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L'épisode de «
géographie-spectacle » que vient d'assener à son auditoire à Tunis, toute honte
bue, M. Nicolas Sarkozy, est loin d'être innocent. Il est même dangereusement
préoccupant pour les Maghrébins, comme l'a bien exprimé l'ensemble de la presse
algérienne et tunisienne notamment.
Lorsqu'en 2008, le collectif d'intellectuels africains sous l'impulsion de M. Makhily Gassama (1) répondit au « discours de Dakar » de M. Nicolas Sarkozy, démontant son discours colonialiste et mettant à nu sa « boîte à outils » poussiéreusement raciste et arrogante, politiquement agressive et idéologiquement douteuse, à l'usage de l'Afrique et des Africains, il pointa également les capacités de nuisance de celui qui était alors le président en exercice de la France. Ces intellectuels avaient eu raison: on sait le rôle qu'il joua -« assisté » de l'Otan, des USA, de la GB, des pétromonarchies du Golfe et d'un intellectuel de salon, parisien et dépoitraillé dit BHL- dans la destruction d'un pays souverain, la Libye, et dans le lynchage organisé et en direct de son président, au mépris des accords de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre. A Dakar, M. Sarkozy tricota à sa façon l'histoire des peuples africains au mépris de ces peuples et de leur longue histoire. A Tunis, le 20 juillet 2015, l'ex-premier flic de France, ex-président de la République française et nouveau chef de l'ex-UMP, offrit à son auditoire un cours de géographie maghrébine, sur un ton tragi-comique crispé, appuyé de silences grimaçants; cours néanmoins très inquiétant pour qui connaît ses fréquentations. De cette conférence de presse (2) seront retenus et transcrits (3) certains passages particulièrement scandaleux, auxquels Ali Dilem répondit par une caricature concentrant à elle seule les dits et les non-dits de la longue histoire de part et d'autre de la Méditerranée. De la Tunisie. Extrait « La Tunisie est frontalière avec l'Algérie et avec la Libye, c'est pas nouveau (silence et rictus). Vous n'avez pas choisi votre emplacement!!! » (Rictus et hochements de tête) M. Lapalice n'aurait pas trouvé mieux à dire, en ce qui concerne la première phrase (La France a-t-elle choisi le son emplacement ? Ou le Pérou ou la Birmanie) et en ce qui concerne la seconde phrase, elle est proprement infâme de sous-entendus, gluante de fausse commisération et hypocrite quand à la supposée proximité avec le pays victime de son emplacement entre la Libye et l'Algérie: la Tunisie. Les liens, par contre, du gouvernement de M. Nicolas Sarkozy avec l'ancien gouvernement déchu n'est plus à étayer et l'intervention en pleine assemblée parlementaire de sa ministre de l'Intérieur Mme Alliot-Marie, proposant d'offrir les services de la France pour la répression de la « rue arabe » en Tunisie, largement relayée et commentée. Inutile d'y revenir. Début de conférence de presse surréaliste, mais à y regarder de plus près, que nous dit ce cours de géographie improvisé devant l?auditoire? Il nous rappelle, comme l'écrivait dans un essai célèbre l'illustre géographe Yves Lacoste, que la géographie, ça sert d'abord à faire la guerre (4) mais que « la guerre sert aussi à faire la géographie » (5). L'utilisation de la géographie à des fins politiques, stratégiques et géopolitiques est connue, M. Sarkozy! Le roi belge Léopold II devint roi du Congo en 1886 grâce aux « explorations » de Stanley et toujours au XIXe, lorsque les huit puissances réunies au Congrès de Berlin (1884-1885) décidèrent de se partager le continent africain, les géographes furent parmi les premiers scientifiques sur le terrain. A la fin de la Première Guerre mondiale, le découpage de ce que fut l'Empire Ottoman, par les grandes puissances, fut « géographique » ou plutôt géopolitique: l'actuel Moyen-Orient -Bilad echem- ou plutôt l'ex-Moyen-Orient, est l'œuvre de la France et de la Grande-Bretagne, cela, votre auditoire le sait depuis longtemps! (6) De l'Algérie. Extrait L'Algérie (silence). Qu'en sera-t-il dans l'avenir, de son développement, de sa situation? C'est un sujet qui, me semble-t-il, doit être traité dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée (silence). Plus que jamais-nécessaire !!! (En martelant chaque mot). Car il y a un lien entre la situation de la Méditerranée du Nord et celle de la Méditerranée du Sud! C'est l'alliance des pays du Nord et du Sud de la Méditerranée qui permettront de créer les conditions du développement? Qui vous donne donc ainsi le « droit d'ingérence » dans la politique de l'Algérie pour décider, faisant mine d'associer vos interlocuteurs tunisiens, que c'est l'Union pour la Méditerranée, c'est à dire vous, appuyé de l'Otan et de vos comparses d'Occident et du Moyen-Orient, qui en aurez la direction? L'Algérie est devenue ainsi votre « sujet de préoccupation »? Mais à quel titre et dans quel sens faudrait-il entendre cela? « Sujets », nous le fûmes de la France impériale, celle à laquelle vous empruntez vos références et vos schèmes de pensée, mais faut-il qu'il vous en souvienne, il y eut un 1er novembre 1954 puis un 5 juillet 1962. Bonne ou mauvaise direction, le peuple d'Algérie vous dit, M. Nicolas Sarkozy, alias Paul Bismuth: mêlez-vous de vos affaires et?de toutes vos « affaires » d'ailleurs! Laissez les peuples décider librement de leur avenir, ils ne vous ont pas donné mandat pour le faire à leur place. De la Libye. Extrait « La Libye, malheureuse Libye qui a souffert pendant des décennies de l'un des dictateurs les plus cruels?qu'on ait jamais connu, M.Guadafi. Qui, alors que les peuples se libéraient, promettait de faire couler des rivières de sang à Benghazi. Vous n'avez pas oublié ça? Et les Nations unies, à l'époque, il y a eu une coalition de 56 pays, [qui] ont décidé que Benghazi ne serait pas une ville martyre, comme à l'époque, Srebrenica?Srebrenica, le monde entier avait abandonné 8000 musulmans. Ça a un sens ici de dire ça! Je sais où je parle? Ces 8000 musulmans massacrés sans que la communauté internationale ne dise un mot? ici en Tunisie, ça a un sens, ou alors je ne connais pas ma Tunisie !!! (Rictus et hochements de tête). Et nous avons été un certain nombre à ne pas vouloir que le million d'habitants de Benghazi soient massacrés. Qui pourrait nous le reprocher ? Rivières de sang! (Rictus et hochements appuyés). On n'a pas été les seuls puisque les Nations unies nous ont donné mandat de le faire. Les Nations unies!!! Ca a un sens ici, les Nations unies! Et dans la coalition de 56 pays, il y avait la Ligue arabe. Ça a un sens ici, la Ligue arabe!!! Peut-être que ça n'en a pas, pour moi ça a un sens, la Ligue arabe! Une dizaine de pays arabes se sont joints aux forces françaises, anglaises et américaines. Je voudrais rappeler une chose: Benghazi a été protégée, Guadafi la page fut tournée (voix plus sourde)? avec un mandat des Nations unies, sans bavure ? ça a un sens ici, le mot bavure! Pour la première fois peut-être depuis Laurence d'Arabie (voix montante, presque triomphale) les Européens ont répondu à l'appel de la rue arabe? » Passage insupportable de cynisme et de fausse compassion! Faut-il que M. Sarkozy ait senti la nécessité impérieuse de se laver de tout soupçon et de justifier son implication « légale » puisque autorisée par les Nations unies, dans l'agression et la destruction de la Libye, pour consacrer cette longue digression à redire à l'assistance sa version des faits, la seule, la véridiquement vraie, appuyée de chiffres et d'images terrifiantes -les « rivières de sang »- alors que les Tunisiens ont été, par le fait de cette coalition, aux premières loges, voyant ou vivant l'afflux de leurs compatriotes émigrés dans le pays voisins, contraints au retour par la violence et les exactions des milices? Et le ton paternaliste de « ma Tunisie »- de quelle façon peut-elle vous appartenir, la Tunisie? Parce qu'elle fut occupée de 1881 à 1956 par la France? Et le ton fanfaronnant, lui, Nicolas Sarkozy ou son aide de camps BHL, en Laurence d'Arabie! C'est la référence à cet obscur personnage, à l'image éculée et galvaudée -notamment à travers le film qui lui fut consacré- que M. Sarkozy nous dévoile un aspect de la géopolitique que la « coalition » évoquée dans sa conférence, mène ou entend mener dans les régions citées, dans le redécoupage géographique du Moyen-Orient et du Maghreb. Selon l'historien britannique Sir Martin Gilbert (biographe de Churchill) Laurence d'Arabie, héros positif de M. Sarkozy, avait été chargé par Winston Churchill, dès la fin de la Première Guerre mondiale, d'étudier le terrain dans ce qui était encore « Bilad echem ». « Sir Martin a révélé (?) que des séries de comptes rendus écrits par Laurence, qu'il a découverts dans les archives nationales, prouvent sa sympathie pour la cause sioniste. Travaillant pour Churchill en 1921, par exemple, il a clairement identifié « la zone de Palestine de la Méditerranée au Jourdain » comme « le Foyer National Juif ». (?) Laurence qui avait joué un rôle majeur dans la coordination de la révolte arabe contre les Turcs pour servir les intérêts britanniques, a joué le rôle de médiateur et a fait la traduction de l'accord juif arabe post-guerre entre le roi Faysal d'Irak et Weizmann, accord autorisant une «immigration de grande ampleur» de juifs en Palestine et l'application de la Déclaration Balfour en contrepartie de la création d'un Etat arabe promis par les Britanniques pour lequel ils se sont ensuite rétractés? (7) Comme héros positif, ami de la « rue arabe », cherchez d'autres personnalités n'ayant pas eu besoin de leurres ou de déguisements, comme le fit votre héros! Et