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Que les Français aient une haute opinion d'eux-mêmes, c'est un fait qui a
été fort remarqué et commenté. Ils le disent eux-mêmes, nul besoin d'une
enquête sociologique pour s'en assurer. Quoi qu'on dise de leur déprime et de
leur pessimisme actuels, les Français se voient comme l'un des peuples les plus
importants du globe.
Il ne faudrait pas beaucoup les presser pour qu'ils avouent que sans eux l'univers ne serait pas tout à fait ce qu'il est. Il lui manquerait sans doute un certain parfum, une sève particulière. Quand on sait que le parfum est hissé à la dignité d'un fétiche et combien les Français apprécient le vin, on se dit qu'ils ont au moins le sens de l'humour. Il serait injuste au demeurant de leur faire reproche d'un trait qu'ils partagent avec d'autres peuples. Mais, dans le cas de la France, ce qui est ressenti comme une arrogance se remarque davantage. A entendre les Français souvent répéter que leur pays est la « patrie des droits de l'Homme », les Anglais s'agacent de les voir oublier que la Magna Carta date de 1215. Depuis cette date, aucun Anglais libre ne peut être arbitrairement arrêté et détenu ; aucun ne peut être condamné sans avoir eu droit à un procès équitable. Persécuté dans son pays, embastillé, l'illustre Voltaire est profondément impressionné par l'esprit de liberté de la société anglaise, par la Déclaration des droits de 1689 qui protège les citoyens de l'arbitraire royal. A force d'entendre dire et répéter que les Français ont décapité Louis XVI, ce roi « faible et bon », on en oublierait que les Anglais ont exécuté Charles 1er, en 1649 pour haute trahison, puis ont proclamé la République que dirigea dix ans durant Cromwell. Lorsqu'on interroge les sujets étrangers, surtout les Européens, il faut prêter une attention particulière aux mots qu'ils choisissent pour décrire les Français auxquels ils ont eu affaire dans les circonstances les plus diverses. Les Allemands, dont l'exemple est cité par ceux qui voudraient tailler en pièces le modèle social français, disent volontiers que les Français sont « arrogants, sans-gêne, superficiels » ; les Néerlandais les jugent « nerveux, volubiles et bavards », accusant un trait que les Européens du Nord attribuent au caractère latin. En revanche, ce qui est plus amusant, c'est que les Français ne sont pas assez latins aux yeux des Espagnols qui les critiquent pour « leur froideur, leur vanité et leur peu de courtoisie ». Quant aux Suédois, ils jugent les Français « indisciplinés, désobéissants, immoraux, désorganisés et sales ». Les Italiens estiment que les Français sont « snobs, prétentieux, et obsédés par leur image » et enfin les Anglais les décrivent comme « chauvins, têtus et sans humour ». Ces jugements, empreints de subjectivité, sont-ils fondés, correspondent-ils, en partie au moins, à une certaine réalité, ou ne sont-ils que des stéréotypes, autrement dit la rencontre d'expériences singulières avec des préjugés qu'ils viennent conforter ? C'est ce qu'il importe d'examiner au moment où la France doute d'elle-même, où son insertion durable dans le tissu européen la contraint à des révisions peut-être déchirantes, et notamment à faire probablement son deuil du modèle social dont elle se déclare si fière. Les Anglais reprochent souvent aux Français leur manque de pragmatisme et leur aveuglement quant aux réalités ; autrement dit, les Français auraient une prédilection pour les idées, les analyses subtiles, les formules percutantes, les métaphores originales et brillantes. Le locuteur français, quand il veut exprimer les choses, ne se soucie pas de s'y conformer ; il travaille ce matériau, le sculpte en quelque sorte pour lui donner la clarté, la précision, l'intelligibilité qui lui semble nécessaire. Il le fait en en accusant l'abstraction. A travers l'analyse d'une phrase simple, le linguiste Georges Mounin a montré comment les langues anglaises et françaises expriment un même phénomène. Quand le locuteur français dit d'un nageur : « Il traversa la rivière à la nage », son correspondant anglais dira : « Il nagea à travers la rivière » (He swam across the river). Le verbe français « traverser » est plus général et plus abstrait alors que le verbe anglais (to swim) est plus concret. A la généralité du français, à son abstraction répond le caractère tangible et