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Alain Messaoudi, maître de conférences en histoire contemporaine
à l'université de Nantes a interviewé Emmanuel Alcaraz,
docteur en histoire, chercheur associé à l'ISP de l'université de Nanterre et à
l'IRMC de Tunis, lors d'une rencontre organisée à Paris pour commémorer les
massacres du 8 mai 1945 dans le nouvel espace librairie de son éditeur Karthala
à Paris (22-24 Boulevard Arago, Paris XIII) au sujet de son ouvrage les lieux
de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne. En exclusivité, le Quotidien
d'Oran publie une retranscription de la discussion. Cet ouvrage qui n'est pas
encore disponible en Algérie a suscité un débat dans la presse algérienne.
Alain Messaoudi : Au sujet de la genèse du livre, qu'est-ce qui vous a poussé à l'écrire ? Quelles difficultés et quels encouragements avec vous rencontré en vous engageant dans cet objet de recherche ? Emmanuel Alcaraz : Ce sont tout d'abord des raisons privées ayant des liens personnels avec l'Algérie. Il y a douze ans, j'ai été amené à voyager en Algérie. Je me suis rendu compte que l'histoire de la guerre d'indépendance algérienne racontée était très différente du récit enseigné à l'école républicaine française, lui-même autre que ma mémoire familiale. En effet, mon père est un Espagnol d'Oran né en 1939. Il a donc vécu les 23 premières années de sa vie dans une société coloniale et dans une ville Oran où le peuplement européen était majoritaire, ce qui était une exception. De tels écarts entre un récit familial, une histoire scolaire et la mémoire nationale algérienne m'ont poussé à m'interroger. Il faut dire que j'avais eu comme enseignant à l'Institut d'Etudes politiques d'Aix-en-Provence Bruno Etienne qui était porteur d'une mémoire anticolonialiste et durant mes années de formation, j'avais pu également être influencé par des chrétiens progressistes. Je me suis tout de suite rendu compte suite à ce voyage que ce n'étaient pas les mêmes dates, les mêmes événements qui étaient commémorés en France et en Algérie en visitant plusieurs lieux de mémoire comme les musées de Riadh El Feth à Alger et en observant la place importante dans le paysage algérien des monuments aux martyrs. C'est un des seuls pays arabes où les mémoriaux occupent une place si importante. A ma connaissance, ce n'est que dans le djebel druze où on peut trouver une telle densité. Autre différence entre les Français et les Algériens, en France, on commémore surtout la fin de la guerre d'Algérie alors qu'en Algérie, c'est surtout le début avec le traumatisme du 8 mai 1945 et l'insurrection du premier novembre 1954. A.M.: Il y a des références dans votre ouvrage aux travaux de Pierre Nora, de Henry Rousso et de Benjamin Stora. Vous vous situez dans cet environnement historiographique ? E.A.: Je rajouterai également à votre énumération le philosophe Paul Ricœur dont je reprends le concept de « juste mémoire » déjà dans ma thèse soutenue en 2012. Bien sûr, le travail de Pierre Nora est fondateur. Nora doute lui-même que son approche puisse être exportée en dehors de la France à cause du rapport spécifique des Français à l'histoire dont héritent peut-être les Algériens en partie. Force est de constater que cet ouvrage collectif, monument de l'historiographie française, fait encore des émules. Etienne François et Thomas Serrier ont publié une somme très importante Europa, notre histoire(Les Arènes, 2017) où ils questionnent les lieux de mémoire européens. Mon travail ne vise pas à faire un inventaire de tous les lieux de mémoire algériens, mais de proposer une histoire problématisée et périodisée de la mémoire de la guerre d'indépendance algérienne de 1962 à nos jours. Pour la période Ben Bella, j'ai choisi le cimetière d'El Alia qui était le lieu majeur des commémorations et qui est le panthéon de la nation algérienne où sont inhumés de nombreux chefs historiques du Front de libération nationale, mais aussi les présidents algériens à l'exception de Ben Khedda. Pour la période Boumediene, j'ai choisi la prison Barberousse Serkadji où devait être