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La
valeur travail est marginalisée, étiquetée et interprétée négativement dans la
société. Travailler, c'est naviguer à contre-courant de la norme dominante qui
fixe comme objectif unique, l'appropriation violente de l'argent. « Rien n'est
vrai. Tout est permis » (Nietzsche, 1991). Opérateur dans les multiples
conflits sociaux, les déchirements familiaux, les complicités tacites, les
compromissions douteuses, les micro-négociations quotidiennes, les allégeances,
les cooptations, et certaines formes de solidarité, l'argent construit de façon
centrale notre rapport à la société (Mebtoul, 2013).
Convenons que cette norme puissante n'est pas tombée du ciel. Elle a émergé et s'est progressivement constituée comme allant de soi dans la société. Elle a été profondément façonnée par le système sociopolitique. Le refus explicite de reconnaître le travail comme valeur de différenciation sociale entre les personnes, l'absence de confiance donnée aux Algériens, privilégiant de façon arrogante, les entreprises étrangères, les injonctions multiples dans le système de travail, imposant de façon autoritaire les nominations de leurs protégés à des postes importants, sont des éléments importants qui donnent sens à la profonde dévalorisation de la valeur travail. Cette norme dominante a été jetée en pâture aux Algériens qui se rendent compte que la hiérarchisation sociale, l'acquisition d'un statut dans la société, l'enrichissement rapide, les stratégies de carrière n'ont absolument rien à voir avec le travail. Il faut au contraire adopter d'autres manières de faire qui épousent la règle de fonctionnement réel : se plier aux desideratas des « petits chefs » pour toute promotion, acceptant d'être sous leur protection en mettant en scène des compétences imaginaires. Faire usage de la langue de bois adaptée au contexte et aux personnes que l'on souhaite courtiser, quitte à mentir, ou à travestir le réel. Pour les différents pouvoirs, il ne s'agit en aucune façon de mettre à nu les raisons de la dévalorisation du travail, mais au contraire de diffuser de façon paresseuse, autour de soi, l'idée fausse et à la limite inconvenante, mais qui a un impact auprès des gens : « Les Algériens, c'est la matraque qu'il leur faut, pour qu'ils travaillent ». En enquêtant auprès des ouvriers, durant la décennie 80, ces derniers nous disaient de façon récurrente : « Tu travailles ou tu ne travailles pas, c'est la même chose ». On a « réussi » à produire dans la société un égalitarisme par le bas qui doit effacer, gommer avec acharnement, les différences entre ceux qui ne font rien et ceux qui tentent de travailler. Toutes les conditions politiques sont réunies pour persister dans cet unanimisme de façade et le travail n'y échappe pas (« on est tous les mêmes »). La mise en scène Il faut d'abord occulter les inégalités de salaire entre des personnes qui ont le même statut, mais qui exercent dans des secteurs différents : 13 millions d'Algériens toucheraient moins de 40.000 DA. En outre, la primauté aura été donnée au statut au détriment des compétences réelles qui sont souvent invisibles et non reconnues. Il s'agit de montrer même de façon violente, d'abord qui on est, par la médiation du statut acquis, plutôt ce qu'on est capable réellement de faire. Le sociologue américain Goffman évoque la notion de mise en scène pour ne pas perdre la face. Cette théâtralisation de la vie professionnelle peut être illustrée quotidiennement. Il est très rare, par exemple, que le plombier ou autre agent (pas tous heureusement) vous indiquera avec franchise ses limites professionnelles. Il vous affirmera, au contraire, les yeux dans les yeux, ses mille prouesses techniques mises en scène pour vous arracher le service demandé à un prix très élevé. La théâtralisation, c'est aussi affirmer sans honte à ses supérieurs que tout va pour le mieux, dans le but évident d'accentuer son allégeance à son égard. Au cours d'une réunion de travail des directeurs régionaux de la santé de l'Oranie, devant permettre de faire le bilan de leurs activités respectives en présence du ministre, un responsable régional ira jusqu'à lire un poème qui fasse l'éloge de ce dernier. La théâtralisation, c'est le déni du réel qu'il s'agit d'idéaliser, non pas au profit de la société, mais surtout pour refuser toute « perturbation » de l'institution, et tant pis si elle fonctionne dans l'opacité la plus totale. Le système sociopolitique a une lourde responsabilité dans le flou organisationnel qui est un construit social, au sens où il fait l'affaire de tous ceux qui ont intérêt à la reproduction à l'identique de l'ordre social. Le but bien évident est de conserver ses nombreux privilèges. Qu'importe à ses yeux que la valeur travail soit au plus bas ! En s'inscrivant dans le laisser-faire, il a permis l'ancrage très fort de multiples dérives et de faire en sorte que la « gfasa » soit aujourd'hui une valeur intériorisée et incorporée par les personnes qui ont de bonnes raisons de penser que c'est l'alternative la plus payante pour réussir socialement. Les responsables politiques ont de tout temps montré le mauvais exemple, en refusant de s'astreindre à la logique du mérite et de débuter modestement par se former par le bas, dans les APC, dans les quartiers, dans les associations, au militantisme politique qui consiste à se battre pour ses convictions et ses projets politiques avant de prétendre acquérir le statut de député, de sénateur ou de ministre. Le parachutage a acquis, en Algérie, valeur de norme profondément ancrée dans la société. Tout semble avoir été fait, en réalité, pour discréditer la valeur travail, en l'idéologisant à l'extrême. Durant la décennie 70, l'entreprise étatique a subi la contamination de la cellule du parti unique, permettant à certains agents et pas à d'autres de mettre en exergue leur certification politique, leur donnant le « droit » de ne pas travailler? mais, au contraire, d'user de façon démagogique de la langue de bois pour contrôler politiquement les agents qui travaillent. Un peu plus tard, le fameux article 120 donne l'opportunité aux agents détenteurs de la carte du FLN, de prétendre aux postes de responsabilité. Comment peut-on travailler quand la hiérarchie sociale et la production des statuts sont objet d'une inversion sociale par tous ceux qui ont osé s'inscrire dans cette logique politique médiocre. En arabe, le mot « zdam » est intéressant parce qu'il signifie qu'il importe de foncer tête baissée, quitte à perdre sa dignité, pour monter avec aisance, sans trop se fatiguer, dans l'ascenseur social et politique. Références bibliographiques Nietzsche F., (1991), Par-delà le bien et le mal, Paris, Librairie générale française Mebtoul M. (2013), La citoyenneté en question, Oran, Dar-El-Adib |
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