singulier de l'anglais. Ce n'est pas pour rien que le pragmatisme n'est pas né en France. Les intellectuels français ont les yeux de Chimène pour l'idéalisme et le rationalisme. La nation française se flatte d'être « cartésienne ». Nul n'ignore la formule de Descartes : « Je pense, donc je suis ». C'est dire qu'il voit dans l'existence un effet de la pensée. Autrement dit, si on ne pensait pas, on ne saurait être, du moins véritablement. Dans un de ses livres les plus célèbres, Jean-Jacques Rousseau écrit : « Commençons par écarter les faits ». Pour un Français, comprendre un phénomène, c'est d'abord le dépouiller de sa gangue empirique, le purifier de ses scories triviales. De fait, aucun des grands philosophes français n'est pragmatiste. En revanche, le spiritualisme, l'idéalisme, le rationalisme ont produit d'illustres représentants : Malebranche, Blaise Pascal, Maine de Biran, Victor Cousin, Henri Bergson. Quant au matérialisme français du XVIIIe siècle, il est d'une dimension si métaphysique qu'il semble n'avoir de matérialiste que le nom. La tradition sociologique française ne compte que des agrégés de philosophie : Emile Durkheim, Marcel Mauss, Célestin Bouglé, Lucien Lévy-Bruhl, Pierre Bourdieu ont tous été philosophes de formation et de métier. A l'inverse de Geza Roheim qui travailla et vécut en Australie, Emile Durkheim a réussi le tour de force d'étudier le totémisme australien dans son essai le plus important, « Les Formes élémentaires de la vie religieuse » (1912), sans jamais se livrer à la moindre investigation de terrain. Nul n'ignore que Lucien Lévy-Bruhl n'a jamais été un praticien de l'ethnologie. Cela n'a pas empêché cet ethnologue en chambre de publier six ouvrages imposants. A la notable exception de Frazer (mort en 1941) (il a, malgré tout, visité la Grèce et l'Italie), tous les grands ethnologues anglais, ou formés à l'école anglo-saxonne, peuvent se prévaloir de recherches empiriques, condition sine qua non pour être reconnu comme ethnologue à part entière : Franz Boas (1858/1942) a accumulé un matériel d'enquête tout à fait considérable, Evans-Pritchard fit des séjours au Soudan, vécut en Egypte où il a étudié les populations du Nil, Kroeber décrivit rigoureusement certaines tribus amérindiennes, E. Leach réalisa des missions en Birmanie, à Bornéo et à Ceylan, Ralph Linton étudia les tribus de Madagascar et les indiens Comanches de l'Oklahoma. Geza Roheim analysa de près les rêves, les mythes et la sexualité des populations australiennes. Enfin, Malinowski publia ses travaux sur les Indigènes australiens, sur les Mélanésiens dans des ouvrages demeurés célèbres « Les Argonautes du Pacifique », « La vie sexuelle des Sauvages » et « La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives ». Mais l' « esprit » français semble allergique à l'expérience, regarde avec suspicion les faits qu'il tient pour une vulgarité. Ted Stanger, journaliste américain, donne son sentiment : La France, dit-il, est la « mère patrie de l'intellectuel ». « A Paris, la pensée est partout à chaque coin de rue », ajoute-t-il. A l'appui de son propos, il raconte une réunion de parents d'élèves dans l'école que fréquentait son fils. « Pas un instant il n'a été question du quotidien des élèves » et lorsque cet Américain a osé une question sur ce quotidien, les autres parents l'ont regardé comme « s'il sortait d'un village d'Amazonie ». (in Sacrés Français, éd Michalon, 2003) Les Français ont une préférence pour les discours bien tournés, les formules frappées au coin de l'originalité. Un Jacques Lacan serait impensable chez les Britanniques : sa posture, ses calembours et ses mots d'esprit, ses morceaux de bravoure, ses formules énigmatiques tomberaient à plat. Dans ses « Lettres philosophiques », Voltaire reproche subtilement, comme il sait le faire, à Locke de ne pas être un bon mathématicien. Car être bon mathématicien, c'est être logé à l'enseigne des pures abstractions : « Il (Locke) n'avait jamais pu se soumettre à la fatigue des calculs, ni à la sécheresse des vérités mathématiques, qui ne présente d'abord rien de sensible à l'esprit » (13e lettre). Plus récemment, la controverse qui opposa J.R Searle/Jacques Derrida est emblématique de ce fossé entre deux « mentalités » que tout semble opposer. Rappelons le contexte, c'est la parution de « Signature événement contexte », un texte