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Omar
Aktouf a récemment publié un «testament intellectuel»
qui a suscité beaucoup de réactions et d'émois. Cela rappelle le sort que nous
réservons à nos intellectuels. Ce qui aussi, pour paraphraser Malek Bennabi,nous donne l'occasion
d'évaluer notre milieu en réaction à la pensée d'Omar Aktouf
: on peut évaluer l'œuvre et celle-ci peut nous évaluer, évaluer notre attitude
vis-à-vis des gens du savoir, notre capacité à la comprendre et à la
transformer en réalités vivantes dans notre société. Tout comme on prétend avec
ironie que ce sont les occidentaux qui ont compris Ibn Khaldoun
et que ce sont les orientaux qui ont compris Malek Bennabi.
Deux œuvres que nous avons dû réimporter. Peut-être dirions-nous un jour que
les pays de l'Amérique latine ont été les premiers à accueillir, assimiler et
concrétiser la pensée d'Omar Aktouf.
Aux nombreux appels à «ne pas renoncer» et «continuer à nous éclairer de sa plume» unique, rigoureuse et originale, je joins évidemment le mien, avec l'espoir que notre grand intellectuel «à part», l'entendra. Mais ce n'est pas là l'objectif central de la présente contribution, qui est de montrer que le professeur Aktouf nous convie ni plus ni moins qu'à un nouveau paradigme que beaucoup sont encore sans doute incapables de saisir. Ceci au sens que Thomas Kuhn donne à ce terme : faire faire un saut qualitatif à une discipline donnée. Or tout intellectuel capable de faire faire un tel bond, à un champ scientifique entier est à considérer comme une lumière. Un maitre à penser. Un visionnaire de génie ! Comment refuser ces adjectifs à ce grand esprit qui n'a cessé de dénoncer les anomalies du paradigme néolibéral1, tout en indiquant sans cesse le chemin pour s'en démarquer. Omar Aktouf rouvre le livre de l'économie-gestion là où des Stuart-Mill, Malthus et Marx l'avaient fermé? sans oublier un certain? Aristote : simple lecture de son livre La Stratégie de l'Autruche2 Avant d'aller plus loin il serait judicieux de préciser que l'œuvre d'Omar Aktouf est internationale, conjuguée en au moins cinq ou six langues, recouvrant pas loin d'une trentaine de livres, plus d'une centaine d'articles et d'innombrables conférences sous toutes les latitudes. Il serait également approprié de mieux préciser ce que l'on entend en épistémologie et philosophie des sciences par «paradigme» et «changement de paradigme». L'histoire de la connaissance n'est pas une accumulation continue de savoirs et d'informations sans interruption. C'est plutôt une succession de bonds, des paradigmes ? «représentations du monde»- qui survient lors des crises majeures, telle que ce l'on connait depuis 2008, conduisant les partisans d'un champ scientifique donné à adopter un nouveau mode de pensée. Non seulement parce que l'ancien ne parvient plus à expliquer les anomalies et contradictions de son objet d'étude, mais aussi par la nécessité de combler les manques du modèle révolu. Ce qui a pour vertu de faire avancer les disciplines. Thomas Kuhn, à qui on doit cette analyse, insiste sur la convergence de points de vue d'une communauté scientifique pour que se réalise l'adoption d'un paradigme donné. Ce qui donne lieu à une période dite « normale », où l'essentiel du travail des scientifiques consiste au renforcement du paradigme en place. Puis intervient le temps de la « révolution », où la même communauté se rend compte de la divergence entre les faits et les théories au sein même du paradigme jusque-là accepté. Les anomalies constatées deviennent plus centrales et finissent par imposer l'invalidation du paradigme régnant. Ce qui engendre une «révolution paradigmatique», et fait faire un bond au champ scientifique concerné vers d'autres façons de traiter et comprendre ses objets d'études. N'est-ce pas ce qu'on reproche au Professeur Aktouf, lorsqu'on dit, ce qu'il m'a été donné d'entendre plus d'une fois : « il veut donc changer le management » ? Alors même que évoluer et changer de modes de pensée est en soi une nécessité scientifique et historique, y compris pour «l'économie-gestion». Les grands noms que j'évoque dans le sous-titre ci-haut, le sont pour souligner quatre (parmi les principaux) chemins qu'explore et prolonge le travail aktoufien pour asseoir son nouveau paradigme. 