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Quand on a posé la question à Paul Valery
sur sa définition de l'Art, il répondit : «c'est tout ce qui résiste a la mort» disait Gilles Deleuze dans une de ses
conférences au Collège de France.
En effet, Zabor, le héros du nouveau roman de Kamel Daoud en fait de même avec la littératie : «L'utilisation des habiletés de lecture et d'écriture dans des activités qui outrepassent l'alphabétisme, des activités d'acquisition, de transmission et de production de connaissance. La littératie peut-être entendue dans?le sens «pratique productive» de la lecture l'écriture, elle varie selon les contenus sur lesquels elle s'exerce et selon les gains que le sujet de littératie, le lettré, en retire» (José Morais, Lire, Ecrire et Etre Libre, Odile Jacob 2016, Page11). Dans un roman-conte, il plonge la vie des habitants d'Aboukir dans l'infinité des temps. Son engouement pour la lecture dès son jeune âge renforça et accentua chez lui le don de l'écriture, l'art de défaire la mort. En faisant une lecture simultanée de Zabor ou Les Psaumes et de l'essai de José Morais Lire, Ecrire et Etre Libre, je me suis rendu compte que Zabor pratique et applique avec brio le concept de littératie au même titre que José Morais. Ce psycholinguiste portugais nous explique que le couple lecture-écriture est le seul moyen d'émancipation des élèves et des étudiants dans des sociétés où règnent les inégalités sociales, l'aliénation du consumérisme et l'obscurantisme religieux voire ethnique. Héros au parcours tumultueux dès sa tendre enfance, Zabor sut se protéger contre le mépris de son père, la hargne de sa belle mère, la haine de son demi-frère et le ricanement des villageois seulement avec la mise en pratique du don de la littératie : écrire et sauver des vies. Zabor acquit au fur et a mesure d'avaler plus de 5000 livres lus et relus, outre la capacité de décoder et de transcrire mécaniquement des lettres, la capacité de penser, penser indépendamment en s'affranchissant des connaissances du premier genre : les opinions et l'imagination. Celles-ci étant considérées par Spinoza comme fausses et partagées par la majorité. Par contre, Zabor doté d'une pensée affûtée opte pour les connaissances du second genre, raisonnée et adéquates avec la réalité et celle du troisième genre, des connaissances supérieures caractérisées par une saisie intuitive de l'essence des choses, obtenues par un changement de perspective qui conduit a une nouvelle appréhension de la réalité (ibid, p.15). Zabor adopte une posture lucide et critique face aux dogmes et a l'imaginaire régressif régnant dans son village. Il dort le matin et sort le soir. La nuit est pour lui une utopie semblable à celle de Michael Foessel citée dans son dernier ouvrage La nuit : Vivre sans témoin. Il consent à de nouvelles expériences sensibles et solitaires sans témoins mis a part quelques ivrognes solitaires aussi. Zabor comme Michael Foessel estime que la nuit est le lieu d'une nouvelle forme de vie alternative, loin des regards incisifs, une possibilité de s'éclipser et inventer une figure centrifuge. La nuit est une possibilité de consolation, libératrice parce qu'elle est obscur. L'obscurité offre la possibilité a tous de devenir acteur de sa propre vie. Il n'y a pas de lumières, il n'y pas de centre, et on passe du clair a l'obscure et vice versa (La nuit : Vivre sans temoin, M. Foessel). Outre l'utopie de la nuit, on retrouve aussi des scènes similaires a celles du Vieux et de la Populace dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Le vieux sage face a une populace ignorante, inculte et récalcitrante refusant l'enseignement d'une sagesse populaire et émancipatrice. Zabor se heurte aux mêmes contestations, aux mêmes ricanements. Quand il exposa ses écrits au grand public, il fut sifflé, hurlé, en lui criant dessus «Zabor eddeh el babor». Zabor se retrouve dans la même scène que celle du prophète Daoud ne trouvant point à qui réciter ses Psaumes. Mais, lucide et confiant, il continua d'écrire sans cesse. Le protagoniste prend une nouvelle fois une posture Zarathoustrienne vis-à-vis de la