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Bonne nouvelle de Tunis

par Pierre Morville

Etymologiquement, le jasmin combat, paraît-il, le désespoir et le mensonge. La « révolution » du même nom, en tous cas, n'est pas morte?

Avec plus de 80 députés, l'alliance laïque Nidaa Tounes a remporté les élections législatives tunisiennes dans une assemblée qui compte 217 députés (tous répartis entre 17 formations, un fruit de la proportionnelle intégrale). Ennahda, la principale formation islamiste de Tunisie qui recueille 70 députés, a reconnu sa défaite : «?nous avons accepté ce résultat et félicitons le vainqueur?» a déclaré Lofti Zitoun. Ce dirigeant de ce parti proche des Frères musulmans, a réitère son appel à la formation d'un gouvernement d'union dans lequel Ennahda serait prêt à participer.

En 2011, c'était la « Révolution de Jasmin ». Après une campagne électorale très marquée par la crainte d'attentats djihadistes, la Tunisie entre presque quatre ans plus tard, dans une nouvelle-nouvelle phase de « l'après-Ben Ali ».

Jeune parti, Nidaa Tounes, « l'Appel de la Tunisie », regroupe en tous cas beaucoup de monde, des responsables de gauche et du centre droit, des syndicalistes et des patrons, ainsi que des vieux caciques du régime de Zine el Abidine Ben Ali. L'initiateur en avril 2012 de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, 87 ans, est un vétéran de la vie politique tunisienne. Il a déjà été Premier ministre après la révolution de janvier 2011. Il avait auparavant, aussi bien servi Habib Bourguiba, le père de l'indépendance, que Ben Ali. Béji Caïd Essebsi serait également le favori de l'élection présidentielle du 23 novembre prochain pour laquelle Ennahda ne présente pas aujourd'hui de candidat.

Nidaa Tounes appelle à la la sauvegarde des libertés collectives et individuelles acquises notamment sous Bourguiba, et promet de les préserver contre toutes éventuelles violations et menaces, notamment pour la liberté de la presse, d'expression, et d'organisation. Il garantira enfin les droits de la femme ; le regroupement laïc encourage la « neutralité des mosquées » tout en promettant de mettre un terme au phénomène des milices et d'éviter tout retour à la dictature. Condition à ce vaste projet : un plan de sauvetage de l'économie tunisienne, « fondé sur le consensus afin de recouvrer la confiance des citoyens, de restaurer la sécurité et la stabilité (?) et in fine, créer davantage d'emplois et freiner la détérioration du pouvoir d'achat des citoyen ».

Le pouvoir d'achat ? En janvier 2011, c'était le suicide emblématique d'un jeune vendeur désespéré de misère, qui avait amené les Tunisiens à renverser le dictateur Ben Ali. L'élan révolutionnaire se propagea comme un feu de brousse à l'ensemble du monde arabe. Avec des conséquences institutionnelles variées. La même année, Hosni Moubarak à la tête de l'Egypte depuis dix ans, est renversé par une junte militaire qui s'appuie sur une révolte populaire et Mouammar Kadhafi est lui, assassiné lors de l'effondrement de son régime, à la suite d'une intervention militaire occidentale.

L'ECHEC D'ENNAHDA

Ce printemps arabe populaire avait deux moteurs puissants : une puissante aspiration démocratique et un refus d'une paupérisation croissante. Dans ces deux domaines, ce ne furent que désillusions et désespérances.

Les formations islamistes qui avaient lourdement subi la répression de régimes autoritaires, s'étaient organisées dans la clandestinité et apparaissaient souvent comme la seule alternative politique légitime, bénéficiant d'un ancrage populaire indéniable.

Aspirant naturellement à conquérir le pouvoir, elles ne concevaient néanmoins le scrutin démocratique uniquement qu'à leur bénéfice : si l'ennemi a le pouvoir, on vote. Et si je gagne, il est à moi pour toujours. Situation d'autant plus complexe que l'on assistait depuis l'apparition de la Qaida, à un islamisme ultra-radical, djihadiste pour qui « l'alternance démocratique » ne revêt strictement aucun sens.