installé le Musée national du mujâhid. Ce projet a été abandonné parce qu'il mettait davantage en valeur la lutte politique que la lutte armée au nom de la culture de guerre, le mythe d'une indépendance perdue et récupérée exclusivement par les armes. De surcroit, il conduisait à légitimer des formes d'autonomisation de la société par rapport au régime algérien. Il pouvait être investi par la mémoire communiste. En effet, des militants communistes ont adhéré au Front de libération nationale et ont lutté dans cette prison ne serait-ce que Henri Alleg, l'auteur de la question qui dénonce la torture pendant la guerre d'Algérie et qui a été écrit dans ce lieu de détention. Sous Chadli, les musées de Riadh El Feth ont donc été préférés à la prison Barberousse Serkadji. Le livre contient surtout des développements sur le Musée central de l'Armée. J'avais traité du maqam al chahîd dans un article publié aux publications de la Sorbonne. Sous Chadli, après le printemps berbère en 1980, est inaugurée l'annexe du Musée national du mujâhid à Ifri Ouzellaguen où a eu lieu le congrès de la Soummam le 20 août 1956. Bien sûr, le livre contient toutes les interprétations officielles et contestataires du procès-verbal du congrès évoquées dans les mémoires algériennes. Ifri Ouzellaguen est un des rares lieux de mémoire où se confrontent le pouvoir et l'opposition depuis le printemps noir en 2001, d'abord le mouvement citoyen kabyle, puis le RCD et le FFS, sans oublier le Mouvement populaire algérien d'Amara Benyounès. Parmi les autres périodes historiques, je traite bien sûr de la transition démocratique de 1989 à 1992 et de la décennie noire. Pour se légitimer, le pouvoir n'a jamais cessé d'inaugurer des mémoriaux et des musées régionaux et a mené une véritable guerre des mémoires contre les terroristes qui n'hésitaient pas à employer la violence iconoclaste contre les stèles commémoratives. Après 1999, avec l'élection de Bouteflika, je traite comme lieu de mémoire d'El Djorf, une bataille ayant eu lieu les 23, 24 et 25 septembre 1955 qui est remise en valeur sous sa présidence. Elle avait été éclipsée quelque peu par l'insurrection du 20 août 1955 dans le Nord Constantinois et posait une véritable gêne pour les autorités à cause des dissidences entre les chefs de l'Armée de libération nationale dans les Aurès Nemenchas. Cette remise en valeur s'explique aussi parce que le président Bouteflika a des soutiens dans les Nemenchas alors que Batna est surtout le fief politique de son ancien premier ministre Ali Benflis dont j'ai étudié les stratégies personnelles, familiales et régionales en lien avec la mémoire de la guerre d'indépendance algérienne dans une publication en évoquant notamment son ouvrage consacré à son père le chahîd Benflis Touhami dit Si Belgacem. Les mémoriaux occupent également une place importante sur toute la période de 1962 à nos jours et sont l'occasion d'étudier les mémoires locales. De nombreux autres lieux de mémoire matériels et symboliques (films, œuvres littéraires, iconographie, chansons) sont évoqués. Pour l'Ouest de l'Algérie, j'évoque des camps comme celui de Bossuet près d'Oran, des centres de torture comme celui de Sidi Ali (anciennement Cassaigne). Je traite également de Zahana ou est né Ahmed Zabana, le premier patriote algérien à avoir été guillotiné à Barberousse/Serkadji, et où se trouve un des plus grands cimetières aux martyrs de l'Oranie. A.M.: Si on aborde maintenant les contradictions et les convergences entre les mémoires officielles et les mémoires vécues des Algériens, avez-vous rencontré tout d'abord des difficultés pour mener ce travail en Algérie ? Vous avez en effet le statut d'ambigu d'étranger sans être tout à fait étranger, votre travail ne représente-t-il pas pour les Algériens une libération, une ouverture, par rapport à l'imposition d'une vérité officielle qui n'est pas partagée par tous ? E.A.: Pour mener mes recherches, sans avoir de réseau, ni de contact particulier, je n'ai pas rencontré de difficultés particulières et j'ai obtenu toutes les autorisations nécessaires pour mener ce travail