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La démocratie et la souveraineté seraient-elles possibles
dans une société où l'on relèverait un écart «insurmontable» entre les attentes
sociales et les capacités de les satisfaire ?[1] Serait-on en mesure de
produire dans ces conditions une volonté générale qui soit le résultat d'un
ajustement volontaire des volitions et des intérêts particuliers ?
Ou autrement dit, étant donné l'incapacité des volontés particulières à s'accorder, à s'attacher d'elles-mêmes à des choses communes, leur ajustement peut-il être autre qu'autoritaire et cela dans le but précis d'économiser la violence que supposerait autrement leur mise en ordre ? De quelle souveraineté pourrait disposer un gouvernement qui n'aurait pas les moyens de sa politique ? Il ne pourrait s'agir que de souveraineté limitée ou de velléités de souveraineté. L'exemple le plus explicite d'un tel ajustement autoritaire est donné par l'Égypte : les élections et le vote majoritaire n'ayant pu dégager la représentation d'une volonté générale, ce fut à l'institution incarnant l'ordre que revint à nouveau cette représentation. Il s'avéra impossible de concilier entre la condition et l'aspiration à la démocratie, d'accorder une offre et une demande sociales de manière pacifique, une dépendance extérieure drastique (alimentaire en particulier, qui lui fit plier le genou lors des accords de Camp David déjà) et une volonté majoritaire qui se croyait libérée de l'ordre autoritaire par des élections. On peut poser la règle suivante : plus le débat politique sera éclaté, superficiel pour la majorité et restreint à des minorités éparses, plus il séparera l'indépendance politique des indépendances économique et culturelle et disjoindra l'horizon d'attente de l'espace d'expérience[2] des diverses parties prenantes au développement, plus les offres et les demandes d'une société ne pourront s'ajuster d'elles-mêmes et plus elles devront l'être de manière autoritaire. Pour que la démocratie soit donc possible, il faut que la société soit en mesure de construire elle-même une volonté générale. Pour qu'une société puisse être souveraine, il faut qu'elle dispose d'une autonomie qui lui permette de déterminer ses fins et de capacités qui soient en mesure de les réaliser. Or, dans le monde présent, la difficulté est double. Elle est double en ce qu'elle touche le monde en général et le monde postcolonial de manière particulière. La crise à la fois mondiale et nationale est telle qu'il faut reconnaître aujourd'hui qu'il est difficile d'identifier une volonté générale avec un projet de société particulier.[3] A l'échelle mondiale, le modèle de croissance fordiste est en crise (une offre excédentaire structurellement croissante), au niveau local une croissance de rattrapage qui manque désormais de ressources. Ce qu'il s'agit de savoir aujourd'hui, c'est quel mode de fonctionnement est en mesure de donner à la société la plasticité qui lui permette d'amortir les différents chocs et de faire face aux différents défis, pour préserver une certaine cohésion, certaines solidarités nécessaires à une bonne réactivité. Ce sur quoi il faut s'entendre, ce qu'il faudra construire et préserver, c'est un mode pérenne de construction de la volonté générale dont on ne pourra pas postuler au départ le contenu. Comment construire une volonté générale qui pourra, au plan interne, être contestée, modifiée dans ses contenus particuliers, mais pas dans son caractère général. Comme nous avons pu le soutenir ailleurs, ce mode de fonctionnement démocratique en mesure de construire une volonté générale et de préserver une cohésion sociale, ne peut exister dans les conditions d'une asymétrie fondamentale de pouvoir entre pouvoir civil et pouvoir militaire.[4] Le pouvoir de l'argent ne constitue pas un contrepouvoir au pouvoir militaire comme il va le devenir dans la genèse des démocraties occidentales. Il reste un pouvoir du pouvoir militaire. Avec l'assèchement des ressources publiques, et le « sevrage » du monde de l'argent qui s'ensuivra, un décentrement du pouvoir de l'argent peut advenir : la perspective d'une certaine symétrie du pouvoir civil et militaire peut se dégager. Pour établir un fonctionnement équilibré du pouvoir, qui permettrait aux diverses interactions de ne pas être écrasées par l'une d'entre elles, il faudrait donc un décentrement du pouvoir, de sorte qu'il puisse être composé à partir de l'interaction de ses éléments et non qu'il soit imposé par un ensemble sur les autres. C'est ici que réside la rigidité ou la plasticité du fonctionnement de la société. La démocratie postcoloniale n'a pas procédé comme la démocratie européenne de la monarchie de droit divin et de la révolution bourgeoise, mais de la démocratie occidentale. Or ce qui nous fait défaut de la démocratie occidentale, ce sont ses élites civiles, marchandes et non marchandes. C'est le défaut de cet élément de cohésion dans l'équilibre des forces qu'il nous faut pallier.