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Rares sont les
marques ou noms d'entreprises qui deviennent des néologismes. Encore plus rares
sont les néologismes qui assoient une sémantique de nature à provoquer des
débats économiques et juridiques au niveau mondial. La société de transport
californienne Uber a réussi ce coup de force à devenir le symbole
d'antagonismes exacerbés et à lancer un grand défi au droit. Comment réagit
cette vieille dame tranquille ?
La mondialisation et le gigantesque bond des technologies liées à Internet permettent aujourd'hui à diverses applications une entrée massive et innovante sur le marché des services. C'est notamment le cas dans le domaine du " partage communautaire " (ou " économie collaborative "), dont l'estimation du chiffre d'affaires avoisine 26 milliards de dollars. Ces nouveaux opérateurs économiques ouvrent la possibilité aux particuliers de mutualiser des offres privées concernant le don, l'échange, le prêt, la location ou la vente de matériels d'occasion. La société Uber pour le transport et Airbnb pour l'échange de résidences en sont des exemples parmi les plus connus. L'expression "Ubérisation " s'est désormais installée dans le langage courant pour qualifier l'action de toute entreprise numérique d'offre collaborative et dont l'activité heurte les droits acquis des professions réglementées tout autant que la collecte régalienne des impôts et taxes par les Etats. Un grand défi est ainsi posé au droit qui doit s'adapter tout en se préservant de bouleverser sa profonde nature, au risque de se dévoyer. Pour la description des nouveaux services et leurs conséquences dans les sociétés, économiques et sociales, nous renvoyons aux nombreux articles sur le sujet qui ont commenté abondamment la prédation de ces nouvelles entreprises mondiales. La question présente est de comprendre comment le droit réagit à cette révolution numérique qui provoque une transformation du paradigme mondial de la valorisation économique des activités humaines. Le droit, dans cette affaire d'ubérisation comme dans bien d'autres, est la recherche permanente d'équilibre entre des intérêts contradictoires. D'un côté, la liberté d'entreprendre qu'invoquent les nouveaux opérateurs économiques. D'un autre côté, la puissance publique et sa législation qui ont accumulé des droits acquis pour des professions réglementées qu'il a fallu protéger ainsi que préserver le système fiscal du pays. Et c'est justement entre l'opposition de ces deux légitimités que la construction du droit positif fait toujours son chemin. L'ubérisation de la société est donc au centre de cette contradiction que le droit doit résoudre en permanence. Pour le respect de la liberté d'entreprendre, chacun constate qu'il est le premier argument opposé aux Etats récalcitrants. Considéré comme un droit fondamental, la croyance populaire lui attribue spontanément le niveau de règle constitutionnelle écrite, ce qui n'est que partiellement exact. La nature du droit, sa philosophie et son rythme concourent à ne jamais se précipiter dans l'énoncé des grands principes avant d'en avoir établi une approche raisonnée, pas à pas. Si nous prenons le cas français, contrairement à l'affirmation de trop nombreuses copies d'étudiants en droit et celle de cette croyance populaire générale, ce qu'on appelait naguère la liberté du commerce et d'industrie, n'est pas inscrite dans la constitution du 4 octobre 1958 même si elle en a obtenu, bien tardivement, la force constitutionnelle. La notion apparaît pour la première fois dans le décret d'Allarde de 1791, qui ne mentionne pas l'expression " liberté du commerce et de l'industrie ". La jurisprudence du Conseil d'Etat s'en est servie à de nombreuses reprises pour asseoir la protection des activités industrielles, commerciales et libérales. La haute juridiction administrative lui attribue, pour la première fois, la valeur d'un principe général du droit, même " sans texte ", par une décision en chambre plénière de 1951. Mais il fallait un achèvement du dispositif juridique, une décision du Conseil constitutionnel du 30 octobre 1981 élève enfin la liberté du commerce et de l'industrie au rang de principe constitutionnel. L'année suivante, la même juridiction a élargi (et donc clarifié) la notion en évoquant la " liberté d'entreprendre ". Tout à fait paradoxalement, c'est le premier gouvernement de gauche, depuis le Front populaire (la gauche participera d'une manière éphémère au lendemain de la libération), qui introduit clairement le principe dans la loi du 2 mars 1982. On voit que le droit ne peut pas, tous les quatre matins de l'histoire, énoncer des grands principes constitutionnels, courts et solides comme ceux de la proclamation des droits de l'homme. C'est un processus