|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
NEW YORK - Dans un contexte de faible demande intérieure, au sein de nombreuses économies avancées et sur les marchés émergents, les dirigeants politiques s'efforcent de dynamiser la croissance économique et l'emploi en privilégiant une croissance poussée par les exportations. Ceci exige une monnaie faible, ainsi que des politiques monétaires conventionnelles et non conventionnelles, afin de générer la dépréciation requise. Depuis le début de l'année, plus de vingt banques centrales à travers le monde ont assoupli leur politique monétaire, suivant l'exemple de la Banque centrale européenne et de la Banque du Japon. Au sein de la zone euro, les États de la périphérie ont eu besoin d'une monnaie faible pour réduire leurs déficits extérieurs et amorcer la croissance. Or, cette faiblesse de l'euro, provoquée par l'assouplissement quantitatif, a boosté encore davantage l'excédent de balance courante de l'Allemagne, qui atteignait déjà un niveau impressionnant de 8 % du PIB l'an dernier. À l'heure où l'excédent extérieur augmente également dans d'autres pays du cœur de la zone euro, le déséquilibre global de l'union monétaire se révèle considérable et croissant. Au Japon, l'assouplissement quantitatif constituait la première " flèche " des " Abenomics ", programme de réformes du Premier ministre Shinzo Abe. Sa mise en œuvre a nettement affaibli le yen, et aboutit aujourd'hui à des excédents commerciaux en hausse. La pression haussière exercée sur le dollar américain depuis la mise en œuvre de l'assouplissement quantitatif par la BCE et la BDJ se révèle importante. Le dollar s'est également renforcé par rapport à la monnaie de pays développés exportateurs de matières premières, tels que l'Australie et le Canada, ainsi que par rapport à celle de nombreux marchés émergents. Du côté de ces différents États, la baisse des prix du pétrole et des matières premières a entrainé une dépréciation monétaire qui est venue préserver la croissance et l'emploi des effets associés à de moindres exportations. Le dollar s'est également renforcé par rapport à la monnaie de marchés émergents présentant des fragilités économiques et financières : déficits jumeaux en matière de budget et de balance courante, hausse de l'inflation et ralentissement de la croissance, importants stocks de dette domestique et étrangère, et instabilité politique. La Chine elle-même a brièvement laissé sa monnaie s'affaiblir par rapport au dollar l'an dernier, le ralentissement de la croissance de la production étant susceptible d'encourager le gouvernement à laisser le renminbi s'affaiblir encore davantage. Pendant ce temps, l'excédent commercial est de nouveau en hausse, notamment parce que la Chine abandonne son excès d'approvisionnement de biens - tels que l'acier - aux marchés mondiaux. Jusqu'à récemment, les dirigeants américains ne s'inquiétaient pas outre mesure de la puissance du dollar, dans la mesure où les perspectives de croissance de l'Amérique étaient plus solides qu'en Europe et au Japon. En effet, au début de l'année, l'Amérique pouvait espérer une demande intérieure suffisamment forte cette année pour soutenir une croissance du PIB proche de 3 %, malgré un dollar fort. Le pays s'attendait à ce que la baisse des prix du pétrole et la création d'emplois dynamisent les revenus disponibles et la consommation, et à ce que les dépenses en capital (en dehors du secteur de l'énergie) ainsi que l'investissement résidentiel se consolident à mesure de l'accélération de la croissance. La situation apparaît néanmoins différente aujourd'hui, l'agitation des dirigeants américains autour des taux de change se faisant de plus en plus prononcée. Le dollar s'est apprécié beaucoup plus rapidement que quiconque l'avait prévu ; et, comme le suggèrent les données du premier trimestre 2015, l'impact sur les exportations nettes, l'inflation et la croissance, se révèle bien plus considérable et plus rapide que l'indiquaient les modèles statistiques des responsables politiques. Par ailleurs, la solide demande intérieure du pays échoue à se matérialiser ; la croissance de la consommation s'est révélée faible au premier trimestre, avec une faiblesse encore plus marquée du côté des dépenses en capital et de l'investissement résidentiel. C'est la raison pour laquelle les États-Unis se sont bel et bien lancés dans la " guerre des monnaies ", afin d'empêcher que se poursuive l'appréciation du dollar. Les dirigeants de la Fed commencent à évoquer explicitement le dollar en tant que facteur défavorable aux exportations nettes, à l'inflation et à la croissance. Les autorités américaines se montrent par ailleurs de plus en plus critiques à l'égard de l'Allemagne et de la zone euro, leur reprochant d'adopter des politiques d'affaiblissement de l'euro, tout en évitant les mesures - de type relance budgétaire temporaire et accélération de la croissance des salaires - susceptibles de booster la demande intérieure. En outre, il faut s'attendre à ce que ces interventions verbales soient suivies par des actions politiques, dans la mesure où moindre croissance et faible inflation - en partie provoquées par un dollar fort - inciteront la Fed à abandonner les taux directeurs zéro de manière reportée et plus lente que prévu. Ceci devrait inverser certaines hausses récentes du dollar, tout en préservant la croissance et l'inflation des risques baissiers. Les frictions monétaires sont de nature à générer en fin de compte des frictions commerciales, de même que les guerres monétaires peuvent aboutir à des guerres commerciales. Ceci pourrait bien jeter le trouble sur l'Amérique, à l'heure où celle-ci s'efforce de conclure un Partenariat transpacifique méga-régional. Et voici que l'incertitude relative à la possibilité pour l'administration Obama de recueillir suffisamment de votes au Congrès pour pouvoir ratifier le TPP se trouve accentuée par une proposition de législation destinée à imposer des droits de douane aux États se livrant à une " manipulation monétaire ". Si cette question du lien entre la politique commerciale et la politique monétaire venait à être intégrée de manière forcée dans le TPP, les participants asiatiques pourraient fort refuser de conclure l'accord. La situation du monde serait plus favorable si la majorité des États poursuivaient des politiques de dynamisation de la croissance via la demande intérieure, plutôt que des mesures du chacun pour soi sur le front des exportations. Ceci exigerait des gouvernements qu'ils recourent dans une moindre mesure à la politique monétaire, et davantage à des politiques budgétaires appropriées (de type augmentation des dépenses en infrastructures productives). Même les simples politiques de revenus consistant à élever les salaires, et par conséquent les revenus du travail ainsi que la consommation, constituent une meilleure source de croissance intérieure que les démarches de dépréciation de la monnaie (qui engendrent un effet de dépression sur les salaires réels). La somme de l'ensemble des balances commerciales de la planète est égale à zéro, ce qui signifie que tous les États ne peuvent pas être des exportateurs nets - et que les guerres monétaires finissent par constituer des jeux à somme nulle. C'est la raison pour laquelle l'entrée de l'Amérique dans la mêlée n'est plus qu'une question de temps. Traduit de l'anglais par Martin Morel * président de Roubini Global Economics (www.roubini.com), et professeur d'économie à la Stern School of Business de l'Université de New York. |
|