[5] Pour construire la démocratie postcoloniale, nous devons déterminer les centres et les facteurs réels de production de la cohésion sociale, parmi lesquels pourra s'insérer un centre national qui les reconnaisse et qu'ils reconnaissent comme instrument de leur coopération/compétition face aux centres extérieurs.Les centres réels de production de cohésion sociale sont ceux où s'ajustent réellement, ou tendent à s'ajuster, les moyens et les fins de la société. Chaque centre de cohésion peut avoir son échelle propre, ce n'est pas l'échelle qui définit le centre, mais l'inverse. En dessaisissant les centres réels de cohésion (unité des moyens et des fins) de cette fonction de cohésion sociale, le centre national a renforcé l'asymétrie de pouvoir initiale entre pouvoir civil et pouvoir militaire qui a été instituée avec l'armée des frontières grâce aux ressources naturelles dont il avait le monopole, sans pouvoir créer en bout de course de centres autonomes et donc réels de gravité et de cohésion sociales[6]. En vérité, nous avons refusé, à la suite de la pensée occidentale et coloniale, de penser la différenciation de la société avec la société. La division de la société en bourgeoisie et classe ouvrière que nous avons refusée avec le socialisme et que nous hésitons à emprunter avec l'économie de marché n'est pas une création ex nihilo. Ces refus ont en fait justifié la défiance des élites postcoloniales à l'égard de la société. C'est parce que la différenciation a été pensée contre la société, qu'elle a échoué et qu'elle échouera. L'abondance des ressources publiques a pendant longtemps caché le caractère superficiel des centres de gravité postcoloniaux dont souvent la conception coloniale avait été totalitaire.[7] Aussi, la raréfaction des ressources publiques peut-elle exposer le pays à un certain relâchement de ses forces centripètes et à une exacerbation des forces centrifuges. Le sentiment national hérité de la lutte de libération nationale, au fondement de la cohésion sociale postcoloniale, n'a pas pris corps dans le mouvement social de centres de gravité réels de la vie économique et sociale. Il a été mis à rude épreuve, là où son ancrage était superficiel, par les forces centrifuges qui se disputaient les ressources publiques. Avec l'assèchement de ces ressources, il est important que soient consolidés les centres réels de gravité sociale qui pourront être renforcés par le décentrement du pouvoir de l'argent. Ce n'est qu'en respectant, qu'en confortant de tels centres que l'on pourra régulariser le fonctionnement de l'économie et de la société. Il faut se demander ce que les centres réels de cohésion sociale peuvent comporter comme fonctions requises à leur bon fonctionnement. La démocratie exige donc la division du pouvoir en pouvoir civil et militaire, de sorte qu'une différenciation consistante de la société civile puisse avoir lieu entre un pouvoir financier et un pouvoir culturel. Le pouvoir de l'argent ne peut acquérir de réelle autonomie sans l'émergence d'un pouvoir culturel. Avec la notion de capital humain, la science économique confirme une telle présomption. Pour conforter le processus de décentrement du capital, il faut qu'émerge dans ce processus le pôle du capital culturel.[8] Avec l'ouverture d'une perspective de décentrement du pouvoir de l'argent, c'est celui du savoir qu'il faut engager. Nous disions au départ que seul un débat politique réel et large est en mesure d'ajuster l'espace d'expérience de la société et son horizon d'attente, ses offres et ses demandes. Dans le cadre d'une démocratie représentative, au centre d'un tel débat se trouvent les appareils de partis, les médias et l'instance législative. Dans le cadre d'un Etat failli ou d'une démocratie représentative en crise, le débat politique entre l'instance législative et l'instance exécutive semble avoir perdu de sa justification, il apparaît comme une perte de temps, un luxe inutile. Ce n'est pas dans ces cadres institutionnels sans substance, dans notre cas à la généalogie douteuse, qu'il peut y avoir un débat réel. C'est au sein des centres de production de la cohésion sociale qu'il y a débat réel, que le débat n'est pas inutile. La tribu qui pouvait faire contrepoids au pouvoir militaire et mobiliser des ressources de manière autrement moins coûteuse qu'un appareil artificiel, en minimisant les coûts de transaction[9], a été considérée comme une antithèse de la société, un obstacle à sa modernisation. Aussi, la centralisation a-t-elle été considérée comme le moyen d'en venir à bout. La démocratie représentative, qui intervient après des décennies de développement économique (qui n'ont pas réussi à produire une différenciation équilibrée de la société), au lieu de produire un « pouvoir du peuple » ne pouvait conduire qu'au pouvoir d'une « majorité démographique ». La différenciation de classe (ou plus exactement des différents types de capitaux qu'impliquent la compétition internationale) n'ayant pas réussi à prendre consistance, c'est la « démocratie ethnique » qui a pris forme[10]. L'expérience postcoloniale nous ramène au point de départ, la centralisation ayant échoué à créer les nouveaux centres de gravité de la vie moderne. La raréfaction des ressources publiques pose le problème du financement de la différenciation sociale dont celle primaire, entre civils et militaires, qui fut effectuée de manière