne sera pas nécessaire de recourir aux armes mais cela ne veut pas dire qu'il faudrait se confier aux urnes. L'opposition est-elle capable de sortir des sentiers battus, réfléchir et inventer une autre façon de lutter ? Ce que nous ont donné à voir les récentes tentatives de rapprochement ne plaident pas en ce sens. Il faut croire que les leaders ou ceux qui se prétendent comme tels n'ont pas encore atteints ce stade de maturité et d'intelligence politique pour se départir de ce reflexe égotique qui les empêche chaque fois de saisir l'occasion historique de mettre un terme à un système qui n'éprouve aucune peine à les enfariner. Il faut une hauteur de vue des Abane, Abbas, Ben Mhidi, Boudiaf etc... pour être capable de céder de sa personne et laisser place à un destin autrement supérieur. N'y a-t-il vraiment aucun homme capable de prendre conscience qu'il ne sert à rien de s'inviter à une joute électorale jouée d'avance tant le bourrage des urnes fait partie des mœurs ? Assurément il y en a plus d'un, mais les ambitions personnelles voilent la perspective globale et inhibent les synergies de groupe. Or le champ politique a été si dévoyé qu'il faut l'appréhender autrement, le contourner par la base, par des actions de masse ciblées, inscrites dans la durée d'autant que les nouvelles technologies de l'information, les réseaux sociaux offrent des perspectives illimitées. Ailleurs des issues alternatives (les gilets jaunes) sont en cours d'essai.

Mais quand on constate qu'à la veille de l'élection présidentielle, la trouvaille a été d'essayer de s'entendre sur un candidat du consensus, sans y parvenir au demeurant, on peut raisonnablement penser que l'opposition est en dehors du coup, se contentant d'une simple gestuelle plus pour paraître que pour être.Car même si candidat du consensus il y a, l'urne soumise refusera de l'élire. Alor de deux choses l'une : Ou chaque leader préfère se complaire dans une position partisane d'attente, ou il pense, tel le baron Coubertin, que peu importe le résultat l'essentiel est de participer. Sans clin d'œil à la sentence d'Ibn Khaldoun, force est de constater que l'impossibilité de s'entendre fait partie du paysage. Il faut se rappeler du CNRA de Tripoli dejuin 1962, durant lequel l'élite politique qui a conduit la révolution s'est trouvée, à cause d'ambitions personnelles démesurées de certains, dans l'incapacité de désigner la composition d'un bureau politique.

La question fut finalement réglée par la force des armes. Il faut croire que le pouvoir exerce un tel attrait sur certains Algériens que plus rien d'autre que leur destin personnel ne compte dans la balance. Rares sont ceux qui ont l'esprit sportif et savent quitter la table. Du reste il suffit de voir l'acharnement à rester en poste, à accepter tous les avilissements, y compris celui d'ignorer l'appel du peuple qui vous dit « dégage » et les insultes de ceux que l'on pense avoir achetés à cout de milliers de milliards de dinars, pour comprendre que le magnétisme du pouvoir est à ajouter aux quatre forces fondamentales de la nature. La démission n'existe pratiquement pas et même dans les cas de renvoi avec perte et fracas, le concerné observe une retraite bien docile en attendant de ramper de nouveau quand on voudra bien le rappeler.

On peut comprendre cet entêtement au « koursi » de la part de ceux qui y sont déjà, car à trainer tant de casseroles derrière soi, il y a le risque qu'elles soient éventées par les successeurs et donnent lieu à quelque règlement de compte. Mais cela parait incongru de la part de ceux qui n'ont jamais gouté au pouvoir ni eu quoique ce soit à se reprocher. Aussi cet entêtement à se mettre en avant quel que soit le prix à faire payer à la collectivité,tout en sachant qu'il s'agit d'un comportement suicidaire, est incompréhensif chez un esprit rationnel, aveuglant jusqu'à méconnaitre que « l'ennemi de mon ennemi est mon ami ». A ce stade de stupidité, le refus d'alliance temporelle inconditionnelle pour lutter contre un adversaire commun doit probablement relever plus de la névrose ou de quelque déséquilibre psychotique que d'un calcul stratégique quelconque. « Taghenant » est peut-être le terme qui résume le mieux la situation. Le moins qu'on puisse dire est qu'il est catastrophique autant pour le politicien que pour le pays. De plus, il est perçu par le peuple comme un déni de démocratie, un mépris à son égard, ce qui, en réaction, l'emmène à se désintéresser de la politique et à mettre tout le monde dans le même sac. Tous pourris, tel est son leitmotiv. Les partis doivent comprendre que le peuple se désintéressera d'eux tant qu'il a le sentiment que c'est l'accès au pouvoir qui les intéresse en premier lieu. Sentiment légitime tant il est logique de comprendre que, pour ce faire, on peut être amené à pactiser avec le système.

Le pouvoir a compris à qui il a à faire. Sa maturité dans la gestion de la magouille n'a d'égale que l'immaturité de l'adversaire à se constituer en opposition digne de ce nom. Il se trouve de ce fait toujours avec une longueur d'avance, réduisant les « opposants », au mieux, à quelques lièvres pour donner le change à un scrutin couru d'avance. Ainsi les mandats se succèdent, le même candidat désigné par l'autorité suprême qu'est l'armée se succède à lui-même ou sa copie, laissant à l'opposition le « mérite »d'exister pour râler en dénonçant à chaque fois la fraude. Ainsi vogue la galère !