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Casbah d'Alger: Levée de boucliers contre un «énième» projet de rénovation

par Yazid Alilat

Levée de boucliers en France contre le projet de la wilaya d'Alger de rénover la vieille médina, La Casbah, inscrite en 1992 au Patrimoine mondial de l'Humanité par l'Unesco. Et d'en confier la conception et la réalisation aux ?Ateliers' de l'architecte français Jean Nouvel, un des plus célèbres architectes-urbanistes du moment. Dimanche dernier, la wilaya d'Alger avait signé une convention tripartite avec la Région Ile-de-France et les Ateliers Jean Nouvel portant la «revitalisation» de La Casbah d'Alger. Selon un communiqué de l'ambassade de France à Alger, ce projet porte notamment sur «la réalisation d'une vision architecturale globale ainsi que la reconversion du palais Dar El-Hamra, en équipement culturel métropolitain.» La wilaya d'Alger précise de son côté que le projet porte sur «la revitalisation de La Casbah, au plan patrimoine, urbanistique, culturel et touristique.» Dimanche soir, le ministre de l'Habitat Abdelhamid Temmar, en recevant l'architecte français Jean Nouvel, avait notamment déclaré que cette convention visait à «impulser une nouvelle dynamique» à La Casbah. Le budget alloué au projet serait très important, selon plusieurs sources. C'est le second grand projet de rénovation-réhabilitation de La Casbah d'Alger, après celui des années 1970, au temps de l'ex-bureau d'études COMEDOR. L'ex-gouverneur d'Alger Chérif Rahmani avait tenté de rénover des îlots de La Haute Casbah, menant vers Bab Ejdid, mais avait abandonné le projet après les protestations des habitants et notamment les propriétaires des «douérates», ces petits palais de La Casbah que le projet de Rahmani projetait de détruire pour ouvrir de larges boulevards donnant sur la mer, en contrebas de la vieille cité. Le nouveau projet de la wilaya d'Alger, confié aux ?Ateliers' Jean Nouvel, en collaboration avec de la Région Ile-de-France est lui, aussi, vivement contesté autant en France qu'en Algérie par des architectes, des étudiants (es) et des acteurs de la Société civile.

Dans une lettre ouverte publiée «in extenso» par le quotidien de la gauche française, l'Humanité, plus de 400 signataires récusent le projet et demandent à Jean Nouvel de se retirer de cette convention tripartite. «Nous vous demandons, désistez-vous et recommandez à la wilaya d'Alger certains (es) de vos confrères algérois (es) qui sauront problématiser ce projet, de manière à préserver La Casbah et ce que celle-ci signifie, plutôt que de la contrôler, la modifier et la gentrifier.» Dans cette lettre ouverte adressée à Jean Nouvel, les signataires des deux rives de la Méditerranée relèvent d'abord que «revitaliser La Casbah d'Alger ? étymologiquement, «revitaliser» implique redonner de la vie, ce qui nous permet de nous demander si la vie, pourtant vibrante qui caractérise, aujourd'hui, les rues sinueuses de ce quartier, n'est pas digne d'être considérée comme telle.» Pour eux, La Casbah d'Alger, bien avant d'appartenir à l'Humanité - celle dont on nous dit qu'elle possède un patrimoine mondial- appartient d'abord à ses habitants (es), qu'ils possèdent un titre de propriété ou non, ensuite aux Algériens (ennes) dont la lutte révolutionnaire contre le colonialisme français a régulièrement pris appui sur sa capitale et en particulier, sa Casbah, et enfin aux militants (es) anti-coloniaux (ales) de l'Afrique, du Sud Global, mais aussi du Nord, tant La Casbah, par son urbanisme et son architecture, incarne un symbole puissant des luttes de ceux et celles qui ne peuvent mettre à profit que leur passion et leur environnement face aux forces asymétriques que leur opposent les armées et polices coloniales.»