En Tunisie, le mouvement Ennahdha, de la mouvance des Frères musulmans, avait lui aussi connu la répression de Ben Ali, contraignant ses dirigeants à la mort, la clandestinité, l'emprisonnement ou à l'exil, comme celui à Londres, de Rached Ghannouchi, son principal dirigeant. Longtemps interdit, Ennahdha est légalisé le 1er mars 2011, par le gouvernement d'Union nationale instauré après la fuite du président Ben Ali. Le parti obtient 89 députés au sein de l'Assemblée constituante de 2011, ce qui en fit la première force politique du pays.

Au pouvoir depuis octobre 2011, les islamistes d'Ennahdha, novices en matière d'exercice du pouvoir, ont été considérablement affaiblis par la multiplication des crises politiques, les assassinats de deux opposants de gauche, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi en 2013, l'action terroriste de nouveaux courants djihadistes, la permanence du clientélisme et de la corruption (y compris dans leurs rangs), et les polémiques sur leurs tentatives affichées «d'islamiser» la société tunisienne ou de juguler concrètement toute la liberté d'expression.

Sur le plan économique, la situation n'a fait qu'empirer. La crise financière internationale a particulièrement tari les investissements étrangers dans la zone méditerranéenne. Or l'afflux d'investissements étrangers est important pour les échanges extérieurs des pays arabes exportateurs d'hydrocarbures (Libye, Algérie ou Egypte) mais vital pour ceux qui en importent (Maroc, Tunisie). Le reflux a conduit certains de ces pays à recourir davantage aux emprunts, au risque de subir rapidement des contraintes sévères en cas de hausse des taux d'intérêt.

Manne traditionnelle, les touristes qui contribuaient grandement à l'équilibre des comptes tunisiens, ont massivement boudé un pays devenu « à risque ». Pour calmer le climat social, la politique volontariste d'Ennahda de subventions au logement, au carburant et aux produits de consommation courante, a atteint rapidement ses limites. La moitié du produit de l'économie provient de «l'informel», le chômage s'aggrave, tout comme s'est accrue la coupure entre les régions côtières plus aisées et le centre du pays, à dominante rurale qui vit dans des conditions plus difficiles et sent souvent oublié par le pouvoir central. C'est notamment dans ces régions qu'apparurent les premières manifestations d'un terrorisme djihadiste qui contribua grandement à la montée d'une inquiétude généralisée dans la population tunisienne.

Nidaa Tounes : des marges de manœuvres étroites

« Un véritable bras-de-fer s'est alors engagé au cours de l'été 2013 entre le gouvernement qui refusait de partir et la société civile qui affichait clairement sa détermination à le contraindre à la démission, rappelle Khadija Mohsen-Finan, chercheur à l'IFRI, hommes, femmes et enfants occupèrent la place du Bardo à Tunis, face à l'Assemblée constituante, jour et nuit pour demander le départ du gouvernement». Quatre institutions (la centrale syndicale UGTT, la centrale patronale UTICA, la Ligue tunisienne des Droits de l'homme et l'Ordre des avocats) proposent alors une sortie de crise en lançant un « dialogue national » qui abouti en janvier 2014 à l'arrivée d'un gouvernement composé de personnalités indépendantes devant gérer le pays et surtout préparer dans de bonnes conditions les élections législatives qui viennent d'avoir lieu et les présidentielles qui se dérouleront en novembre 2014.

Le succès électoral de la formation d'Essebsi, même s'il en a surpris beaucoup, s'inscrit donc dans une certaine continuité des évènements récents et concrétise à l'évidence le choix pour la démocratie des Tunisiens. Reste que le chemin de Nidaa Tounes sera difficile et parsemé d'embuches.

La nouvelle formation qui ne dispose pas d'une majorité des députés devra composer une alliance avec d'autres formations. « L'Appel de la Tunisie », parti laïque (Essesbi lui préfère l'appellation de « parti séculier », par opposition à l'islamisme politique), proposera-t-il un gouvernement « d'union nationale », y compris à son principal adversaire, Ennahda ? Essebsi n'est aujourd'hui aucunement favorable à une alliance avec le rival.

