
« ?Tous les dictateurs rêvent de faire le plus long
discours de l'histoire des hommes. Rêvent de parler, parler, parler jusqu'à ce
que le pays meure, se vide ou se plie. C'est une forme de torture douce : un
homme parlera si longuement qu'il vous ôtera l'envie de répondre et vous
donnera l'envie de dormir et de se soumettre. C'est ce que font d'ailleurs les
dieux avec leurs livres sacrés. Et nous ? Non mon ami : Le nôtre a inventé le
silence le plus long au monde. Le murmure le plus éloquent. Le chuchotis
parfait depuis celui inventé par l'amour clandestin. Pas un mot. Il trouve son
plaisir à nous bouder jusqu'au jugement dernier. Il recevra dans son palais
l'insecte le plus rare mais jamais un Algérien. Nenni. C'est le contre-Castro : quand il ouvre la bouche, c'est pour
respirer ou pour parler à un étranger. C'est le plus étrange rapport que j'ai
vu entre un dictateur et son peuple : il refuse de parler aux siens, de les
voir, les rencontrer. J'adore le regarder ne pas parler. Montrer le quart du
visage pour mieux signifier la bouderie nationale. Ce dédain qui aime mêler les
apparences du martyr et le mépris du raffiné obligé de fréquenter une terre
sale. Il laisse presque entendre la même phrase face aux étrangers : « Que
c'est dur de gérer l'indépendance. Plus dur que de se battre pour elle ». Il a
cette façon de s'asseoir tourné vers l'interlocuteur étranger, comme pour mieux
se démarquer de notre race, de notre ADN. Ce ton qui place la narine à hauteur
de notre front, nous regardant de si haut qu'on se retrouve petit par évidence.
Ah mon ami ! Je n'ai jamais vu d'aussi grand comme gratte-ciel dans ce pays que
son palais et ses airs. D'ailleurs, je pense qu'il donne corps à nos humeurs:
on rêve tous de ne jamais se croiser. Personne n'aime ce pays parce que,
justement, il nous oblige à nous fréquenter et à nous supporter. Son rêve est
peut-être déçu : se faire élire par nous puis que l'on parte tous quelque part
et qu'on le laisse seul avec les siens soliloquer sur leur gloire et
l'éternité. Au fait, peut-être qu'il voulait un club, pas une nation. Donc il
ne dit rien et s'arrange pour bien le faire et filmer ce silence parfait.
J'aime scruter les scènes de sa télévision quand il daigne apparaître: je suis
sûr qu'il met des heures à penser aux détails : l'ordre des chaises, le bouquet
de fleur, la lumière, le regard. C'est le genre qui a compris que le pouvoir
est l'image, pas le son. Il a construit le maquis où il n'était pas ! Il s'est
même offert un pseudo : Amar. Il en change aussi. Il
rejoue la guerre, je crois, mon ami. J'en suis même convaincu : une guerre à
lui, dans sa tête, avec un maquis, des lieutenants, des ennemis, des
négociations d'Evian, des cessez-le-feu et de longs palabres muets avec De Gaulle.
Suis bien l'actualité ces dernières années : il a refait la bataille d'Alger,
le congrès de la Soummam,
le coup d'Etat, les purges et le reste. Je crois qu'il a l'angoisse du temps :
il ne pardonne pas au plus long fleuve du monde. Il a une grosse colère et un
calcul : vingt ans de règne pour effacer vingt ans de désert. Tu sais, mon ami,
je pense que le plus vieux moteur du monde n'est pas la volonté, mais la
rancune. C'est quelque chose qui ne refroidit jamais. Cet homme ne nous
pardonne pas.
Bon ! Il y a un
appel à la prière. J'y vais. Je prie non parce que j'attends une réponse, mais
parce j'aime bien jeter des pierres dans le puits du ciel et prouver qu'il n'y
a pas d'eau. Sauf celle des pluies. Au fait ! Cette année, il n'a pas plu une
goutte : les autres vieillards ne parlent que de ça et de leurs dentiers. Je
vais t'écrire la semaine prochaine. Hier, j'ai rêvé de ma maison pleine de
plumes d'oiseaux, partout. Je n'ai pas encore trouvé le sens de ce rêve et donc
je le regarde comme une pièce d'une monnaie inconnue avant de m'endormir ».