Un
intellectuel devrait être à la fois le produit et le vecteur communicatif de sa
société dont il est censé connaître les caractéristiques, les réalités, les
goûts et les coutumes, les aspirations, le mouvement général, etc. Et s'il s'en
éloigne par un quelconque hasard ou force majeure, il doit s'atteler à retisser
en permanence les liens qui l'y rattachent et à faire des dialogues cycliques
avec elle, une sorte de voyage intime dans sa communauté-source et les pensées
qui lui sont intrinsèques. Il est appelé, grosso modo, à «s'ancrer dans la
douleur des siens», comme le résume bien le romancier Rachid Boudjedra. Cet enracinement suppose d'abord une
identification subjective, consentie et fusionnelle avec la culture du terroir,
puis une osmose avec le sentiment des masses, leurs réflexes, leurs regards sur
l'autre, leurs vœux, leur vécu de tous les jours. Ce qu'on peut nommer ici «une
culture de cohabitation et de survivance» dont l'engagement est le socle
fondateur. A titre d'exemple, ni le poète Kateb Yacine ni moins encore
l'écrivain Mohamed Dib n'auraient pu atteindre l'universalité s'ils ne
s'étaient pas imprégnés dès le départ de leur aventure littéraire des douleurs
de leur peuple, ses cris, ses souffrances, ses misères, ses luttes, ses idéaux.
«Nedjma» et «La Grande Maison» n'auraient été des
chefs-d'œuvre universels que parce qu'elles avaient pu transmettre l'histoire
de l'Algérie dans ce qu'elle a de plus épique, de plus tragique, de plus
douloureux et de plus humain. «Yo soy
yo y mi circunstancia» (Je
suis moi et ma circonstance), aurait proclamé à juste raison le philosophe
espagnol José Ortega y Gasset pour souligner
l'importance vitale de cette proximité avec les siens, passage obligé pour
comprendre ce qu'ils ressentent, ce qu'ils cogitent et comptent entreprendre.
Le partage de la douleur de la plèbe est la voie la plus sûre vers la
connaissance de son état d'esprit, son identité et ses valeurs. Et c'est cela
que la plupart de nos intellectuels perchés sur leur piédestal nombriliste, ou
tournant dans cette orbite de la rente à mille lieues des réalités des
bas-fonds ont malheureusement balayé d'un revers de la main, préférant nager
dans une affligeante superficialité.
Or, comment
parler de son peuple sans le connaître en profondeur?
Comment prétendre transmettre ses doléances alors qu'on n'a ni vécu ni partagé
son quotidien, sa sensibilité? C'est cette capacité à
se mettre à la place des leurs et à traduire ce qu'ils veulent qui est exigée
aujourd'hui de toutes nos élites d'autant que la suspension des choses dans
l'approximation élude toute sincérité dans le diagnostic, toute bienveillance,
toute affection, toute authenticité. Qui plus est, elle dévalorise même la
culture locale, la ridiculise, la néantise, «l'indigénise»
dans un genre d'exotisme bidon! Or, le vrai langage de
résistance de l'élite n'étant autre que son attachement aux particularismes de
son ancrage populaire.