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Un secteur ignoré

par Dr Bouchikhi Nourredine *

En tant que médecin exerçant dans le libéral et après avoir passé des années dans le public, je peux me prévaloir de donner au moins un avis et une contribution sur les récents événements concernant la situation dans laquelle se débat la santé en Algérie où l'on continue à naviguer à vue sans prendre en considération la réalité des faits sans déclencher un débat contradictoire impliquant les vrais acteurs car des décisions sont prises à la hâte sans consulter les concernés et qui auront sans doute des conséquences désastreuses car dénotant d'un populisme devenu maître de la gestion.

La situation actuelle du secteur de la santé est décriée par tout le monde, professionnels, usagers et responsables. Des questions importantes méritent d'êtres soulevées.

TOUT D'ABORD QU'EN EST-IL DE LA GRATUITE DES SOINS ?

Certes l'objectif initial était louable mais après tant d'années ne pas faire d'évaluation de ce modèle est purement une fuite en avant et une attitude démagogique.

Tous les professionnels s'accordent sur le fait que depuis, l'acte médical et de gestion ont été dévalués au point que cela a engendré : laxisme, passe-droit, gaspillage, détournement et surtout un sentiment d'hostilité vis-à-vis du secteur public car les usagers comme les gestionnaires ne pouvaient plus concevoir que tout cela a un coût qu'il faudrait prendre tout le temps en compte au point qu'au fil des années cet aspect est devenu totalement invisible rendant pervers ce qui était noble.

La gratuité des soins profite surtout aux nantis dont beaucoup ne s'acquittent même pas de leur devoir contributif à la sécurité sociale et même aux étrangers de passage qui bénéficient de privilèges qui normalement reviennent de droit aux seuls nationaux et résidents assurés.

Qu'en est-il ailleurs ? Nous allons prendre comme terrain de comparaison la France dont le système de santé est considéré parmi les plus aboutis et qui est bien connu par nombre de nos concitoyens et surtout de nos responsables. Nous pouvons affirmer qu'il s'agit bien d'un système offrant la gratuité réelle et équitable des soins pour tous et même ceux en situation irrégulière grâce notamment à la CMU (couverture médicale universelle) mais qui diffère fondamentalement du nôtre par l'organisation et la qualité qui profite à tout un chacun. Un citoyen lambda qui réside dans n'importe où dans l'hexagone a accès aux mêmes soins de qualité que le président de la République, il a le droit aux mêmes chances ! Sans distinction de sa classe sociale ou relationnelle.

Nous devrions calquer à quelques exceptions près (eu égard aux moyens matériels et humains inégaux) ce modèle à notre niveau au lieu de redécouvrir que la terre est ronde.

QU'EN EST-IL DU SECTEUR PRIVE ?

Tout d'abord le privé a toujours était écarté des décisions impliquant d'abord son secteur ensuite celui de la santé en général. Il persiste à être souvent perçu grâce aux images véhiculées par une certaine presse et des politicards populistes « vestiges du socialisme déchu » comme l'incarnation de la malhonnêteté avide de faire fortune sur le dos des pauvres malades.

Et ce n'est pas la présence de quelques médecins libéraux sans représentativité aux assisses nationales de la santé qui se sont déroulées dernièrement qui va me contredire, le secteur libéral n'a pas eu le droit de s'exprimer sur son sort et d'autres non concernés l'ont fait sans scrupules pour lui.

Ce secteur tant décrié comble tant que peut les lacunes et insuffisances du secteur public, il remplit un rôle extrêmement important avec toute l'ingratitude à son égard, beaucoup ont investi des sommes faramineuses dans les infrastructures et l'équipement ainsi que dans la formation et l'acquisition de compétences hautement qualifiées.

Certains assurent même des prestations devant relever du ressort du secteur public car indispensables pour les besoins de la formation des médecins en graduation et post-graduation.

