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Depuis
au moins une décennie, la référence à la mode « ANTHROPOLOGIQUE» fait inflation
: on a pu découvrir, de part et d'autre de la Méditerranée et au gré de la
publication des bans, une anthropologie du présent , une anthropologie de la
chambre â coucher, une anthropologie de l'actance, je
passe et des meilleures. Pourtant, une telle dérive sémantique se justifie
d'autant moins que nous sommes loin d'avoir épuisé toutes les virtualités maussiennes du « fait social total » que recèle, jusqu'à preuve
du contraire , à la fois l'infime détail de la vie
quotidienne et la grande épopée qui traverse la planète
En Algérie, nous nous sommes penchés avec sérénité sur ce sujet quand, à Timimoun en 1999, nous nous sommes rencontrés à l'international sous l'égide du CRASC pour répondre à la grande question : «Quel avenir pour l'anthropologie en Algérie ?» . L'enjeu de cette discussion en valait la chandelle, non pas pour les coquetteries spéculatives ( toujours prégnantes , hélas, ici ou là ), mais pour trouver sens dans l'expérience menée par les enseignants-chercheurs en sciences sociales au cours des deux décennies 70 et 80 durant lesquelles nos travaux étaient scandés par le développementalisme ambiant . La quête de distanciation , du temps long, du sens à l'avenant , devient au milieu des années 80 une nécessité vitale pour ceux de notre génération , et plus encore pour nos collègues de l'ex-CRAPE ( actuellement CNRPAH ) qui, en vertu du dogme de l'opérationnalité développée dans la réforme de 1971, ont été contraints de mettre la clé sous le paillasson . Dans un tel contexte, l'URASC (ancêtre du CRASC ) créée en 1983 , devenait la structure d'accueil obligée des « mal logës scientifiques «. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts... Ce préambule n'est pas inopportun. Il s'agit de rappeler les fondamentaux face au flou artistique que recèlent les sciences sociales algériennes en général, et l'anthropologie en particulier. Il peut paraître, en effet péremptoire pour un anthropologue, non seulement de s'immiscer dans les arcanes de la PROPRIÉTÉ, mais encore de la désigner comme paradigme central de la SCIENCE DE L'HOMME. Il n'est pas question de marcher sur les plates-bandes du juriste, notamment du juriste positiviste rompu dans le droit formel ( droit positif) . D'ailleurs, de nombreuses thèses, monographies ou rapports, ont été publiés sur le sujet. Il suffit de rappeler les tout derniers travaux : une excellente synthèse du droit foncier algérien de mon ami Ali Brahiti, ancien ministre délégué au budget, et ancien directeur général des Domaines, parue en 2013 aux Éditions ITCIS sous le titre: « Le régime foncier et domanial en Algérie: évolution et dispositif actuel «. Dans le même ordre d'idée, le Laboratoire d'Anthropologie Cognitive a fait paraître en 2015 chez L'Harmattan , les actes d'un colloque international ayant pour thème : « La pression foncière péri-urbaine en Méditerranée méridionale : l'exemple algérien « . Cependant, cette dernière contribution se détache quelque peu de l'approche formaliste du droit, pour s'interroger sur les présupposés socio-historiques, voire politiques, du processus d'appropriation foncière, notamment durant la période post-coloniale. Ce travail reste une ébauche dans la mesure où il s'est limité à l'Algérie et, accessoirement, à un pays du Sahel, à savoir le Sénégal. Ce qui fonde le caractère inter-disciplinaire, voire transdisciplinaire du concept de propriété , notamment la propriété de la terre, c'est d'une part la perspective qu'offre la comparaison horizontale, c'est-à-dire entre pays divers et variés ( voisins ou pas ) et, d'autre part, la perspective de croiser l'approche comparative synchronique avec l'approche diachronique. Ce croisement permet d'élargir le champ d'exploration des phénomènes qui s'offrent à l'observation contemporaine comme â la consultation de l'archive, surtout quand celle-ci nous ouvre l'accès à la longue durée historique . C'est à ce prix que la dimension anthropologique de la propriété se trouve justifiée : le regard anthropologique de la propriété est transdisciplinaire sui generis. Cette remarque peut paraître anodine, sauf que le praticien du droit et, de façon plus précise, le commis de l'Etat chargé de mettre en œuvre les dispositifs législatifs dans l'arrière-pays, se trouve souvent embarrassé face aux résistances des collectivités locales qui arguent de l'incompréhension normative entre l'autorité régalienne et la société civile, entre la » RES PUBLICA « et la « RES COMMUNIS «, entre l'espace public ( au sens de Habermas) et «bled-El-Djema'a «. Plus d'un demi-siècle de terrain à travers l'Algérie et, à un degré moindre, la Tunisie , le Maroc, le Sénégal, le Gabon , le Bénin et la Cote- d'Ivoire , soit dans le cadre de mes recherches personnelles, soit dans celui de la direction de thèses ou des missions pédagogiques en compagnie de mes étudiants ( université d'Oran), m'a permis de constater combien ce champ est encore inexploré: le législateur colonial avait tranché, tout au moins jusqu'à l'avènement du Second Empire, pour une conception binaire du droit : la propriété régie par la «raison graphique « ( R. Goody ) donc reconnue par un titre légal , d'un côté, et la propriété régie par la tradition orale , donc non reconnue et ayant statut de «RES NULLIUS» (« la chose de personne « ) au sens du droit romain , de l'autre. Ainsi en dehors des terres melk qui représentaient peu de choses en termes de superficie ( malgré une controverse sans fin sur son étendue), et situées généralement à proximité des villes septentrionales, le gros des terres étaient appelées « ?arch « ou « sabga « ( quelquefois « bad-al-j'maa»), là oû prévaut le droit réel ( droit de la chose ) sur