1- La grande inquiétude exprimée déjà par Aristote dans Éthique à Nicomaque et Les économiques, devant le «second visage» de la monnaie, qui permet «la grave illusion» de croissance-accumulation infinies. 2-Le fait, souligné par Stuart-Mill, qu'il n'y a aucune «science» qui tienne lorsqu'il est question de la façon dont les fruits d'une économie ? profits en particulier- sont accaparés ou sont redistribués : cela relève de la pure décision sociopolitique, ou de l'idéologie. 3- La grande prémonition malthusienne, (et d'Aristote : on ne peut faire de l'infini dans un monde fini), comme le rappelle régulièrement Aktouf lui-même, voulant qu'il y ait des limites à vouloir «infiniment» exploiter les ressources de cette terre en particulier, et de tous les facteurs de production en général. 4- La fulgurante intuition marxienne quant au caractère insoutenable et destructeur de l'existence même du profit en tant que «surtravail»3, et illégitime «sur-rémunération» d'un capital «naturellement» maximaliste-illimité ; ce qui finira par se retourner contre lui en sur-épuisant les facteurs qui lui permettent d'exister : le travail et la nature. Qui peut prétendre, comme l'écrit Aktouf en débuts de La stratégie de l'autruche4, que nous ne sommes pas en plein cœur de cette létale logique aujourd'hui sous la conduite du capitalisme néolibéral et de son management, infiniment maximalistes et globalisés? Il suffit, de simplement regarder autour de soi et de tenter de faire le constat de ce qui s'améliore (mis à part l'hyper enrichissement continu des riches) par rapport à ce qui se dégrade, un jour après l'autre. Le professeur Aktouf a, je le dis sans détour, quitte à heurter sa modestie, par l'étonnante sagacité de son analyse des rapports entre économie, profits, gestion? et biologie-thermodynamique, repris le travail de décorticage de la nature-origine du profit, là où notamment Marx l'avait laissé. C'est-à-dire au niveau de l'étude de la rente combinée à la substitution de l'homme par la machine et de l'inexorable hausse du rapport Mécanisation / Main d'œuvre. Cette hausse continue remplace le «salariat-coût» par des moyens de productions continuellement «amortissables» ? ce qu'on dénomme aujourd'hui «compétitivité». Mais hélas, comme le dit Aktouf, tous ces «moyens de production amortissables», machines, robots, et ordinateurs ne sont capables ni «d'intelligence vivante», ni de «créativité», ni d'épargne, ni de synergie inventive, ni de consommation. Ils sont donc éternellement voués à favoriser la baisse continue des pouvoirs d'achat, les licenciements, l'emploi précaire et la «gestion-économie courtermiste»5.Qui peut renier ces mots écrits dès le début des années 2000, sinon bien avant ? Par ailleurs, en suivant toujours le raisonnement aktoufien, on s'aperçoit que cette tendance à la rente6- le propriétaire qui se rémunère de plus en plus excessivement sans aucun travail réel de sa part-, provoque, en plus de la hausse du rapport machines / travailleurs, une réduction tendancielle des marges de profit. Ce qui pousse le capitalisme à devenir de plus en plus destructeur, avec des «profits» qui ne se feront plus que sur la dégradation des facteurs même qui les permettent. Ce qui revient à scier la branche sur laquelle on est assis, où à tuer la poule aux œufs d'or ! Omar Aktouf ouvre la voie à un tout nouveau paradigme : celui qui découle de la découverte du statut scientifique du profit Continuons à suivre le raisonnement aktoufien7. Par manque de théories de l'énergie à l'époque ? ce qui inclut travail, surtravail, ressources, capitaux, matières premières et combustibles-, Marx ne pouvait s'attaquer plus largement à la nature scientifique du profit. C'est Omar Aktouf qui le fait ! Comme en atteste un physicien colombien directeur de laboratoire en thermodynamique8 : Marx n'a «entrevu» que les conséquences du premier principe de la thermodynamique (constance quantitative de l'énergie universelle), ou «énergie totale» en en déduisant une sorte d'équilibre global : «l'ensemble des gains du capital est égal à l'ensemble des pertes du prolétariat» ; la différence est alors nulle et donne l'illusion d'un équilibre. Or, continue ce même physicien, ce