très long qui se développe à son rythme, avec tous les dispositifs d'analyse et d'approfondissement que met le droit dans sa longue quête de définition d'un principe qui finit, parfois, par aboutir, souvent par des chemins détournés, à la consécration constitutionnelle. Il faut rajouter que, d'une manière générale, le droit est beaucoup plus pragmatique dans les affaires économiques que dans les grandes affirmations concernant le statut des êtres humains et leur liberté. Cela est normal car si les droits humains ont besoin d'une protection pérenne, l'économie est, par définition, en constante transformation. A l'opposé, il y a le second volet du débat, les droits concurrents que la puissance publique a édictés et qu'elle se doit de protéger. Le principe de la liberté d'entreprendre reste soumis aux lois et règlements qui l'encadrent, pris conformément aux articles 34 et 37 de la constitution, soit une application directe du principe de la souveraineté populaire dans une démocratie à représentation indirecte. C'est par cette procédure classique que les professions réglementées ont obtenu une protection en contrepartie d'un lourd droit d'entrée et d'une exigence de formation. Si le cas de la France reste marqué par son profond centralisme et colbertisme, faisant de l'Etat l'origine et la finalité du tout, il ne faut pas se méprendre sur les dispositifs des pays dits plus libéraux et dont les réglementations sont, comme aux Etats-Unis, extrêmement lourdes, notamment pour la protection de l'économie nationale et des corporations. L'extension de la société Uber vers le nouveau service UberPop a été interdite en France, dans beaucoup de pays dans le monde, mais aussi en Californie, pourtant loin d'être le bastion d'un Etat historiquement collectiviste. C'est dans cette confrontation entre deux légitimités que le problème est posé dans les démocraties. Le droit n'est jamais aussi fragilisé que lorsqu'il est supposé être une vérité inscrite dans le marbre, à l'exception des grands droits intangibles de l'homme. Mais si le droit navigue entre les écueils des légitimités opposées, il reste conscient que la marche du monde est inéluctable vers une révolution numérique globale. Comme pour l'ère qui a suivi le décret d'Allarde (suivi lui-même de la loi Le Chapelier, qui, curieusement, sont des décisions supprimant le régime des corporations, mais au sens moyenâgeux des professions concernées), il sait être patient, ne va s'introduire progressivement que dans les interstices, ruser de procédures diverses et de notions détournées car il ne s'oppose jamais aux droits des professions réglementées d'une manière frontale. Au final, il arrive toujours par atteindre l'objectif de modernité que lui imposent les transformations sociétales et technologiques. C'est ainsi que les transports VTC (Voiture de transport avec chauffeur) se sont installés progressivement, et malgré toutes les réticences fortes, moyennant des restrictions dans leur champ d'intervention (règle de prise en charge du client, lieu de stationnement, durée d'attente, etc.). Il est à parier que ces limitations disparaîtront un jour, le temps de régler l'épineux problème des licences qu'ont acquises très chèrement les propriétaires de taxis traditionnels. Le second exemple significatif de cette approche pragmatique est la loi Macron 1 qui devait s'attaquer aux monopoles historiques des professions, particulièrement à la citadelle des études notariales. On a vu que la montagne avait accouché d'une souris, prouvant ainsi que les Bastilles ne se prennent pas de cette manière. Une loi Macron 2 est annoncée, cette fois-ci pour encadrer et impulser l'économie numérique. Il n'y a aucun doute qu'elle se contentera de quelques avancées qui ne bouleverseront pas l'économie numérique tout en lui permettant de s'exercer dans des conditions plus clarifiées et plus performantes. En attendant, même si les professions réglementées sont dans une forte méfiance envers les nouvelles avancées du droit, il n'en demeure pas moins qu'elles ont encore la légitimité d'exiger sa protection, dans les dispositions juridiques encore en cours. La force tranquille et résolue du droit renforce la raison pour laquelle les professions touchées ont toujours cette impression que l'Etat ne réagit jamais à temps et jamais dans le degré de force légale qu'ils auraient souhaité. Mais ce serait si simple si le droit pouvait envoyer l'armée ou les forces de sécurité civile, en masse et avec une violence brutale, sans contrôle judiciaire, pour dissuader plus d'un honnête citoyen. S'il ne prenait pas son temps, son indépendance et faisait valoir ses procédures, patientes et réfléchies, ce ne serait plus le Droit. * Enseignant |
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