surtout, ne venez pas conter aux peuples aguerris par des décennies ou des siècles d'occupation et de luttes, ce qu'a été LEUR histoire! Vous pleurez, M. Sarkozy, sur les 8000 musulmans massacrés de Srebrenica. Il nous paraît bien difficile de vous croire: frais émoulu chef du Parti des Républicains (ex-UMP) vous consacrez la première séance de travail de votre parti au « problème de l'Islam en France »; vous vous êtes prononcé contre le menu de substitution dans les cantines en France; vous avez signé la pétition d'Eric Zemmour pour « sauver les églises de France » au prétexte qu'elles allaient être transformées en mosquées. Faut-il que vous vous croyiez investi du devoir de sauver les musulmans partout ailleurs pourvu que ce ne soit pas en France ou dans le ghetto de Ghaza dont la population vit sous embargo depuis des années et sous les déluges de feu -« plombs durcis »- à intervalles réguliers? Srebrenica invoquée où, dites-vous, 8000 musulmans furent massacrés oubliant de dire que ce fut sous les yeux des casques bleus (Néerlandais en l'occurrence) c'est-à-dire sous la haute protection des Nations unies, les mêmes « Nations dites unies » comme disait le Général De Gaulle, que vous avez appelées en renfort pour aller apporter la mort et la destruction en Libye. Et cette habitude d'oublier que les pays musulmans sont des nations et qu'il faut les appeler chacun par son nom: à Srebrenica, ce furent des Bosniaques qui furent massacrés, en Irak des Irakiens, en Syrie des Syriens et à Gaza, en août 2014, ce furent des Palestiniens! Et peu importe la religion à laquelle ils peuvent ou non appartenir: « celui qui croyait au ciel/ celui qui n'y croyait pas/ tous deux adoraient la belle/ prisonnière des soldats », a écrit Aragon. Deux remarques en guise de conclusion Première remarque: l'intrusion de l'ex-président de la République française dans les affaires intérieures des pays du Maghreb, avec le cynisme, la brutalité et l'arrogance qui le caractérisent, me rappelle la pièce de l'écrivain suisse de langue allemande, Max Frisch: Monsieur Bonhomme et les incendiaires (8), avec les pays du Maghreb (et d'autres ailleurs) dans le rôle de Monsieur Bonhomme. Alors que des incendies ravagent la ville, M. Bonhomme accepte d'héberger chez lui, deux inconnus. Malgré tous les signes: bidons d'essence, mèches, détonateurs, que ces inconnus entreposent chez lui, malgré les propos où ils dévoilent clairement leurs intentions, Monsieur Bonhomme refuse de voir et de comprendre que le danger est sous son toit. C'est lui qui finira par leur donner les allumettes pour mettre le feu à sa propre maison. « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles », dit Max Frisch. Deuxième remarque: j'ai rêvé voir par dessus les têtes, au cours de cette conférence, le vol ineffable et tout à fait semblable d'une paire de chaussures, envoyée un jour par un homme en colère sur la tête d'un autre président cynique et bavard, dans un autre pays saccagé par les « civilisateurs » proclamés, l'Irak! * Université de Vienne Notes (1)- Gassama Makhily (dir.), 2008, L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar. Philippe Rey. (2)- http://www.huffingtonpost.fr/2015/07/22/nicolas-sarkozy-evique-algerie-deplacement-tunisie-presse-algerienne-denonce-derapage_n_7847980.html (3)- Dans la transcription, les notations entre parenthèses tenteront de restituer certains aspects de la voix et de la gestuelle du conférencier. Certains termes ou expressions ont été soulignés intentionnellement, en gras. (4)- Lacoste Yves, 1976, La géographie, ça sert d'abord, à faire la guerre. Maspero (réédité en 2002, la Découverte). Pour la géographe Béatrice Gibelin, ?la géopolitique essaie d'aider à comprendre la complexité du monde par le biais des rivalités de pouvoir sur des territoires ». https://www.youtube.com/watch?v=6ciUyX_2iSU (5)- Roman Stadnicki, Pierre Singaravélou [dir.], L'empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, XIXe-XXe siècle, collection Mappemonde, Paris, Belin, 2008. Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 40 | 2010, mis en ligne le 18 décembre 2010, consulté le 04 août 2015. URL : http://rh19.revues.org/4020 (6)- Notre génial écrivain et dramaturge Kateb Yacine avait mis en scène ce découpage auquel se livrèrent les grandes puissances avec la complicité de quelques promus rois du désert et du pétrole, dans sa pièce intitulée La guerre de 2000 ans. A rejouer de toute urgence! (7)- Donald Macintyre ? Jérusalem 24/02/07. Source et Copyright le quotidien britannique The Independent : http://news.independent.co.uk/world/middle_east/article2300412.ece. Traduction bénévole Mireille Delamarre pour www.planetenonviolence.org (8)- Biedermann und die Brandstifter, titre original en allemand. |
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