de la part du Ministère des mujâhidîn et de la part du Ministère de la Défense nationale algérien. J'ai même obtenu le droit de photographier les collections du Musée central de l'Armée. Concernant la mémoire officielle, j'ai fait le constat qu'il n'y avait pas qu'une mémoire officielle, mais plusieurs mémoires officielles différentes en fonction des institutions et du temps qui passe sans oublier les mémoires locales. Dans la société algérienne, il existe bien des concurrences mémorielles sans oublier les luttes internes à l'intérieur de chaque groupe mémoriel pour imposer un point de vue hégémonique. Ce n'est pas une spécificité algérienne. Toutes les sociétés sont traversées par de telles tensions. Toutefois, la mémoire nationale algérienne n'a pas abouti à une synthèse entre les différentes composantes du nationalisme algérien en privilégiant l'unanimisme arabo-musulman même si ces dernières années, des progrès ont eu lieu concernant la reconnaissance de la composante berbère de l'identité nationale. En 2004, tamazight se voit reconnaitre le statut de langue nationale et de langue officielle en 2016. Ces conflits et cette compétition mémorielle sont exacerbés par la crise identitaire qui couve dans la société algérienne. Certains refusent de reconnaitre le métissage culturel dans cette société en surinvestissant dans une identité arabo-islamique parfois fantasmée. Par exemple, la mémoire d'Abane Ramdane suscite de violentes polémiques dans la société et dans les medias. Pour sortir de cette chape de plomb, il existe très peu de lieux de mémoire où le pouvoir se confronte à ses opposants qui cherchent à se réapproprier la mémoire de la guerre d'indépendance pour mettre un terme au monopole du pouvoir de la gestion de cette rente symbolique. J'ai évoqué Ifri Ouzellaguen. Il faut aussi évoquer le cimetière d'El Alia. Les opposants investissent la tombe de Krim Belkacem devenu un opposant après 1962 et qui a été assassiné en 1970. La tombe du président Boudiaf est aussi un symbole fort pour eux de la lutte anti-corruption. En 2015, Aït Ahmed a refusé de se faire inhumer au cimetière d'El Alia en dépit des invitations du pouvoir. Il a préféré être enterré en terre kabyle. Pour lui, il s'agissait d'éviter toutes les tentatives de récupération politique et de se mettre en scène comme l'éternel opposant. Dans certaines régions ou elle est mieux structurée, en Kabylie et dans une moindre mesure dans les Aurès, la société civile cherche aussi à investir cette mémoire par le biais d'associations mémorielles. Certains medias dans la presse écrite réussissent aussi à sortir de cette chape de plomb en menant une lutte quotidienne pour préserver leur autonomie par rapport au régime. L'Algérie est en effet un régime hybride où il existe un legs de la transition démocratique entamée en 1989 et interrompue en 1992. A.M.: les lieux de mémoire algériens sont plus ou moins investis par la population. Le Musée central de l'Armée accueille 80 000 visiteurs par an, ce qui est peu. Ce n'est pas un lieu très visité par les Algériens. Comment l'expliquez-vous ? E.A.: Sous la période Ben Bella, la société algérienne est en deuil et les commémorations sont spontanées. Sous Boumediene, l'Etat est en construction. Chadli a d'abord conçu les musées de Riadh El Feth pour le public scolaire. 1988 est une rupture majeure. Quelques responsables militaires ont donné l'ordre de tirer sur le peuple pour faire cesser un soulèvement populaire qui représentait un véritable danger pour le régime. Toutefois, conséquence d'octobre 1988, et d'une mémoire algérienne qui idéalise les années Boumediene au détriment des années Chadli, ce dont profite d'ailleurs le président Bouteflika, lui qui était le ministre des Affaires étrangères de Boumediene et qui a été écarté dans les années 1980, il existe une méfiance à l'égard des usages politiques du passé en Algérie que l'on peut dater des années Chadli après la répression du printemps berbère en 1980. Lors des commémorations de la guerre d'indépendance algérienne, le public est surtout constitué par des fonctionnaires et il y