arbitraire par l'armée des frontières et instruite par les officiers de l'armée française. Il faut ici rappeler que c'est la simplicité du surplus productif, si on prend l'exemple des hautes plaines de l'est algérien qui ont longtemps constitué un grenier à blé de l'Europe, en même temps qu'un certain refus de la différenciation sociale en guerriers et paysans (avec une polarisation différente chez les montagnards, les nomades et les semi-nomades), qui ont empêché l'édification de forteresses guerrières autour desquelles auraient pu se construire les villes et leurs bourgeoisies. On ne peut, sous l'évidente nécessité de disposer d'une armée nationale, escamoter le problème de sa construction et de son financement. Les crises actuelles en Afrique le montrent bien. Mais aussi la place de l'investissement militaire dans l'investissement de productivité de l'économie moderne. La production de sécurité est le résultat d'un effort social, d'un investissement qui se décline sous des formes multiples, matériel et immatériel, objectif et subjectif. La production de sécurité précède, devance et englobe toutes les autres, comme la division du travail entre guerriers et paysans dans l'histoire européenne de la division sociale du travail et comme l'investissement de la défense US dans la recherche. Le primat du politique sur le militaire, ne signifie pas le primat de la classe politique sur la hiérarchie militaire, il signifie le primat de la société sur les élites, l'élite au service de la société générale. L'élite militaire est en fait une partie de l'élite culturelle. La production de sécurité doit commencer par définir une sécurité alimentaire qui permettrait de nourrir la population et son armée. Ensuite, il faudrait que la population puisse se répartir en différents types de populations, investissant dans différentes types de capitaux, de telle sorte que l'activité des unes puisse supporter celles des autres, que l'activité de productivité de l'une puisse servir l'une d'abord et les autres ensuite pour faire face à la compétition internationale. On aurait tort de sous-estimer le soin qu'il faut apporter à cette construction sociale où la production et l'investissement du surplus sont centraux. La restructuration actuelle du secteur de la sécurité ne doit pas se contenter de répondre aux exigences de la coopération internationale, qui peuvent appeler un traitement superficiel de ses défaillances. Elle doit faire partie d'une politique repensée de la production de sécurité, d'une redistribution de la population entre les diverses activités et d'une reconsidération de leurs interactions. Une armée de fonctionnaires entretenue par une fiscalité pétrolière et dépendante d'une production étrangère pour son alimentation cessera d'être l'héritière d'une armée de libération. Les intérêts qui dominent la structuration actuelle de l'espace social doivent envisager leur avenir hors d'un statu quo qui ne sera bientôt plus tenable : feront-ils partie des forces centripètes ou centrifuges ? * Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif député du Front des Forces Socialistes, Béjaia. 1- Dans un texte qui a précédé celui-ci, « A propos de la production nationale » nous avons parlé de rigidité de l'offre comme explication du sous-développement du point de vue économique. L'offre ne suit pas la demande : la société n'a pas les moyens de répondre à sa demande, elle vit au-dessus de ses moyens, s'endette puis s'appauvrit. 2- Notions de Reinhart Koselleck (1923-2006) historien allemand moderniste et contemporanéiste. Voir par exemple le texte http://initiationphilo.fr/articles.php?lng=fr&pg=303#_ftnref3 3- On peut rapporter les propos d'Antonio Gramsci pour caractériser la crise : « L'ancien monde est déjà disparu, le nouveau monde n'est pas encore là, et dans cet entre-deux les monstres apparaissent ». 4- Voir notre texte sur la démocratie postcoloniale, « économie politique de la démocratie postcoloniale ». 5- Du point de vue ici développé, les élites sont un élément de cohésion sociale car une élite qui ne serait pas un modèle de réussite pour le reste de la société ne peut être ainsi dénommée. 6- C'est à Fernand Braudel que je dois cette notion de centre de gravité de la vie matérielle. Dans ses travaux (« La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II», « Civilisation matérielle, économie et capitalisme ») l'histoire peut être décrite comme le mouvement de tels centres de gravité. J'associe ici la cohésion au mouvement centripète, à la gravitation. [7] Voir les travaux de Michel Cornaton, sur les centres de regroupement. [8] Je renvoie ici aux conceptions du capital de Gary Becker, Pierre Bourdieu, James Colem et de Robert Putnam. [9] Le concept de coût de transaction apparait pour la première fois en 1937 dans l'article de Ronald Coase, « The Nature of the Firm ». C'est Oliver Williamson (Prix Nobel 2009) qui consacrera ce courant théorique. [10] Voir la thèse soutenue par Bernard Lugan in « la démocratie tue l'Afrique ». Le point de vue colonialiste et raciste de l'auteur n'enlève pas toute pertinence à sa thèse. http://bernardlugan.blogspot.de/ |
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