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heures 45 minutes, juste au moment où la nuit la plus longue de l'année
commençait à poindre, fatigué de tourner en rond dans des ronds-points,
j'arrête la tournée dans un rond-point final donnant tout droit sur un café
branché à la bavaroise. On y entre moi et mon hôte, un Strasbourgeois
d'adoption après qu'il a pris plaisir à sillonner le monde pour étudier des
failles sismiques et des plaques tectoniques qui rapprochent et séparent les
continents. L'endroit est nickel et calme mais l'atmosphère étouffe de
nicotine. Moi qui ne suis pas fumeur, j'en prends, malgré tout, à plein poumons
une overdose. Nous sommes tous les deux scrutés par un petit groupe de jeunes
planqués dans des fauteuils chic autour d'une table, les autres, sûrement des
supporters du Barça, restent les yeux fixés au spectacle diffusé en 4K sur un
bel écran géant. Ils se demandent, sûrement, que font, ici, au milieu d'eux,
ces deux têtes dégarnies et trop sérieuses, derrières un look ni rock ni disco,
mais peut-être un peu folk et blues ? On y prend place et on commande deux
boissons fruitées non gazeuses. Pour notre génération, la marque commerciale de
cette boisson évoque beaucoup de souvenirs de bidasses, bons pour la guerre,
parqués dans la rudesse du climat hivernal de N'gaous
dans les environs de Batna. Par contre, ces jeunes hommes attablés, devant
nous, eux ne connaissent ni paquetage ni chambrée -pas encore ou peut-être
jamais. Ce qu'ils pensent de la guerre de libération n'est autre que
l'histoire, des grands-parents, racontée dans les manuels scolaires et
revisitée à volonté au présent. Ils ignorent tout de la guerre des sables et
des batailles d'Amgala qui ont déchiré deux peuples
frères -marocain et algérien. Ils ne comprennent pas pourquoi la frontière ouest
est fermée depuis l'avant de leur naissance. Quant à la tragédie des années
1990, ils étaient trop jeunes pour l'avoir vécue. Réceptifs à l'oralité de nos
sociétés qui entendent et transmettent en déformant les réalités dans le moule
du mensonge, des émotions, du temps et de l'oubli, ils pensent du bien de
Boumediene mais disent du mal de Chadli, bien qu'ils n'aient connu ni l'un ni
l'autre. Ils sont la génération Bouteflika, pour lequel ils éprouvent un
sentiment confus -entre miel et fiel, selon les humeurs. Il les accompagne
encore, depuis leur entrée à l'école. Aujourd'hui, ils sont à l'université ou
quelque part devant leur destinée et lui veille toujours. Leur présent est fait
de plein de désirs qui les projettent loin de la monotonie des ronds-points
donnant tous sur des «sens interdits», des tabous incassables, des crispations
asphyxiantes et du mal-être ressenti. Ils veulent «vivre la Vie» comme tous les
jeunes du monde mobile qu'ils peuvent atteindre instantanément dans une autre
vie -mais celle-ci est virtuelle. En attendant, ils essayent de se protéger
contre les marchands de rêves, les alarmistes endormeurs parlant de
catastrophes, d'implosion, de séparatisme, de faillites des caisses et de
sécurité menacée, mais pas des malhonnêtes et des corrompus qui leur ruinent le
présent et le futur. La politique n'est ni leur tasse de thé ni la chaloupe qui
traverse la Méditerranée. Ils ne sont pas dupes. Ils savent que leur classe a
déjà été déclassée avant qu'elle ne soit venue au monde.
Enfin,
nous sommes, moi et mon invité, absorbés dans le passé, la nostalgie et le
bilan d'une demi-douzaine de décades. On essaye de zapper le présent qui nous
inflige tant de mal, face au vécu plat, répétitif à l'ennui, et plein
d'incertitudes pour ces jeunes malgré les apparences qu'ils dégagent. Ils sont
là, dans ce café, agglutinés, seuls au pluriel, dans un monde masculin,
unisexué, ne ressemblant en rien à celui dans lequel les jeunes bavarois
s'épanouissent et s'équilibrent avec leurs deux moitiés- entières et complémentaires.