Des projets «à la pelle», sans résultats

La lettre adressée à Jean Nouvel rappelle, par ailleurs, que la vieille médina d'Alger avait été, partiellement, détruite par les Français, dès leur occupation de l'Algérie en 1830, par 3 fois: destruction de La basse Casbah, celle ayant les pieds dans l'eau du côté de Bab Azzoun pour faire des boulevards et des bâtiments administratifs. «Plus tard, les autorités coloniales y construiront des immeubles ?haussmanniens', reprenant les tactiques urbanistes contre-insurrectionnelles, déjà appliquées à Paris et Marseille. A la fin des années 1930, lorsque les autorités coloniales ont fait «a guerre aux taudis» et ont ainsi détruit le quartier de la ?Marine', sur le Front de mer. La même lettre rappelle que durant la guerre de Libération, une partie de La Casbah est soufflée par une bombe placée rue de Thèbes, le 10 août 1956 par une organisation terroriste française (organisation de la résistance française), faisant au moins 80 morts et 14 blessés. Un an après, le 8 octobre 1957, les parachutistes de Bigeard dynamitent la maison du 5, rue des Abderrames, où s'étaient retranchés Hassiba Benbouali, Ali Ammar dit ?Ali La Pointe', Omar Yacef dit ?p'tit Omar' et Mahmoud Bouhamidi, rappellent encore les signataires de cette lettre à Jean Nouvel, qui lui signalent que «comme vous l'avez peut-être vue, durant votre courte visite, cette maison a été laissée telle quelle, ces six dernières décennies afin d'en faire un mémorial, un mémorial sans architecte.» Pour eux, «toute modification de La Casbah qui ne viendrait pas directement de ses habitants doit, ainsi, faire preuve d'une connaissance et d'un respect, sans faille, de son passé et de son présent, bien au-delà des instructions que la wilaya d'Alger puisse, elle-même, fournir ou comprendre.» «Des projets qui n'auraient pas à coeur de servir, en premier lieu, ses habitants ainsi que le legs historique, politique et culturel de cette ville, dans la ville, et qui leur préféreraient des ambitions touristiques ou financières, ne sont pas dignes de ce lieu de vie et d'histoire», ajoute-t-on. «De même, le déblocage d'un budget stupéfiant pour financer cette étude ne peut que contraster avec le peu de moyens criant que le tissu associatif de La Casbah affronte, au jour le jour, dans ses initiatives», expliquent-ils. Et de demander à Jean Nouvel de se retirer du projet, en lui lançant : «n'acceptez pas d'être complice d'une quatrième vague de transformation brutale française de La Casbah. Tout architecte se doit d'être complètement responsable des conditions et conséquences politiques des projets qu'il accepte; toute position qui ferait de lui ou d'elle un (e) simple exécutant (e) constituerait une insulte à sa fonction et à sa capacité d'agir.» Concrètement, La Casbah d'Alger, en tant qu'entité urbaine historique, n'a bénéficié d'une décision officielle, qu'en 2003 à travers le décret exécutif n° 3-324 d'octobre 2003, pour l'établissement du Plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur des secteurs sauvegardés, et en 2005 pour la délimitation du secteur «'La Casbah d'Alger». Sa superficie totale est de 105 ha, limitée au nord par la rampe Louni Arezki et la rue Oudelha-Mohamed, à l'est par le môle El-Djefna (quai 7), parcourant dans l'axe 6 rues avant de rejoindre le Bastion sud-ouest de la caserne Ali Khodja (Bab Ejdid), et à l'ouest la rue Boualem Bengana, vers Bab El Oued.

En réalité, les opérations de rénovation, réhabilitation, restructuration de la vieille médina d'Alger, ?El Mahroussa', remontent aux premières années de l'Indépendance, avec notamment une réfection des mosquées et des palais. Ces opérations, faut-il le rappeler, avaient été lancées d'abord en 1968 avec la mise en place de l'Atelier Casbah, puis il y a eu le projet que devait réaliser le COMEDOR, en 1972, le Plan d'Orientation générale d'Alger (POG), abandonné ensuite, un projet d'étude et réalisation par une délégation d'experts en 1978, et le PDAU d'Alger, approuvé en 1995, qui a proposé une structuration de la ville d'Alger. En 2010, la wilaya d'Alger a mis le paquet pour la restauration de la vieille médina, avec notamment 17 bureaux d'études techniques pour la prise en charge du bâti, 2 bureaux d'études techniques pour les édifices majeurs, les directions des Services publics (VRD) pour la réparation et la mise à niveau, 19 bureaux assistés par le CNERU, et 150 entreprises mobilisées. Puis, plus rien, jusqu'à l'annonce de ce dimanche d'un projet algéro-français de «revitalisation» d'une médina qui a résisté, seule, aux vicissitudes du temps et des prédations de l'homme. N'est-elle pas «El Mahroussa» ?