a un discours officiel incitant les jeunes à prendre leur mal en patience en se souvenant du glorieux sacrifice de leurs ainés pour la patrie. S'ils sont trop revendicatifs, selon cette mémoire, ils sont forcément des enfants gâtés. Notons au passage que cela n'empêche pas les acteurs sociaux d'avoir un véritable respect pour le sacrifice des martyrs, mais ils se méfient des récupérations politiques. Le président Bouteflika l'a pris en compte en disant que le temps de la légitimité révolutionnaire était terminé à deux reprises en 2004 et en 2007. A.M.: Ce travail a-t-il pu être considéré comme important parce qu'il permet d'évaluer des commémorations en Algérie en se fondant sur des vérités historiques et non sur des mythologies, important également parce qu'il permet aux gestionnaires des musées et de la mémoire en Algérie d'améliorer la présentation des choses ? E.A.: Ce travail permet aussi de remettre en cause certaines mythologies françaises et pas uniquement algériennes en confrontant la mémoire aux sources historiques, aux archives. Je vous donne un exemple. Selon le point de vue algérien, il existe des dizaines de batailles livrées par l'Armée de libération nationale. Pour les Français, il n'y a que deux batailles : la bataille des frontières et la bataille d'Alger qui n'est d'ailleurs pas appelée bataille par les Algériens, mais « la grande répression. »L'armée française considère avoir lutté contre une guérilla pratiquant uniquement des embuscades et des escarmouches. Or, en consultant les Archives militaires françaises, je me suis rendu compte que certains affrontements en face à face évoqués au Musée central de l'Armée, des wajhât pour reprendre le terme d'Abderrezak Bouhara dans son livre les viviers de la libération, étaient bien des batailles, par le nombre de combattants et la durée de l'affrontement. D'ailleurs, l'historien Gilbert Meynier parlait bien également de la bataille d'El Djorf. Pour l'armée française, il s'agit de diffuser le mythe qu'ils l'ont emporté militairement après les opérations Challe en 1959 et qu'ils ont annihilé la résistance populaire algérienne, ce qui est faux. Pour eux, le FLN ne l'aurait emporté qu'en ayant recours à la diplomatie en profitant du contexte de guerre froide avec les deux superpuissances favorables à la décolonisation. Une telle vision est défendue par certains historiens français. Elle est visible à travers le choix des événements traités à l'instar de Raphaëlle Branche qui a choisi d'étudier l'embuscade de Palestro qui est totalement négligée dans les mémoires algériennes même si les violences utilisées par le Front de libération nationale sont justifiées dans ces mémoires eu égard à la surrépresion pratiquée par la France coloniale car sans commune mesure avec celle-ci. Mon travail cherche à critiquer ces mythes français et algériens en cherchant à mettre en interaction, je dirais à connecter, le point de vue algérien avec le point de vue français. En ce sens, je suis influencé par Henry Rousso qui a parlé de la « mondialisation de la mémoire », mais aussi par le courant des global studies. Pour autant, ma recherche n'est pas déterritorialisée bien évidemment. A.M.: Au sujet de certains lieux de mémoire algériens, les autorités ont fait appel à des muséographes français, je pense à Georges-Henri Rivière pour le Musée national du mujâhid à la prison Barberousse Serkadji dans les années 1970, mais aussi à des artistes (architectes, peintres, sculpteurs) pour Riadh El Feth. On aimerait en savoir plus. E.A.: Concernant Georges-Henri Rivière, il n'est pas intervenu en tant que représentant des autorités françaises, mais il a été mandaté par l'ICOM (Conseil international des musées) et par l'UNESCO. Georges-Henri Rivière est bien sur le fondateur du Musée des Arts et des Traditions populaires, et aussi l'inventeur des écomusées. Il était surnommé le « magicien des vitrines. » J'ai eu connaissance de son rôle en consultant les archives de l'Institut français d'Architecture à Paris. Il proposait non seulement un projet pour le Musée national du mujâhid à Barberousse/Serkadji, mais