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?Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la
prière, les médicaments, la magie ou l'immobilité, mais je pense être le seul à
avoir trouvé la solution : écrire. Mais il fallait écrire toujours, sans cesse,
à peine le temps de manger ou d'aller faire mes besoins, de mâcher correctement.
Beaucoup de cahiers qu'il fallait noircir. Je les achetais, je crois, selon le
nombre des gens que je rencontrais : dix par jour, parfois deux (quand je ne
sortais pas de la maison de mes grands-parents) ou plus ; une fois, j'ai acheté
78 cahiers, d'un seul coup, après avoir assisté au mariage d'un voisin. Le plus
proche libraire me connaissait et ne me posait jamais de question sur mes
achats : dans le village on me désignait comme étant le fils du postier, celui
qui lisait, sans cesse et on comprenait un peu que je noircisse les cahiers
comme un possédé. On m'envoyait les vieux livres trouvés, les vieilles pages
jaunes des colons, des revues déchirées et des manuels de machines disparues.
J'étais silencieux et brillant aux écoles et j'avais une belle écriture
appliquée. Donc j'achetais les cahiers en recomptant, les yeux fermés, le corps
allongé sous la vigne tourmentée de notre cour, pendant l'heure de la sieste,
les gens rencontrés, la journée précédente. C'était un peu pénible d'avoir
toujours un numéro associé à un visage. C'était difficile. Parfois les visages
des gens connus écrasaient ceux des inconnus ou en volaient des traits. Rendant
le recensement hasardeux et la magie fragile. Je repassais le film dans ma
tête, je scrutais les détails et les traits, récitais des noms pour en séparer
la bousculade. Pourquoi ? Sans cela, l'une des personnes que j'oubliais mourait
le lendemain. Quand moi j'oublie, la mort se souvient. Confusément. Je ne
pourrais pas expliquer cela, mais je me sentais un peu lié à la faucheuse
(comme on disait autrefois, à l'époque des récoltes) : sa mémoire et la mienne
étaient reliées comme deux vases : quand l'un se vide, l'autre se remplit.
Enfin, la formule n'est pas bonne. Il faut dire quand ma mémoire se vide, la
mort vide le monde. Quand je me souviens, la mort est aveugle et ne sait pas
quoi faire. Elle tue, alors, un animal dans le village, s'acharne sur un arbre
ou des feuilles ou va ramasser des insectes, dans les champs pour les croquer,
en attendant de retrouver la vue. Comment cela se passait quand je dormais ?
Dieu veillait. Tout ce que je savais, c'est qu'il me fallait bien compter les
gens que je rencontrais, durant le jour, acheter les cahiers selon leur nombre
puis écrire, le soir venu, ou au crépuscule ou même au lendemain, des histoires
avec beaucoup de prénoms. Entre mon oubli et le dernier soupire d'un proche,
j'avais un délai de grâce de trois jours ; je pouvais retarder d'écrire sur
cette personne pendant trois jour, mais jamais plus.
Bon,
je voulais vous dire, seulement, que quand j'écris, la mort recule de quelques
mètres, comme un chien hésitant qui vous montre ses canines, le village reste
en bonne santé avec ses quelques centenaires (grâce à moi) et on ne creusait
aucune tombe dans le flanc ouest de notre hameau. C'est un miracle qui avait
lieu, depuis longtemps, mais que je gardais secret. Pas par pudeur ou peur,
mais parce que (je le pense) raconter cette histoire pouvait interrompre
l'Ecriture, provoquer des morts et j'en serais coupable. Le seul moyen de le
faire, était de parler aux cahiers, avec un stylo. Dans le village, peu savait
lire, le secret était sauf. Passons. Bien sûr, c'est inexplicable, un peu
douteux même. Un homme qui vous dit qu'il écrit pour sauver des vies est
toujours un peu malade, mégalomane ou affolé par sa propre futilité. Je ne vous
l'affirmerais jamais, mais je peux, au moins, vous raconter comment j'ai fini
par en être convaincu. Je sais que je suis la cause de l'augmentation du nombre
de centenaires dans notre village, que j'ai repoussé des trépas en décrivant, longuement,
des arbres, que mes cahiers sont des contrepoids et que je suis lié à l'œuvre
de Dieu comme un copiste solitaire qui possède un encrier et dresse des
portraits de l'océan. Enigme de ma vie, né pour conjurer et repousser, dans le
noir atelier de ma tête, la plus ancienne puissance. Que vous dire de plus ?
Mon nom : Zabor. C'est en l'écrivant, pour la première fois, que j'ai entendu
le bruit dans ma tête. Voici comment cela arriva. »