religion. Une religion qu'il juge fantasmée, mythifiée, vidée de son sens au point qu'elle est devenue une orthopraxie, c'est-à-dire basée sur des pratiques excessives vidées de toute foi. Chose qui attise l'indignation de son père et de tous les villageois. De même, ils les regardent d'un air pathétique en se disant qu'ils n'ont rien compris encore, car ils sont dans «nous pensant» et non pas dans une «je pensant». Penser la religion au sein du vulgum pecus est une attitude blasphématoire qui sera condamnée par l'excommuniassions du monde des bons fidèles. La Langue est au aussi au centre du roman. Présentée comme un outil d'émancipation et de libération. La Langue dont il est question est la langue Française. Le roman s'ouvre par une tentative de Zabor essayant de sauver son grand-père en lui lisant un texte d'un roman écrit en langue française et se clos par l'achèvement d'une œuvre écrite en langue française. Zabor réalise un livre parfait, avec un style luxuriant réconciliant tant d'êtres en désaccord dans le village d'Aboukir. Son père, son demi-frère, sa belle-mère, les villageois et lui. C'est ce qu'il y a de plus romanesque dans le parcours de Zabor. Malheureusement, Zabor achève son livre un peu trop tard ne put sauver son père comme il ne put sauver son grand-père. Dans l'intervalle de la lecture au grand-père jusqu'à l'écriture au père, Zabor réalise son parcours de littératie. Les lectures assidues et incessantes de romans de gares, de manuels scolaires et surtout de livres de voyages créent en lui l'amour et puis la maitrise de la langue française, et ensuite la libération de son esprit a travers les thématiques du voyage, de l'exploration et de l'extase. Un aspect d'intertextualité revient souvent au cours du roman : l'ile mystérieuse et le perroquet de Robinson Crusoé. Les iles sont l'endroit par excellence des utopistes, de l'Atlantide Platon et Utopia de Thomas Moore jusqu'à Utopia XXI de Aymeric Caron. Dans une ile, les passions se déchainent, les corps se libèrent et les imaginaires s'ouvrent vers d'autres horizons inconnus et inexplorés. C'est ce que Zabor effectua au cours de ses voyages de littératie. Lire, c'est se frotter à l'intelligence des autres, dialoguer et vivre avec des personnages, avec des êtres de papiers qui ne sont pas fictifs mais qui existent autrement. La substanece d'un personnage est tributaire de la substance de l'ecrivain. Dans Zabor, il y a beaucoup de Daoud mais Zabor n'est pas totalement Daoud. Dans son dernier ouvrage Lire !coécrit avec sa fille Cécile, Bernard Pivot réalise un formidable éloge de la lecture : «les gens qui lisent sont moins cons que les autres, c'est une affaire entendue» (Lire !, c. et b. Pivot, 2018, page 15). Effectivement, Zabor parait comme le moins bête des habitants d'Aboukir. Orphelin de mère, vivant avec une tante célibataire, subissant l'autorité d'un père fidèle au modèle patriarcal, côtoyant partiellement une populace désuète attachée aux dogmes ancestraux rigides et entretenant une histoire d'amour épistolaire unilatérale avec Djamila, Zabor sut affronter toutes ces aliénations et vicissitudes par le simple d'être un lecteur-écriveur (José Morais), sachant sculpter son être au sens de Michel Onfray dans La sculpture de Soi. Dans cet essai, Michel Onfray insiste sur une morale esthétique qui pourra nous permettre l'accès à une vie transfigurée par la sculpture de soi. Elle suppose une vitalité débordante, une vertu anti-obscurantiste, le talent pour l'héroïsme que permet l'individualité forte, le consentement à l'abondance et la capacité de la création. Tout travail sur Soi permet l'émergence d'une morale jubilatoire (M. Onfray, La Sculpture de Soi, 1996). Kamel Daoud fait de Zabor la figure archétypale de l'autodidacte qui s'en sort au milieu du cloisonnement géographique (colline abrupte, désert, village arriéré), des conditions socio-économiques difficiles et de l'aliénation d'un corps qui sort la normale par le biais d'un puissant intellect, un génie artistique créateur qui lui permit de tout dépasser et de se faire respecter par tous ses pairs. |
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