Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Statu quo contre citoyenneté

par Mohamed Mebtoul

Il faut bien se dire la vérité, les yeux dans les yeux, sans détours ni hypocrisie : le statu quo -au delà de nos discours de lamentation, de récriminations et des tensions vécues au quotidien, des spéculations tous azimuts, des interprétations savantes et profanes- se reproduit sans accrocs dans la société. La logique de la distribution très inégale de la rente a bien eu un effet structurant et profond sur le fonctionnement au quotidien de la société. Les fictions politiques, les régressions du vivre ensemble, les multiples violences institutionnelles et celles de l'argent, les profonds dysfonctionnements organisationnels n'ont pas eu raison, loin s'en faut, de la fabrication politique de la paix sociale qui a la vertu d'opérer, pour la majorité d'entre nous, un retrait forcé ou voulu à l'égard du mode de façonnement du politique sur la société.

Il suffit de rester « sage » et « tranquille » dans son espace social et professionnel. Tout se passera pour le mieux ! L'important est moins ce que nous faisons que notre présence physique et sociale. Le statut prime profondément sur les compétences. Mais ceci est de l'ordre de l'invisible et ne sera jamais reconnu dans une société où le paraître est essentiel pour ne pas perdre la face. La vie sociale est aussi une mise en scène (Goffman). Il est donc important de ne pas bousculer ou de remettre en question le carcan imposé par le système sociopolitique, en se conformant, sans y croire, à toutes les convenances, à toutes les règles, tout en se jouant de celles-ci, acceptant tacitement le jeu social, condition impérative pour être étiquetée de personne respectable sur laquelle il est possible de compter, non comme citoyen mais plutôt comme un personnage « sage » et discipliné. Le « sage » se rapproche davantage de la personne prête à l'allégeance et à la dépendance à l'égard d'autrui.

La violence de l'argent devient pourtant incontournable pour décrypter le fonctionnement de la société. L'argent devient un actant essentiel du rapport social. Il conditionne les pratiques et les représentations sociales des personnes. Il autorise toutes les dérives et les contournements en ouvrant les champs du possible. « Rien n'est vrai, tout est permis », disait le philosophe Nietzsche. A l'origine des multiples conflits, des déchirements familiaux, des complicités tacites, des compromissions douteuses, des micro-négociations, des cooptations et du clientélisme, l'argent construit de façon forte, en l'absence de toute considération accordée aux savoirs, notre rapport au monde. Il mobilise beaucoup d'énergie et d'émotions. Son usage social et culturel est différent, selon nos histoires sociales, les époques historiques et son mode de répartition politique dans la société, mais le dénominateur commun a été d'accentuer les injustices et les frustrations. La violence de l'argent balaie d'un revers de main les valeurs fortes que sont le travail, la rigueur et la discipline. Elle valorise d'autres façons d'agir dans la société : la « gfasa », la débrouillardise, la force et la détention du capital relationnel, permettant d'accroître les ressources de la personne de façon « normale » dans l'arène sociale. « Normal, je ne lis pas », disent souvent les étudiants.

Mais cette face de la société en cache une autre. Nous sommes de simples spectateurs dans la construction de la « cité » politique. Nous lui sommes extérieurs. Etrangers à la cité qui se fait et se défait sans nous, le rôle central qui nous est assigné est de celui d'intérioriser le statut de consommateurs avides de produits importés où de fonctionnaires « disciplinés ». Le seul évènement politique qui exige avec force et publicité notre participation est celui de se rendre aux urnes pour voter.

L'espace « public » sous-analysé, et donc peu maîtrisé, est uniquement et lourdement administré et non débattu de façon plurielle et autonome par des citoyens non reconnus, pour laisser la place à des acteurs politico-administratifs que nous ne connaissons pas. Ils ne nous connaissent pas aussi. Ils sont visibles le temps des élections. Un temps très court, reconnaissons-le, pour approfondir le dialogue avec ceux qu'il est coutume de nommer rapidement nos « élus». Comment peut-on s'étonner de la production de l'indifférence et de la distanciation à l'égard du politique par les personnes qui ne se reconnaissent pas, pour la majorité d'entre elles, dans la stricte administration de l'espace « public » qui est d'abord un espace politique ?