de J. Derrida qui mit le feu aux poudres. J. R Searle écrit : « Je dois dire que je ne trouve pas les arguments de Derrida très clairs (autrement dit, ils ne sont pas clairs du tout) » et il accuse Derrida d'avoir mal compris John Austin, philosophe analytique anglais. Il est loisible de repérer dans cette polémique deux attitudes si caractéristiques au demeurant de la mentalité des deux peuples européens. Celle qui est attachée à la clarté, à l'argumentation, à l'analytique du langage et une philosophie apparemment plus « obscure », redoublant de virtuosité verbale, d'inventivité conceptuelle et qui, gorgée de subtilité, procède d'un mode particulier d'appréhension des grands textes de la tradition philosophique occidentale. Enfin l'anthropologue britannique Edmund Leach reprochera à Claude Lévi-Strauss de ne pas être un homme de terrain. Ce dont ce dernier convient lui-même : « En réalité, je sais que je ne suis pas un homme de terrain » dit-il en réponse aux questions de Bernard Pivot dans l'émission « Apostrophes ». Mais ce dont l'accuse E. Leach est plus préoccupant, c'est le refus de prendre en considération les données quand elles s'opposent à ses approches anthropologiques. Dans ce cas, selon Leach, Lévi-Strauss n'en tient pas compte ou bien trouve dans sa verve rhétorique, dans son arsenal d'arguments persuasifs de quoi ruiner la légitimité de ces données et les discréditer. Ce faisant, Lévi-Strauss reprendrait à son compte les tares de la spéculation qu'il dénonçait lui-même. En effet, L'anthropologue français évoquait les exercices théoriques qu'il assimilait à une « sudation en vase clos à quoi réduit la pratique de la réflexion philosophique ». (Tristes Tropiques). Dans un essai percutant, «Le bêtisier des sociologues », Nathalie Heinich a mis l'accent sur cette indifférence aux réalités des sociologues français de sa génération. Ce qui est un comble, puisque la vocation de la sociologie est précisément de décrire les faits, d'en produire une analyse rigoureuse et non pas de leur tourner le dos. En outre, nombre de sociologues français sont aujourd'hui d'une part attirés fortement, c'est une pente naturelle, par la spéculation. Il y a presque toujours dans ces sociologies un fort élément spéculatif à des doses insupportables pour les Anglo-Saxons ; dans le meilleur des cas chez les anthropologues ou les sociologues français, on tente de faire correspondre les faits aux schémas théoriques nécessairement préexistants ; chez les Anglo-Saxons, on part des faits et on y soumet les concepts ; mieux, les concepts découlent des faits ; on ne tourmente pas, comme chez Lévi-Strauss, les réalités pour les forcer à entrer dans une parure conceptuelle d'avance apprêtée. Lévi-Strauss fait de l'ethnologie en philosophe, Girard se livre à des recherches anthropologiques pour tenter de « valider » les Évangiles, Lacan est plus un théoricien de la psychanalyse (un penseur du sujet plus exactement) qu'un psychanalyste ordinaire. Son combat contre la psychologie américaine du Moi est en l'illustration. Au reste, une théorie comme le béhaviorisme eût été inimaginable en France où on a longtemps préféré l'introspection, l'analyse des données intérieures de la conscience aux recherches expérimentales. Mais une théorie qui déclare d'emblée qu'une psychologie ne saurait se constituer en science qu'en se limitant aux données empiriquement observables ne pouvait rencontrer que le dédain de l' « esprit » français. Lorsqu'ils portent un jugement sur la société française dans sa dimension économique, les Américains n'en finissent pas d'épingler l'archaïsme des Français et les résistances qu'ils semblent opposer aux réformes. L'immobilisme, leur façon de faire l'apologie de leur modèle social protectionniste et enfin la supériorité culturelle dont se targuent les Français leur paraît indécente. Mais les Français retournent aux Américains leurs compliments. Ceux-ci sont aussi égocentriques, se prenant pour une résurrection de la Rome antique, fiers de leur puissance militaire et de leur capacité à faire la police sur la planète (ce qui agace le Français enclin à dénigrer les forces de police et l'armée) ; le pire, c'est le puritanisme hypocrite des Américains qui n'est qu'une façade, car les Américains seraient encore plus libidineux dans l'intimité. Aux yeux des Français, la prospérité américaine se paie