Je compte prendre la défense de ce secteur à mon niveau basal car le secteur public dispose de nombreuses organisations syndicales mieux placées pour le défendre et à propos de syndicat le secteur libéral en Algérie est la seule corporation qui ne dispose pas de représentation syndicale à même de défendre ses intérêts ou de constituer un partenaire capable d'apporter sa contribution à l'essor du système sanitaire dont il constitue une partie incontournable; certes il y va d'un certain laxisme des professionnels mais surtout c'est le manque flagrant de volonté des pouvoirs publics qui décourage le plus téméraire à s'organiser. L'Algérie est un cas unique en la matière car même les régimes les plus répressifs toléraient la présence d'organisation syndicale des praticiens libéraux à l'instar de la Tunisie de Ben Ali ou l'Égypte de Moubarak.

Le seul cadre organisé existant est le conseil de l'ordre qui n'a pas vocation à défendre les intérêts de ses adhérents mais plutôt il a un rôle organisationnel et répressif mais dont de nombreuses prérogatives ont été confisquées par la machine administrative.

Loin de dédouaner le secteur privé des insuffisances et critiques objectives les mêmes griefs peuvent être retenus à l'encontre de certains praticiens du public où nous pouvons considérer que nombre d'entre eux sont rémunérés mieux que le meilleur privé vu le salaire perçu par heure de présence sans évoquer l'efficacité. La malhonnêteté n'est pas l'apanage d'un secteur, il s'agit d'hommes qui peuvent être faillibles n'importe où. Toutefois nous devrions nous questionner sur les causes de ces défections et insuffisances.

Le secteur privé doit être intégré efficacement dans la politique sanitaire pour faire profiter au mieux la population surtout celle résidant loin des grands centres urbains.

À titre d'exemple en matière de remplacements, pour les médecins spécialistes dans les villes « d'intérieur » déjà pénalisées par le manque d'infrastructures il est quasi impossible de se faire remplacer tenant compte des conditions exigées quasi irréalisables, car trouver un spécialiste ou un résident en fin de cursus dégagé de toute obligation en chômage ou en attente d'un poste s'avère être une chimère. Et quand quelqu'un par miracle remplit ces conditions il préfère remplacer dans des cieux plus cléments au bord de la mer plutôt que dans une fournaise dénuée de tout attrait.

Conséquence inévitable : les médecins exerçant dans ces contrées n'ont guère un choix, soit ils renoncent à leur congé ou bien ils l'abrègent au minimum, soit et c'est le cas le plus fréquent ils ferment carrément leurs cabinets et pour certains ils sont les seuls dans leur spécialité obligeant la population à faire des dizaines ou des centaines de kilomètres pour consulter où se faire soigner sans que cela n'attire l'attention des autorités locales censées veiller au bien-être de leur population puisqu'ils exécutent à la lettre une réglementation taillée sur mesure pour les grandes villes qui disposent de dizaines de médecins et de structures capables de combler les absences et où le contrôle est aléatoire vu le nombre pour pouvoir débusquer les remplaçants éternels qui s'en fichent pas mal de la réglementation. Il aurait été plus judicieux d'autoriser les spécialistes du secteur public de faire des remplacements durant leur congé dans ces zones déshéritées.

Nos décideurs qui vivent à l'écart du quotidien sont loin de se douter des désagréments subis et par les médecins et par la population.

Les médecins du secteur public sont régis par les lois de la fonction publique alors nous trouvons tout à fait normal que des enseignants relevant du même code de travail puissent enseigner en dehors de leurs heures de travail à longueur d'année tout en mettant à leur disposition des structures publiques à titre gracieux au vu et au su et avec la bénédiction de ces mêmes décideurs sans trop palabrer car ils estiment que l'enseignement est une chose importante, alors qu'en est-il pour la santé ?

Quand le service militaire était encore obligatoire en France les médecins avaient même le droit de remplacer pendant leur permission avec tous les moyens humains et matériels disponibles ils en tiraient le maximum de leur potentialité pour répondre à la demande des patients.

