135 ans
après sa mort, l'Emir Abdelkader suscite encore des débats contradictoires sur
sa personne. Ses détracteurs lui contestent le statut qu'il occupe dans la
mémoire officielle du pays et aussi dans la conscience collective. Pour eux, le
nouvel État algérien avait besoin de mythes fondateurs pour asseoir ses
institutions et le choix porté sur l'Emir Abdelkader les a toujours sidérés
mais ils ne pouvaient pas l'afficher dans un système qui ne tolérait pas les
voix discordantes et les têtes qui dépassent. En effet, c'est en 1964 que
l'effigie de l'Emir Abdelkader est apparue sur les premiers billets de banque
de l'Algérie indépendante. Et ce n'est qu'en juillet 1966 que ses cendres
furent rapatriées depuis le quartier de Damas où il avait été inhumé aux côtés
de son maître Ibn Arabi. Feu le président Houari
Boumediene avait porté, avec d'autres officiels, le cercueil de celui que le
FLN considère comme le fondateur de l'Etat algérien moderne. Ce jour-là, une
foule nombreuse a tenu à rendre un dernier hommage à un des plus grands
résistants algériens au colonialisme. Le temps passe et les langues se délient
peu à peu. L'Histoire est revisitée. La reddition de l'Emir Abdelkader est
assimilée à un acte de haute trahison. Les raisons qui l'ont amené à signer le
Traité de la Tafna. Il devait aller jusqu'au bout de la lutte pour défendre son
idéal. Certains aspects de sa vie après sa libération au Château d'Amboise, ses
contacts avec la couronne française. Ses relations avec la Franc-maçonnerie. Sa
participation à l'inauguration du Canal de Suez. Tout est passé au peigne fin
par ceux qui font le réquisitoire de l'Histoire et la condamnation du présent.
La sentence est sévère. Ils veulent tout simplement débaptiser toutes les rues
et tous les boulevards, toutes les places et toutes les institutions qui
portent son nom en Algérie et changer tous les billets de banque pour se
débarrasser de son effigie. Tout cela, pendant que des pays érigent des statues
et des bustes en sa mémoire ? à Mexico, Paris, Caracas, El Kader aux
Etats-Unis? Ses nombreux supporters se demandent pourquoi toute cette haine à
l'égard d'un enfant du terroir qui a pris les armes à 23 ans pour faire face à
une armée coloniale ayant fait ses preuves en Europe. Et si après 17 ans de
bataille après bataille contre les généraux Bugeaud, Trézel? dans un pays rongé
par le tribalisme, il a fini par rendre les armes, c'est qu'il était esseulé et
au bout de ses forces, surtout lorsque l'on est trahi par les siens et voulant
éviter le massacre de ceux qui le suivaient dans sa smala ? femmes et enfants.
Il y a de quoi pour perdre tout espoir de gagner la guerre à lui seul. Le
courage et l'héroïsme ne suffisent pas puisque des régions entières ne
l'avaient pas soutenu, au contraire, elles l'ont combattu. Sa culture et son
mysticisme ne lui permettaient pas d'envisager de se donner la mort pour ne pas
tomber entre les mains de ses ennemis ? dans nos coutumes on ne se donne pas la
mort. Il a été banni de son pays et arraché aux siens comme l'ont été plus tard
d'autres nationalistes envoyés aux confins du monde. Le comparer à Pétain est
une ignominie et une insulte à la mémoire d'un grand résistant. Le maréchal
avait laissé Paris toute conquise à Hitler sans la défendre pour aller à Vichy
couler des moments de paix avec son gouvernement et son état-major, alors
qu'Abdelkader a résisté pendant 17 ans, c'est à dire plus que la durée des deux
Guerres Mondiales et la guerre de libération réunies.
Le
vocabulaire colonial est connu de tous. L'ALN et le FLN
étaient qualifiés de Fellaghas et de terroristes, malgré cela ses ennemis
reprennent la même propagande colonialiste pour étayer leurs argumentaires
maladroits au lieu de décoloniser l'Histoire et se référer à des historiens
algériens comme Mostefa Lacheref qui a écrit :
«L'Emir Abdelkader a combattu la France en tant que chef d'État, la France l'a
traité en tant que tel dans sa défaite», ou l'écrivain Kateb Yacine qui a dit
dans une conférence qu'il a tenu à Paris le 24 mai 1947 à la salle des Sociétés
Savantes : «Contrairement aux ragots officiels, il ne bénit jamais la
colonisation, ne prêche pas la soumission au génie moderne européen.» Et
des ragots, la mémoire d'Abdelkader en a tant souffert, comme celui qui fait de
lui un franc-maçon. En réalité, il est victime de sa légendaire curiosité
intellectuelle et de sa grande ouverture d'esprit. », et
il en souffre encore dans sa tombe.