« On aurait dû former une commission bien qualifiée pour le choix des
photographies qui devaient figurer dans cette exposition», s'est exclamé jeudi
matin, visiblement très contrarié, le président de l'association ??Les Amis du
musée Cirta de Constantine'', face au ??cliché'' photographique représentant
une femme constantinoise âgée portant une M'laya noire. «Avec ces
photographies, on revient vers l'indigénat tout simplement», intervient de son
côté un membre d'une famille de notables constantinois, qui a préféré garder
l'anonymat pour éviter toute polémique. L'exposition collective de
photographies intitulée ??Constantine, regards croisés, patrimoine et
culture'', organisée au palais du Bey du 13 mai au 30 juin par la délégation de
l'UE avec le concours des Services culturels des Etats membres de l'UE, a
soulevé, en effet, des opinions et des critiques plus ou moins virulentes, au
niveau de la société civile, dont les avis se croisent dans le rejet absolu de
l'image de la culture et du patrimoine constantinois, véhiculée par
l'exposition. La façon de voir Constantine de l'autre rive de la Méditerranée
n'a pas enchanté beaucoup de monde, par pur chauvinisme peut-être ou le rejet
d'une vérité misérable longuement décriée, refoulée, acceptée puis tombée dans l'oubli,
mais exposée soudainement en toute clarté par l'autre. Pour une certaine élite
constantinoise, «c'est l'indignation» exprimée contre un regard occidental
méprisant qui se perpétue d'une génération à une autre. La photographie de
Major Akos (Hongrie), représentant deux garçons en train de jouer, et
l'écriteau ??Ne jetez pas les ordures'', sur un vieux mur dégarni, a provoqué
l'ire d'un groupe de jeunes universitaires, qu'on a rencontrés jeudi matin,
soit le lendemain de l'ouverture officielle de l'exposition, qui a eu lieu la
veille, vers 17h. L'un d'eux, photographe amateur, avocat de formation, nous
dira, «ce minable écriteau sur le mur, en quoi cela représente notre culture et
notre patrimoine ?». Dans une autre photographie, prise à l'intérieur du café
??Goufla'', plus connu par le café ??Nedjma'', qui a vu éclore l'élite
algérienne, le lieu de rencontre des grands Mecheikhs constantinois, on voit un
homme l'air abattu, qui s'est tatoué le mot ??solitaire'' sur le dos de la
main, et une étoile qui n'apparaît qu'à moitié. «Le oud qu'on voit accroché au
mur n'est pas constantinois, le nôtre présente plus de rondeur, il est taillé
dans une seule pièce de bois», intervient à ce propos un jeune artiste. Un
boucher derrière une table dans la rue, sur laquelle est exposée de la viande,
a été pris en photo. «En quoi cela représente notre patrimoine et notre culture
?», se questionnent beaucoup de visiteurs. «Qu'est-ce qu'on veut dire par là
?», se demande-t-on encore. Une autre photo montrant un homme fixant un oiseau
dans sa cage, un ??moknine'' (chardonneret), c'est beau certes, cela donne à
méditer, mais «quel lien avec le vieux rocher ?». «Concernant les maisons
arabes, il y a de très belles maisons arabes, et on a choisi tout simplement de
zoomer la plus moche d'entre elles», nous dira une étudiante en comptabilité,
face à une photographie, où l'on voit le patio d'une maison arabe aux murs
sales et dégarnis, «et ce jerricane bleu, c'est notre patrimoine, n'est-ce pas
?», ironise-t-elle. D'autres scènes désolantes prises par un canon de
photographe, le portail d'entrée arraché d'une maison arabe, l'entrée est
jonchée d'ordures et de détritus des travaux de restauration, une bouteille
d'eau et des gobelets en plastique, une ombre furtive d'un jeune apparaît comme
un fantôme sur la photographie. «La saleté, c'est donc cela notre patrimoine ?
C'est cela le message qu'on cherche à véhiculer à travers cette exposition ?»,
dira en colère un visiteur âgé. La photographie du dinandier, symbole de
l'artisanat constantinois, a soulevé beaucoup de critiques. «C'est un ciseleur,
regardez la plaque de cuivre, elle est jaune, elle devrait être rouge, et ce
bidon d'enduit comme support, c'est dégradant, et puis cet artisan suit le
schéma tracé, le vrai dinandier a son schéma en tête», critique un bijoutier.
Une autre photographie de la fontaine de la ??Seyida'', sur laquelle on voit
des enfants barbotant dans le petit bassin taillé dans la pierre, et au coin de
la rue est entreposée une vieille baignoire, dérange aussi. D'autres
photographies, sont jugées plus ou moins correctes, mais qui ne représentent
nullement la culture et le patrimoine de Constantine, telles que les
photographies de Frédéric Materne (Belgique) avec ses photographies en noir et
blanc, dont l'une représentant la place du palais du Bey où des enfants jouent
un match de foot, Yacine Bellahsene (Algérie), avec sa photographie, «Le
vendeur de charbon». Lucian Tudose (Roumanie) a photographié un vendeur de
dattes, sur l'étal était affiché le prix 230 DA/kg, «Constantine n'est pas
productrice de dattes, mais pour un Européen, ça doit être le prix des dattes
qui a attiré son attention, c'est cher là-bas», ironise une dame âgée, face à
cette photographie. Otto Snoek (Pays-Bas), a pris avec sa caméra la photographie
d'un salon de coiffure, un vendeur de thé ambulant, une scène dans la rue
Saint-Jean. Ibrahim Laissoub (Algérie) a photographié le ??bouzelouf'' et
«khobz dar» . Un autre a jugé que la gare de chemin de fer, le quai et la
locomotive représentent la culture et le patrimoine de Constantine (?!).
Pour Salim Gora (Algérie), le flash de son appareil s'est arrêté sur un
homme endossant le vêtement ottoman, au palais du Bey. Lounechi Sabrina
(Algérie), avec ses ombres et lumières, a photographié Tidis et Souika. M.
Matmat, formateur de guides touristiques, peintre et restaurateur, voit, lui, à
travers ces photographies jugées «décevantes», que «cette exposition est
sublime, c'est authentique, ce sont des scènes réelles, ces gens sont des
professionnels européens, ils ont fait la communication, ils photographient la
pure vérité, ils ne l'ont pas maquillée, on est vexés parce qu'un Occidental
nous la montre». Les détracteurs, pour leur part, persistent et signent «Ils ne
sont pas venus faire des reportages, c'est censé être des photographies d'art,
ce sont des photos qui ont été prises à la hâte en 3 jours seulement !»,
réplique un artisan. «L'exposition est belle artistiquement et techniquement,
estime un jeune, mais Constantine est mal représentée, on pourrait faire mieux
pour elle. On n'a qu'à consulter les photos de Jean Geiser, en photographiant
le boulanger et le cireur, on rabaisse les Algériens, il y a un projet visant à
briser notre identité. Si c'est cela le regard que portent sur nous les autres,
on n'est vraiment pas sorti de l'auberge», relèvent la plupart des présents.