Dans certains pays, l'Espagne par exemple, le spécialiste a même le droit d'avoir deux cabinets dans deux endroits différents par la catégorie de la population qui y réside riche et moins nantie avec des honoraires adaptés pour dire que tout est fait pour assurer une couverture médicale à tous en tirant profit des moyens existants.

Dans notre contexte où la crise commence à peser sur le vécu des gens nous nous obstinons à vouloir vivre au-dessus de nos possibilités.

Revenant aux décisions prises dans le feu de l'action telle que par exemple l'interdiction faite aux cabinets d'effectuer des circoncisions suite au scandale d'El Khroub. Décision qui n'a au fait aucune assise légale car personne et même le ministre ne peut interdire l'exécution d'un acte relevant d'une compétence acquise, le rôle du ministère par le biais des directions de la santé associé au conseil de l'ordre devrait s'atteler à la vérification des compétences et des conditions dans lesquelles est réalisé ce geste au lieu d'opter pour des décisions extrémistes qui ne tiennent nullement compte de nos réalités.

La circoncision avant d'être un acte chirurgical est un rituel ancestral qui doit être encadré et même les pays dont on s'est inspiré du code de déontologie comme la France n'interdisent pas la réalisation de cet acte par des religieux reconnus (brith milah chez les juifs).

Et même si on concède à cette idée, pour la concrétiser il va falloir réquisitionner tous les chirurgiens ainsi que tous les blocs et délaisser alors les actes froids et d'urgence pour répondre à une demande impressionnante et quand elles sont réalisées surtout en masse les mesures d'asepsie ne peuvent être garanties (un bloc doit être décontaminé après chaque intervention, chose impossible à assurer dans ces conditions) sans compter le coût exorbitant que cela engendrera pour les familles, aucun pays ne peut se permettre un tel luxe d'ailleurs nous savons que cela est irréalisable, la réalité est que cet acte continue à être pratiqué dans la semi-clandestinité sans pouvoir exercer de contrôle par des personnes ou des auxiliaires médicaux sans compétence scientifique et ceci même au sein des structures hospitalières car les chirurgiens ont d'autres chats à fouetter, les cabinets médicaux agréés pourront constituer une alternative plus sécurisée et facilement contrôlable loin de toute démagogie stérile.

LA CARTE CHIFA :

Le principe est louable mais la réalité est rude, l'adhésion des privés a été un fiasco mais on continue à vouloir l'imposer sans prendre en considération les craintes des principaux concernés :

D'abord le montant des honoraires fixé unilatéralement par les caisses de sécurité sans tenir compte de la réalité du coût de la vie, de l'inflation ou de l'évolution globale des prix, ceci se résume alors à imposer un esclavagisme, les caisses tiennent en compte uniquement leur équilibre budgétaire sans se soucier des paramètres cités ci-dessus. Alors que la population est prête à apporter sa contribution en contrepartie de soins de qualité, la réglementation interdit formellement cet option et va jusqu'à enclencher des poursuites judiciaires aux contrevenants.

Non seulement les caisses ne peuvent pas assurer des honoraires actualisés mais interdisent aux patients de le faire ; nous savons qu'ailleurs existent les dépassements légaux d'honoraires alors pourquoi ne pas chercher à encadrer la politique tarifaire au lieu d'opter pour des solutions extrêmes. D'un autre côté l'évolution des honoraires doit être automatique en fonction des données économiques pour ne pas attendre à chaque fois qu'il y est un décret qui peut se faire attendre des décennies (la dernière revalorisation des honoraires a pris plus de vingt ans).

Autoriser l'existence de mutuelles et d'assurances complémentaires privées qui prennent en charge les surcoûts.

Établir des conventions avec des structures privées pour offrir au malade un vrai choix.

L'autre volet concernant la carte Chifa est « la paperasse engendrée », le médecin libéral ne peut se permettre le luxe de passer son temps à l'heure d'internet à remplir des formulaires et de veiller à ce que ses honoraires soient recouverts automatiquement et rapidement sans que cela il se transforme en fonctionnaire attendant le bon vouloir d'un administratif pour lui virer son dû. Ce qui est contraire à l'esprit même de la médecine libérale.

