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Nous n'avons jamais connu qu'une seule joie : celle de notre
indépendance. On en connaît le détail même si on vient au monde longtemps
après. C'est notre plus ancien souvenir de vie. Notre moment de communion avec
le ciel et la terre et le sang et le rire. Du coup, quand nous sommes heureux,
tout revient et remonte à ce moment. « Ce fut comme le jour de l'indépendance
», disent les gens quand ils veulent donner l'échelle d'une joie. Oui. Avec El
Hadj El Anka en noir et blanc, auguste et la voix frémissant, les femmes en
Haïk, les drapeaux en explosion, klaxons et youyous. Comme ce fut le jeudi
soir. Un pur moment qui vous laisse ému, pleurant, mais emporté par quelque chose
de rare et d'inquiétant : la joie. Et pour quelques heures on en oubliera les
dix ans de guerre, les disparus, les crimes, les corruptions, les fraudes, le
régime et ses enfants, l'indignité, les mauvaises villes et la peur et la
colère et le scepticisme et la honte de soi. On en oublie les murs mal
construits, la rage, l'absurde et la déception. Et on se retrouve tous
embarqués vers ce moment d'autrefois où le pays était si neuf qu'il en
ressemblait à un premier souffle, une inspiration inaugurale. On agite le
drapeau comme une poitrine, on crie, on allume des feux dans le noir de son
quotidien et on explose et on danse, hommes, femmes, morts, enfants et enfants
à venir. Heureux et inquiets.
Car y a dans la joie de l'Algérie, la douleur de ne l'avoir pas été souvent ou tellement rarement. Car comme la joie du 5-Juillet, celle de jeudi pourra nous être volée ou pourra être trop brève. Transformée en politique, en récupération, en nationalisme grossier ou en soporifique, en FLN ou en ENTV. Mais en attendant, elle est là, douloureuse à force d'intensité, démantelant la méfiance et la lucidité, puissante et exaltante. Poussant à entrevoir ce qu'aurait pu être notre pays si nos victoires étaient plus nombreuses que nos défaites et nos défaitismes. Si rares sont la joie et le cri sincère et l'expression des poumons que nous avons tourné en rond la nuit du jeudi. Certains chantaient la Palestine, d'autres Allah Ouakbar, d'autres encore Bab El Oued Echouhada ou cet hymne à un verset, le wantoutri. Jeunesse sans slogans, éperdue, heureuse, explosée, mais sans mots, errant entre mille conditionnements et manipulations de notre âme, perdue entre les endoctrinements. Ce fut grand pourtant. Une fatalité est brisée. Que dire d'autre ? Les mots sont comme des hirondelles juchées sur des fils de poteaux que je ne peux pas saisir. Je me souviens si peu ou trop intensément. Il aura fallu la quarantaine au chroniqueur pour vivre les grands joies : Omdourman dans les rues d'Oran, la fuite de Benali ou le Mondial du Brésil. Si rare et si puissant que cela vous tord le cœur et vous fait mal. Etre Algérien est un malaise persistant, souvent. Mais parfois, c'est une religion entière. Une émotion si forte. Nous sommes heureux si rarement que lorsque cela arrive, cela ressemble à de l'agonie et à l'Indépendance. Toujours et encore. Que dire d'autre ? Rien. Le cri n'a jamais eu un alphabet. |
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