aussi une réhabilitation complète de la casbah, cette prison se trouvant dans ce lieu mythique de la capitale algérienne. Ce projet pourrait d'ailleurs être repris par les autorités algériennes qui ont désaffecté la prison pour en faire un musée. C'est aussi en faisant un entretien avec Saadallah Khiari, le premier directeur du Musée national du mujâhid, que j'ai eu vent de ce rôle de hauts responsables culturels français. Hormis Georges-Henri Rivière, il faudrait aussi mentionner l'architecte Michel Jausserand et la documentaliste de la Bibliothèque du Congrès Yvette Oddon. Concernant les artistes, j'ai interviewé Hocine Ziani qui est un peintre reconnu qui a réalisé plusieurs œuvres pour le Musée central de l'Armée traitant des révoltes algériennes au XIX e siècle. A.M.: Qu'en est-il de la réception du livre en Algérie ? E.A.: Il faut savoir que le livre n'est pas encore disponible en Algérie. L'importation de livres étrangers est soumise à une procédure longue. Il est annoncé dans un contexte politique difficile lourd d'incertitudes. Mon livre ne traite pas directement cette situation politique. Il ne parle pas non plus du président Macron. Toutefois, s'il est un ouvrage historique et non politique, il met en valeur le pluralisme et non le monisme mémoriel à travers l'exclusivisme arabo-musulman. S'il ne déconstruit pas systématiquement les mythes fondateurs de la nation algérienne, il se montre critique à l'égard des usages politiques du passé. Comme l'a dit mon éditeur Xavier Audrain, on ne déconstruit pas une identité nationale à moins d'être un bulldozer. Certains journalistes ont apprécié grandement l'ouvrage comme Mustapha Benfodil pour El Watan. Un autre journaliste dans le Soir d'Algérie a pu émettre des critiques en des termes inadaptés en pratiquant l'anathème et en ayant recours à des attaques personnelles violentes. A travers ces invectives dont il est coutumier, on apprend davantage de choses sur leur auteur que sur moi ou sur mon préfacier Aïssa Kadri, professeur émérite à l'université Paris VIII. Certains intellectuels algériens gagneraient à exprimer un point de vue davantage autonome pour avoir un discours audible et crédible. Ce journaliste me traitait de « second couteau » et me donnait une influence jusqu'à l'Elysée en faisant de moi une sorte de lieutenant de mon ancien directeur de thèse Benjamin Stora qui est effectivement un des conseillers du président Macron. Benjamin Stora n'est pas un de mes proches même si j'ai apprécié la direction scientifique de ma thèse de 2006 à 2012 avec des remarques très pertinentes attestant d'une grande connaissance du sujet et que je reconnais l'influence de son ouvrage pionnier la gangrène et l'oubli publié en 1992. La sensibilité méditerranéenne qui émane de son ouvrage les clés retrouvées me touche beaucoup également. Ses travaux font indéniablement de lui une passerelle entre les deux rives de la méditerranée en ces temps de montée des nationalismes et des populismes. Toutefois, je ne suis pas un de ses héritiers notamment sur le plan de ma conception du rôle de l'intellectuel dans la cité. Il a voulu être le monsieur Algérie en France en monopolisant les réseaux politiques et médiatiques sur cette question. Il y a chez lui la volonté d'être hégémonique en se montrant pugnace à l'égard d'éventuels rivaux. C'est un mandarin post-mai 68. J'ai une approche davantage ouverte et, par nature, je n'aime pas ni dominer les autres, ni entrer dans une clientèle. Pour maintenir sa position d'expert auprès des classes dominantes françaises, il est souvent conduit à adopter des positionnements ambigus, ce qui le conduit parfois à mettre en sourdine ses convictions profondes pour privilégier ses intérêts ou par tactique politicienne en fonction des rapports de force du moment. Libre à lui. Rien de tel chez moi pour mon malheur ou pour mon bonheur. Sur ce point, en faisant fi de l'idéologie politique ou de la religion, sur le plan humain, je serais plutôt un héritier d'Henri Alleg ou de Monseigneur Claverie. C'est à vous de voir. Je ne fais jamais de compromis par rapport à