Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

ETUDES

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Kamel Daoud, esquisse d'un phénomène postcolonial algérien. Ouvrage collectif coordonné par Boukhalfa Laouari. Préface de Benaouda Lebdai. Editions Frantz Fanon, Tizi Ouzou, 2017. 600 dinars, 149 pages.



Postcolonial, c'est quoi au juste ? Tout ce qui serait postérieur à la colonisation... donc, selon ce point de vue, repris par P. Boizette, la littérature postcoloniale désignerait des littératures nationales dont l'émergence varierait en fonction de l'accession à l'indépendance des pays concernés. Cela concernerait les pays les plus anciens, comme Haïti, le Liberia... les pays indépendants à partir des années 60, comme le Maroc, la Tunisie, l'Algérie et bien des pays africains... et les tout derniers comme l'Angola, le Mozambique et le Zimbabwe...

Postcolonial, et alors ? Il s'élaborerait, à partir de là, une unité littéraire à des situations pourtant hétéroclites, selon une donnée qui voudrait que les trois-quarts de la population mondiale aient eu, de près ou de loin, leur expérience façonnée par la colonisation.

Une théorie en passe d'être largement «institutionnalisée» - si ce n'est déjà fait - construite ou renforcée par les réflexions et les écrits d'illustrissimes personnalités comme A. Césaire, F. Fanon, A. Memmi, Said E., Homi Bhabha, A. Mbembe... malgré l'émergence d'annonces répétées de sa mort, tout particulièrement dans les Amériques (qui n'ont pas connu la colonisation et/ou qui ont été si peu colonisateurs).

Mais, plus d'un demi-siècle après la fin de l'ère coloniale, il y a de quoi se poser des questions sur les formes réelles de la domination des anciens empires sur tout ce qui compose notre culture moderne, d'autant que «les écrivains qui (...) peuvent être appelés ?postcoloniaux' sont presque des ?antiquités'. Ils existent, leurs écrits sont là, mais ils viennent d'un contexte historique et géopolitique qui, dans une grande mesure, ne s'applique plus maintenant». (Jamal Mahjoub, 2007, p 37)

Nous éclairer ! C'est ce que font les contributeurs à cet ouvrage... qui prend pour exemple (et non pour cible, comme on le voit chez certains)... Kamel Daoud et son œuvre, tout particulièrement le roman. «Meursault contre-enquête»..., un événement postcolonial algérien «qui a eu des répercussions multiples et inattendues sur le plan international». La rançon de la gloire ! Toujours à double tranchant.

Plusieurs écrits rassemblant des articles et études d'universitaires algériens, français et anglais (Joseph Ford, Jane Hiddleson, Pierre Boizette, Benaouda Lebdai, Sarah Slimani, Boukhalfa Laouari, Youcef Merahi, Djamel Laceb, Rachid Mokhtari)... chacun analysant le contenu à sa manière et selon ses codes, parfois assez compliqués pour le commun des lecteurs (et, pourquoi pas, pour l'auteur K. Daoud lui-même qui se retrouve, sans l'avoir souhaité, au centre de recherches académiques et/ou de polémiques idéologiques). Il est vrai que «l'interprétation d'un texte par une personne est un reflet de son inconscient et de son background; une forme d'extrapolation de sa culture et de son idéologie sur le texte lui-même». (Boukhalfa Laouari)

L'auteur: Le coordinateur est né en Kabylie en 1981. Enseignant de théories littéraires et théories de la culture à l'université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, il finalise une thèse de doctorat sur le théâtre postcolonial.

Extrait: «L'intériorisation de la supériorité de la langue provenant de la métropole, notamment par l'éducation, allait de pair avec celle des codes esthétiques occidentaux qui en découlaient. Mais, à leur décharge, un autre problème était celui de la tentative de récupération par l'intégration des auteurs des marges dans le centre en avalisant ou non leur manière de s'exprimer». (Pierre Boizette, p 25)

Avis : Destiné surtout aux spécialistes et aux étudiants... encore que certaines études (surtout celles des Britanniques) - indéniablement de très haute qualité - paraissent, à mon humble avis de simple lecteur et de passeur de livres, quelque peu déconnectées et nuisent à l'unité de l'ouvrage.