Beaucoup d'autres choses peuvent être dites à propos de cette carte mais ce n'est pas le sujet.

En définitive nos décideurs ont toujours considéré le secteur libéral comme « parasite » et de ce fait ils ne lui prêtent aucune attention digne de son implication réelle dans le système de santé. Ils veulent le laisser à la marge de décisions importantes pour la prise en charge des patients ce qui contribue au marasme de l'état sanitaire du pays.

* Pédiatre - Saïda

L'article du Pr Mohamed Brahim paru dans l'édition du 05/08 amène à rapporter quelques précisions.

Avec tout le respect que je lui dois pour son rang magistral et son expérience je ne peux partager comme il l'affirme lui-même « des points de réflexion personnelles ».

Il s'étend longuement sur le secteur privé en mettant bien en exergue toutes ses carences et en effleurant à peine sa contribution sans que les premiers concernés puissent donner leur avis et participer au débat. Le quotidien offre quasi exclusivement sa tribune aux professionnels du public dont une majorité a un avis tranché sur la question sans qu'on puisse les contredire ou provoquer un débat équitable.

Je reviens à l'article du Pr Mohamed Brahim de par son statut d'hospitalo-universitaire il est mieux placé pour évoquer son secteur et proposer des solutions mais au contraire il est presque dans l'autosatisfaction, je cite « Je dirai tout simplement que malgré les difficultés notre système est loin d'être moribond et nos hôpitaux loin d'être des mouroirs. Beaucoup de choses se réalisent et qu'elles auraient à court et moyen termes des effets positifs sur la prise en charge des patients. Ce qui est important à noter c'est que l'on constate que le système de santé depuis deux années est placé parmi les priorités politiques ».

Au lieu d'analyser et de proposer les vrais remèdes il axe son intervention sur :

1-le temps complémentaire oubliant que c'était une initiative dont l'objectif était de tenter d'enrayer la saignée des professionnels de santé publique faute de satisfaction professionnelle et matérielle et c'est un faux débat de rendre le temps complémentaire coupable de la situation vécue par les établissements publics.

2- le secteur privé : ne faisant pas partie de ce secteur c'est facile de voir en lui tous les maux du monde oubliant que ceux même qui y exercent ont été pour la plupart des médecins hospitaliers.

Mettre sur le dos du secteur privé tous les problèmes de la santé (bien sûr on en a à dire sur ce secteur mais) et le désigner comme le coupable idéal dénote d'arrière-pensées idéologiques plus que d'une honnêteté intellectuelle.

3- la médecine gratuite : malheureusement après tant d'années nous n'avons pas le courage d'entamer une évaluation c'est la langue de bois qui prime, je cite «La gratuité des soins entre dans le cadre des traditions de solidarité de notre société, mais aussi de l'engagement politique de la déclaration du 01er Novembre 1954, à édifier « un État démocratique et social ». C'est ainsi que l'on a opté dans le domaine de la santé pour « une approche sociétale large dans laquelle les patients et l'utilité pour le système de santé figurent au premier plan ».

Et sincèrement je pose une seule question : comment considérez-vous le système en France, Suède ou Danemark ?

Ces pays ne se targuent jamais d'évoquer en grande pompe « la gratuité des soins » mais celle-ci est vécue au quotidien et profite à tout le monde.

Les arguments idéologiques ne peuvent tenir route longtemps et ne pèsent guère devant le quotidien des citoyens, la réalité est en face il faut l'affronter, la fuite en avant est l'une des causes de ce gâchis.

En conclusion, nous avons besoin de personnes qui abordent tous les problèmes sans tabous ni interdits et proposer des solutions efficaces même si elles font mal à certains, le temps est au pragmatisme et non au populisme si on veut sauver quelque chose tant qu'il est temps.