mes principes tout en m'efforçant d'avoir une démarche scientifique. Pour terminer sur cette question, ce livre n'a pas pour but de susciter des divisions en Algérie, de prendre position pour un acteur contre un autre, mais de permettre un débat apaisé. Le travail de l'historien consiste à confronter les mythes et les mythologies politiques à l'histoire qui n'est pas d'ailleurs une vérité absolue, mais une vérité relative, où intervient également la subjectivité de l'historien, ce qui donne aussi sa saveur au récit historique. Mais, j'étais préparé. S'il existe une liberté de la presse écrite en Algérie sous surveillance, les polémiques peuvent prendre une tournure violente. Le journaliste et romancier Kamel Daoud qui a travaillé pour votre journal en a aussi fait les frais. Toutefois, je peux comprendre que, chez certaines personnes à la charnière entre la génération de la guerre et celle de l'indépendance ayant vécu dans une société coloniale, il y ait eu un surinvestissement dans un nationalisme mémoriel en réaction aux violences coloniales subies qui sont bien des crimes contre l'humain nécessitant une parole forte de responsabilité de la part de l'Etat français. A.M.: Vous traitez des lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne, mais pas des lieux de mémoire de la nation algérienne. Votre travail peut-il être élargi à d'autres lieux, des films, des œuvres littéraires comme Nedjma de Kateb Yacine, d'autres lieux matériels comme la bibliothèque universitaire d'Alger incendié par l'OAS le 7 juin 1962. La mémoire du passé d'avant 1954 est elle aussi importante. L'abordez-vous dans votre travail ? D'autres historiens algériens partagent-ils vos orientations en termes de recherche ? E.A.: Oui, bien sûr, je pense à l'équipe de chercheurs du CRASC à Oran qui gère notamment la revue Insanyat. Ils ont récemment publié un dictionnaire du passé de l'Algérie de la préhistoire à 1962 dirigé par Hassan Remaoun. Je pense aussi à la revue Naqd animée depuis de nombreuses années par Daho Djerbal. Je ne sais pas s'ils partagent toutes mes orientations. Mais, je suis leur travail comme je suivais celui d'Abu Al-Qasim Saâdallah, auteur d'une monumentale histoire culturelle de l'Algérie malheureusement non encore traduite en français. Je me suis mis intensément à l'arabe ces dernières années. Malheureusement, de nombreuses thèses soutenues en Algérie ne sont pas publiées. Je suis régulièrement les publications en Algérie des ouvrages traitant de la guerre de libération, notamment les nombreux témoignages publiés. Pour répondre à votre autre interrogation, dans mon travail, j'ai traité de l'incendie de la bibliothèque universitaire d'Alger à travers un article consacré aux timbres qui sont aussi des lieux de mémoire quotidiens de la guerre d'indépendance algérienne. J'ai analysé dans ma thèse de manière plus développée que dans mon livre les représentations mémorielles des révoltes algériennes au XIX e siècle à commencer par la lutte menée par Abdelkader qui est à lui seul un lieu de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne. Ziani a d'ailleurs réalisé son portrait pour le Musée central de l'Armée. J'ai aussi traité dans mes travaux publiés des usages de l'Antiquité romaine en Algérie, et dans ma thèse de manière détaillée, les représentations des autres périodes historiques évoquées au Musée central de l'Armée (Moyen Age musulman, Régence d'Alger). Celui-ci balaie toute l'histoire de l'Algérie de la préhistoire à nos jours en s'inspirant notamment des travaux des historiens réformistes Mubarak El-Milli et Ahmed Tewfiq El-Madanî. Il n'y a pas que la mémoire de la guerre d'indépendance algérienne qui m'intéresse, mais aussi celle de la guerre civile des années 1990 qui est peu mémorialisée en Algérie. A.M.: Qu'en est-il de la réception du livre en France ? E.A.: J'ai apprécié que des historiens de toutes tendances politiques aient aimé l'ouvrage. Un historien français s'est exprimé dans la presse algérienne pour dire qu'il avait validé l'ouvrage sur un plan scientifique. Il s'agit de Jean Charles Jauffret, professeur émérite