Citations : «Le déclin des anciens empires ne signifierait pas l'abrogation de leur domination, mais l'apparition de nouvelles formes de celle-ci» (p 22), «La règle mathématique qui veut que l'ami de mon ami soit le mien trouve ici une exception : si l'ami de mon ami empêche celui-ci de m'écrire régulièrement ce n'est pas, ce n'est plus, mon ami !» (Djamel Laceb, enseignant, p. 121 ), «L'écrivain algérien, et Kamel Daoud l'a pressenti en quelque sorte dans «Meursault contre-enquête», a pour défi d?échapper non pas à la «censure» mais bien plus à la «sensure», autrement dit à la castration du sens, avilissant la société » (Rachid Mokhtari, , p 137)



Algérie 1962. Insaniyat. Revue algérienne d'anthropologie et de sciences sociales (ouvrage collectif du Crasc), n° 65-66, juillet-décembre 2014 (Vol. XVIII, 3-4), Oran 2015, 500 dinars. 433 pages (351 en français et 82 en arabe)



La revue ne fait que reprendre des communications présentées par des chercheurs en sciences sociales et humaines, notamment des historiens, dans le cadre du cycle «Les Conférences du Crasc» (manifestations scientifiques nationales et internationales, mises en place à l'occasion du Cinquantenaire de l'indépendance nationale, en 2012). Ici, l'historiographie est abordée sur une longue durée, avec la présence d'une approche comparatiste (Algérie / Tunisie).

On a, tout d'abord, Gilbert Meynier (ex-professeur au lycée Pasteur, Oran en 1967 - 1968...), qui met en exergue la complexité du rapport entre l'histoire nationale (algérienne) et le système colonial, ainsi que l'importance du «temps long» dans l'analyse de cette période.

Gilles Manceron souligne la prégnance des idées coloniales actuellement en France. Au passage, il avance le fait que «les complaisances à l'égard du lobby postcolonial ne se limitent pas à la droite»... On y retrouve bien des socialistes et, même Jean-Pierre Chevènement, alors maire de Belfort, qui avait inauguré une rue au nom du lieutenant-colonel Jeanpierre.

Sadek Benkada établit le lien entre des événements vécus pendant la Guerre de libération nationale et plus particulièrement les six derniers mois, et des faits que connut l'Algérie durant la décennie noire (se référer, entre autres, au roman «Oran» de Assia Djebar, présenté récemment in Médiatic)

Amar Mohand-Amer revient sur un des épisodes les plus sensibles de l'année 1962... et sur la maladie infantile de la Révolution : le wilayisme.

Hartmut Elsenhans s'intéresse aux mécanismes politiques et économiques des processus des origines et fins de la guerre.

Nick Pas aborde la position (alignée sur les positions colonialistes françaises) des Pays-Bas.

Mohamed Kouidri revisite la loi (française) n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés

Abla Gheziel se penche sur les premières réactions d'Algériens à la colonisation (à travers l'itinéraire de trois notables : Hamdan Khodja, Ahmed Bouderba et cheikh El Hadj Sidi Saadi... du «Parti maure»... les réfugiés d'al-Andalus, représentant la classe bourgeoise des cités... «et vivant en retrait des autres populations autochtones» et à «la démarche stérile, sans résultat, car ils oublièrent que l'idée d'un Etat-nation reposait avant tout sur l'esprit d'unité...») . A lire absolument !

Mohamed Ghalem revient sur le rapport entre les historiens algériens et Ibn Khaldoun.

Fouad Soufi aborde la question de la dimension politique et symbolique des archives dans un pays.

Quant à Hedi Saidi, il propose une lecture historique du rapport entre le système protectoral et la constitution de 1861 dans la Régence de Tunis.