que Omar Aktouf a vu c'est qu'il faut distinguer énergie globale (comme la percevait Marx) et énergie «utile» ou «utilisable». Autrement dit, impliquant plutôt le second principe de la thermodynamique, celui de l'entropie. Et voilà qu'Aktouf reprend ce problème de là où Marx s'était arrêté : aller au-delà des statuts ? déjà et de diverses manières analysés et étudiés-, économique, social, politique, historique? du profit, pour cheminer vers ce qui n'a encore jamais été tenté, son statut épistémologique et scientifique !La nature «ontologique» du profit et ses conséquences. Voilà la clé du nouveau paradigme aktoufien ! Aktouf met par ailleurs en lumière le fait que, ce que l'on dénomme surplus, valeur ou profit, n'ont aucune existence sinon «via» un mécanisme d'irréversible transfert d'énergie «utilisable» vers énergie définitivement «inutilisable». Puisque, nous dit notre éminent penseur («hors pair» comme l'a écrit le Dr Lamiri)«nulle énergie ne se crée ni ne se fabrique» par l'être humain, et «puisque l'argent ? donc le profit- est aussi énergie»9, alors se pose légitimement la question : d'où vient cette «quantité d'énergie dénommée profits, surplus, ou valeur ajoutée» sinon ? selon le principe de l'entropie- du fait de puiser de l'énergie ailleurs, d'en priver d'autres facteurs, créatures, populations, écosystèmes ? Ayant clairement et irréfutablement établi que le profit n'est que «portion détournée» de la «rémunération du travail global» et «dégâts non compensés à la nature», Aktouf nous fait aboutir en toute logique au constat que le profit ne peut être ni créé, ni généré, ni produit ! Il n'est que transfert d'énergies. Transfert qui, nous explique-t-il, se mue en «vol» pur et simple. Vol qui se fait sur le dos du salariat toujours plus exploité et moins payé, via la hausse continue du «surtravail» et «vol» de la nature, toujours plus dévastée10. Qui peut avoir le culot de nier pareilles évidences ? Ne pas en tirer les insoupçonnables retombées intellectuelles et en ressentir les incalculables « séismes-paradigmatiques » ? Pour conclure : De quelques conséquences du paradigme aktoufien Une des premières conséquences à tirer de ce que nous livre Aktouf, entre autres dans son œuvre, La Stratégie de l'Autruche, est que toutes nos pseudo certitudes héritées depuis la naissance de l'économie néoclassique il y a près de deux siècles ne tiennent plus la route ! Le capitalisme néoclassique et néolibéral, non seulement ne crée rien, mais il ne fait que détruire, et cela chaque jour davantage ! Cela nous amène à ce constat foudroyant : le modèle occidental est destructeur et létal. Car, à cette mise en lumière de la nature scientifique du profit comme «vol énergétique» au détriment du travail et de la nature, il convient d'ajouter, comme Aktouf le souligne, des dimensions plus de cycles longs et plus «macro-historiques-politiques», si on permet ce néologisme. Il s'agit des «maintiens dans l'âge féodal de pans entiers du tiers-monde», des «guerres pétro-impérialistes» conquérantes pour «l'espace vital insatiable» de ce capitalisme «maximaliste à croissance infinie», des «conflits régionaux dévastateurs» directement ou indirectement entretenus et multipliés par des entités économiques dépassant toutes les frontières, du réchauffement et des dérèglements climatiques, etc. Omar Aktouf invoque à point nommé, l'indice Earth Overshoot day qui montre bel et bien que nous (plutôt l'Occident et les pays nantis) «volons» chaque année plus et plus vite ce que la planète donne11 : preuve supplémentaire, s'il en faut, que son raisonnement est implacablement juste. Ajoutons-y les rapports d'officines internationales qui affirment et confirment l'impossibilité physique des théories du rattrapage (il faudrait deux planètes pour que l'Afrique «rattrape» le Canada) le FMI, l'OCDE et Davos qui clament la nécessaire révision de l'économie de marché et du capitalisme (on le crie depuis la crise de 2008) et nous avons de quoi comprendre à quel point Aktouf a raison. Mais, et c'est là où le professeur Aktouf fait preuve de véritable trait de génie : il explique le pourquoi ! Parce que la notion même de profit «telle que conçue par l'économie-management dominants» interdit tout développement durable