à l'Institut d'Etudes politiques d'Aix-en-Provence et auteur d'un livre majeur La guerre d'Algérie, les combattants français et leur mémoire (Paris, Odile Jacob, 2016). Toutefois, sa recension critiquait mon travail sur un point. Elle exprimait une divergence de vue au sujet de l'emploi du terme bataille qui doit être réservé uniquement à la bataille des frontières selon Jean-Charles Jauffret. Je suis un des rares historiens, pour le moment, à traiter des batailles de l'Armée de libération nationale en confrontant mémoire et histoire. Le livre a aussi été recensé par l'Université syndicaliste qui est la revue d'un important syndicat enseignant du secondaire en France soulignant son importance pour les enseignants des collèges et des lycées. Il faut dire que la question l'historien et les mémoires de la guerre d'Algérie est au programme des classes de Terminale en France. Une très bonne recension universitaire a aussi été publiée par la politologue Emmanuelle Comtat dans la revue Mémoires en jeu. Il a été présenté également au Maghreb des livres qui est un salon du livre ayant un grand succès organisé tous les ans à la Mairie de Paris par l'Association Coups de soleil qui réunit de nombreux Européens d'Algérie de sensibilité progressiste critiques, voire hostiles, à l'égard d'autres associations de rapatriés en France défendant la mémoire de l'Algérie française. J'ai aussi présenté mon ouvrage à l'université Saint Paul à Ottawa et prochainement à l'université d'Oxford au Royaume Uni à l'occasion d'un colloque où je vais traiter notamment des mémoires algériennes et tunisiennes de Frantz Fanon. A.M.: Enfin, pour conclure, une dernière question, vous vivez en Tunisie, avez-vous présenté votre ouvrage aux Tunisiens et a-t-il suscité un intérêt de leur part en 2018 en sachant que la guerre d'Algérie a aussi concerné ce pays ? E.A.: Mon ouvrage a intéressé certains acteurs de la société tunisienne. Je l'ai présenté aux Archives nationales à Tunis à l'occasion du séminaire d'Habib Kazdaghli qui est l'ancien doyen de l'université de la Manouba et au salon du livre du Kram à Tunis au pavillon de l'Institut français de Tunis. Il est disponible depuis le mois de janvier à Tunis à la librairie El Kitab. Cela n'est pas étonnant. Comme vous le savez, Sakiet Sidi Youssef, le « Guernica tunisien », est un lieu de mémoire algéro-tunisien. La Tunisie de Bourguiba a accueilli l'Armée de libération nationale et les réfugiés algériens. Dans la mémoire collective tunisienne, c'est un lieu d'histoire, c'est le symbole de l'amitié entre le peuple algérien et le peuple tunisien. Comme me l'a dit un ouvrier tunisien, Sakiet Sidi Youssef, c'est le lieu où le sang tunisien s'est mélangé au sang algérien. Il faut toutefois mettre un bémol à cette déclaration en rappelant les dissensions passées entre dirigeants algériens et dirigeants tunisiens, surtout à l'époque de Bourguiba. Celui-ci reprochait aux Algériens de lui avoir préféré son rival Salah Ben Youssef dont les orientations étaient davantage en phase avec l'idéologie arabo-musulmane. Bourguiba a fait le choix de maintenir une coopération forte avec la France tout en soutenant le FLN et en luttant pour récupérer la base de Bizerte. Chez les néo-destouriens, les Algériens avaient un allié en la personne d'Ahmed Ben Salah, un important responsable de l'UGTT, qui a été par la suite le ministre du plan de Bourguiba évincé en 1969 à cause de l'échec des coopératives agricoles tunisiennes. Rappelons aussi que le GPRA était installé à Tunis ainsi que les locaux du journal algérien El Moudjahid. La Tunisie accueille un musée tuniso-algérien à Ghardimaou. Frantz Fanon qui s'est mis au service de la lutte algérienne vivait aussi à Tunis où il travaillait à l'hôpital Charles Nicolle. Ce penseur algérien majeur, né en Martinique, a été redécouvert en Tunisie juste après la révolution de 2011. Sa théorie de la libération politique, économique, culturelle et individuelle demeure une pensée vivante et une source d'inspiration majeure pour les sociétés du Sud. |
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