Et... d'autres études ainsi que des comptes rendus de lecture, des comptes rendus de thèses ainsi que des notes critiques et des informations scientifiques et des résumés des interventions (en français, en anglais et en arabe).

L'Auteur : Crasc (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle), technopole de l'Usto, Bir el Djir, Oran. insaniyat@crasc-dz.org et revues@crasc.dz et www.crasc.dz

Extraits : «Les morts algériens de l'implacable conquête de l'Algérie ont été évalués entre 250 000 et 400 000, voire plus... Il y eut, peut-être bien, disparition d'un quart à un tiers de la population algérienne de 1830 à 1870» (Gilbert Meynier, pp 13-14) «La guerre de libération installa côté français des rancœurs durables chez nombre d'Européens d'Algérie, et a suscité des productions d'historiens et publicistes de nostalgérie coloniale» (Gilbert Meynier, p. 19), «Le poids du passé colonial est bien plus douloureux en Algérie qu'en Tunisie ou au Maroc : nulle part, une colonisation ne fut aussi pesante, une lutte de libération aussi sanglante» (Gilbert Meynier, p. 47)

Avis : Du grand cru en matière de revue scientifique nationale. On l'a déjà dit. On le répète. Il est vrai que le Crasc, ce n'est pas rien.

Citations : «La tradition historique française a fabriqué une Algérie conforme à ses mythes et cela sans prendre en considération l'opposition des Algériens au projet colonial» (Gilles Manceron, p. 10), «La France et l'Algérie ? On ne s'est pas entrelacé pendant 130 ans sans que cela descende profondément dans les âmes et dans les corps» (Formule de Jacques Berque, p. 49), «L'amnistie découlant des Accords d'Evian s'est accompagnée, côté français, d'une amnésie qui n'a cessé de s'épaissir avec le temps... et l'oubli des crimes commis s'est développé à un point tel qu'on a pu aboutir à une réhabilitation des criminels et même à leur décerner des «honneurs» (Gilles Manceron, p. 89)



De la fuite des cerveaux à la mobilité des compétences. Une vision du Maghreb. Ouvrage collectif du Cread, sous la coordination de Musette Mohamed Saib, sociologue. Cread/Oit Alger, Alger 2016, 800 dinars, 292 pages .



Brain drain ou Fuite des cerveaux ou tout simplement Mobilité des compétences ? That is the question. Dans tous les cas de figure, c'est un phénomène des migrations internationales. Brain drain...un concept inventé à peine il y a plus de cinquante ans (juste après les décolonisations politiques , comme par hasard), ce qui a fait qu'il y a peu d'études sur le sujet . A la lumière des nouvelles données empiriques produites par l'Ocde en 2013, les débats sont devenus intenses parmi les analystes de migration. A l'ère de la mondialisation on venait de découvrir, avec effroi, chez nous, dans le monde arabe et les pays du l'Union du Maghreb, l'ampleur des dégâts (parmi tant d'autres), en raison d'un effet pervers : la lutte pour les talents globaux. Exit la main-d'oeuvre bon marché ! «Le siècle dernier a été celui du «hard», le défi de ce millénaire est celui du «soft». Pour les pays en développement ou en mal-développement, pour la plupart pays de départ, les pertes occasionnées sont incommensurables. Après le pillage des ressources lors de la colonisation (et après, ajoutez-y la «fuite et le blanchiment des capitaux» (un nouveau phénomène qui commence à être dévoilé au grand public d'abord avec les Panama Papers et, aujourd'hui, les Paradise Papers) et la coupe sera pleine.

La recherche menée, première du genre dans la sous-région, aboutit à des résultats assez parlants : Mouvements inquiétants des diplômés, perte sèche pour les économies maghrébines... tout particulièrement celle libyenne, actuellement traversée par une crise multiforme... L'Algérie a connu cela durant les années 90.