et toute possibilité d'équilibres comme ceux qui maintiennent les écosystèmes naturels ? avant que l'humain ne s'en mêle. L'action de l'humain empêchant le renouvellement «équilibré» des ressources de la terre. Ce nouveau paradigme remet à plat l'ensemble de nos conceptions de l'économie, de la société, de la politique, de la gestion qui règnent en maîtres, répétons-le, depuis l'avènement du courant néoclassique. Comme le dit Aktouf : «notre monde marche sur sa tête depuis pas loin de deux siècles» ! Omar Aktouf nous invite, comme le réclame le physicien colombien cité plus haut, à un vaste et nouveau champ de recherche multidisciplinaire pour tenter de comprendre pourquoi aucune des promesses de «progrès», de «bien-être généralisé», de «durabilité», du paradigme néoclassique-néolibéral ne sont tenues et ne peuvent l'être, sinon sur une autre planète ou par la vertu de la pensée magique. Rien de moins ! Lesquelles- promesses non tenues- sont considérées dans le jargon des révolutions scientifiques comme des anomalies. Ce dont les spécialistes doivent s'inquiéter, dénoncer, réparer?Il nous faut désormais inventer une totale, globale nouvelle conception de ce que sont pour nous, tout au moins dans les cadres des «sciences» économiques et managériales ? donc aussi politique-, Nature, Société, Humain, Travail, État, Entreprise. Et par-dessus tout mettre au point des théories capables de tenir compte de cette nouvelle définition scientifique de ce que signifie «le profit».À quand un colloque algérien autour de l'œuvre de ce «penseur hors pair», avant que d'autres ne le fassent ailleurs ? Où devrions-nous, comme à chaque fois, réimporter nos intellectuels après qu'ils aient été reconnus ailleurs à leur juste valeur ? *Formateur certifié en développement des compétences. A écrit de nombreux articles liés à la gestion des Ressources Humaines en Algérie, et intervient auprès de diverses entreprises publiques et privées en tant que formateur ou conférencier. Lecteur assidu de l'œuvre d'Omar Aktouf et partisan ferme de ses nombreux apports, il en apprécie particulièrement les perspectives qu'elle ouvre vers de nouvelles façons de comprendre le couple «économie-gestion», vers de nouvelles formes de management, vers une gestion mieux adaptée à la génération dite des « Y » plus exigeante et moins encline à centrer la vie autour du travail, vers des théories et pratiques de collaboration dans l'entreprise peu connues en management classique, et surtout vers la compréhension pluridisciplinaire des multiples contradictions véhiculées par et autour de l'entreprise moderne. C'est le premier article qu'il réserve à la pensée « aktoufienne ». Ce travail a été conduit après de nombreux échanges avec M. Aktouf). Notes: 1- À l'heure où, en ce janvier 2017, le très conservateur Forum de Davos se penche sur une réforme de l'économie de marché et du capitalisme, sur les dégâts des inégalités et des atteintes à la nature?comment ne pas lui donner raison ? 2- Tout ce qui suit n'est, pratiquement, que paraphrases de passages du livre La Stratégie de l'Autruche, une somme et une mine d'or intellectuelle aux potentialités et conséquences de grande envergure, sinon déterminantes. 3- Portion de la journée de travail que le capitaliste s'approprie en payant le travailleur seulement au niveau du temps de travail nécessaire pour donner ce qui est nécessaire à sa «survie» et à son «renouvellement» comme force de travail : ce que nous voyons de plus en plus avec le travail précaire. 4- Éditions Arak, Alger, 2014. 5- Encore une fois, choses sur lesquelles se penche Davos ces jours-ci, alors qu'Omar Aktouf en parle depuis des décennies ! 6- Tendance largement confirmée par les travaux de T. Piketty, Le Capital au 21ème siècle. 7- Stratégie de l'autruche, chapitre VI en particulier 8- Ibidem 9- Ibidem Ch. VI ; ou partie 2 de la contribution «Mon testament?», El Watan, 30-09-216 10- À titre d'illustration OXFAM révèle que d'ici 2050 il risque d'y avoir plus de plastique que de poissons dans les mers ! Et pour ce qui est de l'argent fait par intérêt, spéculation? le cas est encore plus grave (voir Stratégie? ch. VI). 11-Voir son «Testament?» El Watan op. cit. |
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