le droit personnel ( droit de la personne , consubstantiel à la sécularisation du patrimoine foncier et, mutation mutandis, à sa marchandisation , au même titre que la force de travail). Le caractère non écrit de la gestion de ce patrimoine où l'usage l'emporte sur la nue-propriété (principe du « ihyâ «/ vivification) donne lieu à une phénoménologie du rapport au sol de type Ratzelien (en référence â Frédéric Ratzel, concepteur de « l'espace vital»). Une enquête en Kabylie sur les pratiques successorales menée il y a une quarantaine d'années en compagnie d'un de mes doctorants, m'a permis de constater qu'au-delà des règles contractuelles qui régissent de manière claire et intangible les limites topographiques entre paysans voisins, des redistributions moyennant correction de ces limites , ont pu se réaliser grâce à des régulations coutumières : le doyen du village, sollicité par la djemaa pour rendre justice, invite un propriétaire père de deux enfants à rétrocéder à son voisin , père de famille nombreuse et disposant d'une terre plus exiguë , quelques arpents au nom du « raisonnable « , au contraire de toute « rationalité formelle « ( Max Weber). Constat inverse, où le ?Urf et le régime de droit réel ne sont pas plus reconnus par le commis de l'Etat d'aujourd'hui qu'ils ne l'étaient au temps colonial, s'agissant , à titre d'exemple, du système d'irrigation dans le Touât : au début des années 2000, les services de la Wilaya d'Adrar ont eu la bonne idée de procéder à l'adduction d'eau potable au profit des familles de quelques Ksours, invités néanmoins à payer les redevances. Les ksouriens ont opposé un refus notoire, au motif que l'eau pompée pour l'adduction est puisée dans la nappe phréatique qui alimente la Foggara des Ksours concernés. Tous les chercheurs qui ont travaillé sur les zones arides où prévaut l'irrigation minière savent que le patrimoine d'une Foggara est délimité suivant un arbitrage consensuel dont le Qadhi local constitue le gardien du Temple: une bifurcation latérale («kra'-'Ain») desservant une Foggara voisine est potentiellement litigieuse , jusqu'à ce que l'expertise du « gûtrân « (liquide noir goudronneux ) soit ordonnée pour en vérifier la traçabilité dans la Foggara de la partie prétendument lésée . Cette jurisprudence est usitée depuis des siècles, mais ignorée ou méprisée par les agents de l'administration locale ! Il se trouve que, dans la culture ambiante, l'espace attenant à une Foggara relève du principe de souveraineté : à l'instar de l'espace de souveraineté nationale, il est question, dans le cas d'espèce, de souveraineté foggarienne. Ces quelques exemples montrent que le paysage normatif du Maghreb (extensible, sous réserve d'inventaire, à l'Afrique tout entière) n'a pas fait l'objet d'un inventaire exhaustif de la part du législateur, enclin en cas de dysfonctionnement signalé par les administrations locales, à traiter les dossiers au cas par cas. Avant qu'une jurisprudence ne soit jugée opportune , la pratique législative en reste à la vision binaire du droit ( où la propriété prime su la possession), ce qui rappelle à grands traits les avatars de la Révolution française, laquelle a enterré la propriété communale ( avant de la réhabiliter avec la Troisième République, suite au précédent sanglant de la Commune de Paris), celle des manses situés â la marge des fiefs, celle du monde paysan , lequel se sentira exclu de l'aventure révolutionnaire : révolution appelée « bourgeoise» à juste titre, car n'ayant mis fin aux privilèges féodaux que pour réhabiliter la propriété privée. La saga des laissés-pour-compte de la Révolution de 1789 a fait l'objet de nombreux travaux fort intéressants, à la suite de Gracchus Babeuf, qui inventa, bien avant Marx, le concept de «communisme» (thèses sur la «vaine pâture», les « cultures itinérantes», l'entraide paysanne versus « touiza», culture d'essartage, d'écobuage etc.).Il ressort qu'au-delà de la proximité géographique, et donc des situations qu'offre la complexité de la propriété foncière maghrébo-sahélienne , nous trouvons sur la rive nord de la Méditerranée et sans doute ailleurs, les mêmes réalités qu'on appellera , faute de mieux, « anthropologiques». En effet, l'élargissement du champ spatio-temporel nous révèle un invariant : ce n'est pas un moindre paradoxe de constater que l'invention de la propriété privée du sol garde les stigmates de l'ordre féodal antérieur, en dépit des ruptures présumées. Dans un ouvrage collectif d'une grande profondeur d'analyse, dirigé par Christian Attias, intitulé : « Le destin du droit de propriété « ( Éd. sirey, 1986), Françoise Renoux-Zagamé signe un article sur « les origines théologiques du droit moderne de propriété «. On pourra y relever en effet, entre autres arguments, que le principe successoral adossé à quasiment tous les régimes contemporains de propriété n'est pas détaché de la raison onomastique de la filiation, celle-là même qui organisait les successions royales ou tribales des temps révolus. Il ressort de ces quelques réflexions que la question de la propriété est loin d'être balisée , en dépit des thèses innombrables soutenues â son endroit par les juristes, les socio-démographes , les ethnologues, les géographes , les économistes , les philosophes, voire les littéraires auteurs de romans historiques , et la liste est loin d'être close. Par ailleurs, en plus des problématiques théoriques dont elle est le lieu, elle est toujours objet d'une demande d'expertise, pour répondre à maintes questions qui interpellent le praticien comme l'usager soucieux de cohérence féconde et de démarche critique pour son pays. *Professeur Émérite en Anthropologie juridique - Ancien directeur du CEFRESS - (Université de Picardie -Jules Verne) |
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