Fuite fortement marquée par les profils très prisés sur le marché international : médecins (l'Algérie est particulièrement touchée) et ingénieurs. Certes, il y a des dispositifs nationaux de lutte contre la fuite des cerveaux, fondée sur une régulation en amont du phénomène, avec une maîtrise des flux des étudiants à l'étranger (ex de l'Algérie), mais cela ne semble pas suffire.

Capacités de rétention des pays d'origine faibles face à la force des éléments attractifs des pays développés, en déficit des compétences et autres talents. «Un lutte entre forces inégales pour la matière grise».

Conclusion : les pays de l'Uma restent peu actifs face à la perte de compétences. Les autorités sont certes attentives mais aucun traitement de choc.

L'Auteur : Cread (Centre de Recherche en Economie appliquée pour le développement), rue Djamel Eddine El Afghani, Rostomia, Bouzaréah (Alger). e-mai : cread@cread.edu.dz et www.cread.dz

Extrait : «Le migrant est une personne qui a quitté son pays de naissance pour s'installer, au moins pour une année, dans un autre pays, selon la définition des Nations unies. Le migrant n'est pas toujours un «étranger», au sens juridique du terme. Les personnes naturalisées dans le pays d'accueil obtiennent la citoyenneté» (p. 35), «Les «quatre âges» qui ont structuré l'émigration intellectuelle algérienne confirme davantage à quel point le champ intellectuel algérien trouve des difficultés de se structurer en champ autonome, notamment après l'indépendance. Il reste l'héritier de toutes les divisions idéologiques et sociales refoulées et soumises en silence depuis la naissance du mouvement national. Ces mêmes refoulés collectifs, transformés en un imaginaire social bourré de contradictions, vont alimenter davantage les conflits qu'ont connus l'enseignement supérieur et tout le système éducatif algérien, pris en otage par deux grandes conceptions sociologiquement antagonistes, notamment entre les arabophones et les francophones «(Karim Khaled, sociologue, p. 168)

Avis : Une recherche qui avait fait par le passé (récent) grand bruit... en tout cas dans la presse nationale. A-t-elle été lue par nos décideurs politiques afin de prendre les mesures nécessaires pour faire face efficacement au phénomène de la «fuite des cerveaux» ? Il n'est pas trop tard (pour la lecture !). 800 dinars sur le budget de fonctionnement d'une Institution, ce n'est rien !

Citation : «Les vagues migratoires de l'intelligentsia algérienne trouvent, entre autres, leur sens dans cette histoire silencieuse, instaurée davantage par l'idéologie unanimiste depuis l'indépendance, sous forme d'une ignorance institutionnalisée, incarnée par le système éducatif et l'université en particulier (...). Malgré toutes les politiques de formation à l'étranger et les multiples «réformes», l'enseignement supérieur algérien ne peut être que producteur de foyers migratoires.Il s'agit d'une dynamique historique qui reste toujours otage des formes identitaires hégémoniques, à la fois idéologique et communautariste, empêchant l'émergence des sujets-pensants-entrepreneurs» (Karim Khaled, p. 169).

PS : «Nono», Noureddine Saâdi est mort. 73 ans à peine. En pleine phase de créativité littéraire (dernier roman, «Boulevard des abîmes», présenté in Mediatic du jeudi 14 décembre 2017). Loin de sa ville natale, Constantine, le ville des ponts suspendus et des abîmes, ville qu'il n'a jamais cessé de porter dans son cœur et dans ses œuvres. Prof' de droit, à l'Université d'Alger, militant actif du mouvement étudiant des années 60, syndicaliste, résolument de gauche et de progrès, obligé à l'exil durant les années 90, il a enseigné en France sans jamais couper les liens avec le pays natal et toujours à la recherche des «vérités» historiques et sociologiques. Avec le décès de Nourredine Sâadi disparaît un autre témoin de terrain des années 60... juste avant et juste après, ou bien plus, l'Indépendance du pays... Une génération qui a beaucoup rêvé, puis beaucoup espéré, enfin beaucoup désespéré, pour finir si découragée... qu'elle en meurt... à force de penser et de lutter.