Au sein même de Nidaa Tounes, la cohabitation de militants de gauche dont beaucoup ont connu la prison, et d'anciens notables du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti quasi-unique et tentaculaire sous Ben Ali (dissous en mars 2011), pourrait s'avérer difficile. La prochaine élection présidentielle qui se déroulera en novembre, où Béji Caïd Essebsi fait figure de favori, permettra certainement de clarifier les différentes alliances possibles.

Si le choix actuel des électeurs tunisiens a été clair et sans ambigüité, il ne doit pas faire oublier que les résultats du scrutin a également exprimé une certaine lassitude ou méfiance vis-à-vis de la classe politique. Cela s'est traduit par le nombre effectif de votants (5,3 millions), pour une population de 11,1 million d'habitants. La participation honorable a néanmoins « régressé d'environ un million d'électeurs par rapport aux élections d'octobre 2011 alors que le la base des inscrits a augmenté comparativement d'un million de nouveaux électeurs potentiels. Une flagrante érosion » note le site Tunisie numérique.

Gouverner, oui mais sur quel programme ? Selon son équipe composée de 240 experts, le mouvement Nidaa Tounes projette une croissance de 4% pour 2015, qui s'élève à 7% en rythme de croisière. Dans le domaine des finances, il sera créé une banque consacrée exclusivement aux régions et aux petites et moyennes entreprises. Une forte relance du tourisme est visée, ainsi que, bien sûr, le développement des nouvelles technologies. Le nouveau gouvernement souhaite également organiser un « Sommet mondial » pour soutenir la Tunisie, afin de collecter 55 milliards de dinars tunisiens (24 milliards d'euros) en aide financière et investissements.

Le ministre des Affaires étrangères français, Laurent Fabius, a salué le scrutin : « En confirmant leur attachement à la démocratie, les Tunisiens ont franchi dimanche un cap historique ». On espère pour eux que la France et l'Union européenne iront au-delà des félicitations et accompagneront ce pays, notamment sur le plan économique?

Plus modestement, le montant des prêts accordés en 2014 à la Tunisie par l'Union européenne s'élève à? 200 millions d'euros. Cette somme doit servir à « accompagner la Tunisie dans ses réformes. C'est une bonne nouvelle, qui nous permet de montrer que l'UE passe de la parole aux actes », s'est félicitée Laura Baeza, l'ambassadeur de l'UE en Tunisie?

La sécurité au cœur des préoccupations

Une sortie du marasme tunisien serait pourtant dans l'intérêt immédiat des Européens. Tout au moins pour des raisons sécuritaires touchant à la Méditerranée.

Les dernières élections se sont déroulées sans attentat djihadiste. Il est vrai que pas moins de 80 000 policiers avaient été mobilisés pour la bonne tenue du scrutin. Mais l'aggravation de la misère, l'appauvrissement des régions intérieures, combinés à l'échec du courant islamiste « modéré » que pouvait incarner Ennahda, risquent d'aboutir à un renforcement des tendances islamistes radicales. D'autant que la Tunisie partage une très longue frontière avec la Libye, pays qui part à vau-l'eau depuis la catastrophique intervention militaire franco-anglo-américaine. Certes, le dictateur Kadhafi a été « exécuté » mais le pays a explosé et le terrorisme islamiste radical y a gagné une base arrière très sûre et durable, dans une grande région sahélienne profondément déstabilisée.

La fragile transition démocratique tunisienne en subit les effets : « la situation chaotique en Libye ne pèse pas uniquement sur la sécurité de la Tunisie, elle a également des effets sur l'économie de ce pays : de nombreux libyens ou résidents en Libye fuient leur pays livrés aux luttes de pouvoir entre milice rivales.

Au cours de l'été 2014, près de 6000 personnes sont arrivés quotidiennement en Tunisie par le poste frontalier de Ras Jdir » précise Khadija Mohsen-Finan. Les Libyens représentent aujourd'hui 15 à 20% de la population réelle tunisienne. Quelques uns de ces exilés forcés sont riches, beaucoup ne le sont pas. Et certains ne sont pas que de simples réfugiés.