du décès des valeurs d'égalité et de justice. Comme le Gaulois, son ancêtre, le Français est assez querelleur, excitable, se meut dans les émotions et les passions comme dans son élément naturel. Ce que l'Américain interprète comme un tempérament naturellement porté au libertinage, n'est en réalité que l'effet d'un tempérament national qui a horreur des sensations et des sentiments désagréables et qui fait de la recherche du plaisir presque une raison d'être. Il y a dans le tempérament français une pente presque invincible à l'enthousiasme, porte ouverte à tous les fanatismes comme à toutes les grandes réalisations. En revanche, le Français a peu d'appétence pour les actions qui exigent la lenteur, la concentration, la patience, la constance même. Ce sont des choses qui ne recueillent pas ses suffrages. Alors que les grandes idées, les projets titanesques, pharaoniques excitent au plus haut la mégalomanie française et la séduisent. Les Français sont l'un des peuples européens les plus exubérants. Ils sont d'une humeur communicative dès que la méfiance légitime du premier abord s'estompe. Voilà pourquoi la convivialité leur importe. Le Français ne saurait envisager de dîner seul, le dîner, le travail, toutes les activités de la vie sont matière à convivialité et sont appréciées comme telles. Le sens du partage est quelque chose où le Français se sent dans son élément et ce sentiment du partage va si loin, est si profondément ancré qu'il déborde largement les activités ordinaires et triviales de la vie pour s'étendre à des domaines où se joue le sort de la nation. Les Français ont de ce point de vue le sens de l'universel. Quand ils pensent qu'une chose est bonne, la Révolution de 1789 par exemple, ils n'ont de cesse d'en imposer le modèle et n'épargnent aucun effort pour le voir reproduit dans le monde. Quand ils sont convaincus que leur modèle civilisationnel est le meilleur, les Français s'empressent de l'imposer à des pays conquis, se figurant faire œuvre civilisationnelle comme ce fut le cas en Algérie et plus largement en Afrique. Relisons les textes de Jules Ferry entre autres pour être édifié. Que des peuples puissent refuser ce modèle que les Français daignent leur proposer comme un acte de générosité, cela leur est incompréhensible. Après tout, quelques centaines de députés de la Convention ont produit et voté une Déclaration des droits sans se mettre en peine d'en questionner la validité universelle. La gaîté, une certaine tendance à rire, même de soi, à avoir un humour très sophistiqué font partie du caractère national français. Et cette tendance au rire, qui fait prendre inévitablement des distances par rapport à la situation présente, explique pourquoi les Français, qui ne doutent pas du caractère non seulement éternel de la France, mais de son caractère indispensable à l'Europe et même au monde, ne se préoccupent pas tellement de l'avenir, et comme ils manquent de pragmatisme et de rigueur dans la gestion par exemple financière, on voit comment depuis un certain temps les Français dépensent sans compter, comme si les temps n'avaient pas changé. Alors que les Européens du Nord ne cessent de s'étrangler devant la légèreté des Français quant aux finances. Comme ses ancêtres gaulois, le Français peut aligner les comportements audacieux qui peuvent aller jusqu'à la témérité. Querelleurs par instinct, aimant la liberté d'une passion inextinguible, les Français paraissent indisciplinés et rebelles à l'autorité. Dissimuler ses revenus au fisc, ne pas acquitter ses factures, ne pas respecter la queue, font partie des pieds de nez que font les Français à l'autorité. Les grèves, les jacqueries, les insurrections régionales ou nationales illustrent cet amour immodéré de la liberté qui tourne parfois à l'anarchie. « Les Français n'aiment que la guerre. Quand ils ne la font pas à l'extérieur, ils multiplient à l'intérieur les raisons de se haïr. Une des constantes de la politique française a été de maintenir les Français en guerre contre l'étranger pour éviter autant que possible la guerre civile » écrivait l'académicien Jean Dutourd. Cette réflexion éclaire d'un jour singulier le penchant naturel des Français aux conquêtes coloniales : « Plutôt que de nous entretuer, haro sur les autres ! » * Docteur en philosophie, Paris-IV Sorbonne |
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