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Depuis 2011, on ne
cesse d'évoquer Bourguiba, en partie pour oublier l'inertie qui a accompagné,
pendant treize ans, sa mise à l'écart.
Il a vécu entre le 7 novembre 1987 et le 6 avril 2000 au mi-lieu d'un long silence entrecoupé d'apparitions télévisées, orchestrées une fois par an, pour faire croire que son successeur le vénérait. On croyait stopper l'histoire ou en décider. Produit et acteur de l'histoire Les visites de ses proches lui étaient comptées, celles des personnalités étrangères soumises à autorisation, se sont peu à peu réduites, tandis que le peu de voix tunisiennes qui se sont fait entendre pour dénoncer l'isolement du vieux leader, se sont perdues dans l'apathie de l'époque. Sa mort aurait pu donner lieu à un adieu national, un sursaut qui aurait compensé en son temps un peu de cet abandon. Alors que les Tunisiens, soudain frappés par la nouvelle de sa mort, attendaient une cérémonie réparatrice, celle-ci a été confisquée par un pouvoir craignant toujours marques d'affection démesurées ou débordements. On a arrangé des funérailles sans spontanéité ni panache, réduites au minimum visuel et transmises en différé afin de contrôler les images, comme pour n'importe quel journal télévisé. Les caméras étaient chargées de prouver qu'on avait rendu les honneurs dus au personnage, de montrer la brochette d'émissaires venus de partout et de capter l'émotion de la foule, juste ce qu'il faut. Sa réémergence publique après 2011 fait partie de la déferlante du refoulé qui submerge le pays. Elle obéit aux mêmes excès émotionnels et contribue à alimenter joutes et clivages. Le vocabulaire de Bourguiba refait surface, ses citations sont reprises et ses références pointent, y compris chez ses adversaires déclarés. Sa réapparition sur la scène médiatico-politique tunisienne renforce le mythe dans ses deux facettes, magnifié ou noirci. Or, s'il continue à inspirer les comparaisons avec les situations actuelles, c'est que pleinement inscrit dans l'histoire du XXème siècle tunisien, il a pu marquer les générations suivantes. Les politiques publiques d'enseignement, de santé, de régulation des naissances, d'organisation judicaire qui imbibent le tissu social, transforment les mentalités et les comportements, sont à la fois produit et moteur d'une histoire où il est incorporé, comme témoin et comme acteur. Il serait temps de revenir sur la double inscription de Bourguiba dans l'histoire contemporaine de la Tunisie, afin de dépasser ce qu'on a appris de lui de son vivant et qui a peu changé depuis sa mort. « Ecrire sur Bourguiba sans Bourguiba » ? De grands points d'interrogation demeurent posés sur ses actes et choix d'homme politique, sans compter le côté privé encore peu exploré, malgré les anecdotes et souvenirs de ceux qui l'ont côtoyé. Les mémoires du personnel politique qui l'a connu, en hausse croissante depuis 1987 et davantage depuis 2011, fournissent des détails palpitants. Les entretiens menés avec Wassila Bourguiba entre novembre 1972 et 1973 (Jacqueline Gaspar, Tunis, Déméter, 2012) comme ceux de son fils entre 2002 et 2006 (Habib Bourguiba Jr, Notre histoire. Entretiens avec Mohamed Kerrou, Tunis, Cérès Editions, 2013) parus dernièrement éclairent un peu la vie familiale. On y apprend entre autres les difficultés de Bourguiba en tant que fils et frère, les faiblesses du mari et du père, de quoi humaniser le « monstre », tempérer l'image du « zaïm », inciter à en savoir davantage sur ses cercles et conditions de vie. Le musée de Skanès, inauguré le 6 avril 2013 patrimonialise le personnage autour des mêmes clichés, alors qu'on a besoin de connaître les aspects obscurs de sa biographie. Le flot d'interviews, de discours et de photos enfle grâce à Internet, sans ouvrir à une meilleure intelligence de l'homme, public et privé. Son fils a prédit : « On ne pourra pas écrire sur Bourguiba sans Bourguiba ». De fait, le récit officiel a eu le temps de pénétrer pendant trente et un ans (1956-1987), à travers manuels et médias. Ce récit reste vivant, dans ses mots (« bâtisseur de la Tunisie moderne »), ses images comme sa chronologie. De l'eau a pourtant coulé sous le pont et des travaux ont paru sur les persécutions de ses opposants (youssefistes, gauchistes, islamistes, militaires?), ses liens tumultueux avec l'UGTT, la façon dont il a « phagocyté » la Zaytouna, géré l'affaire de Bizerte, réprimé les mouvements contestataires, écarté les prétendants à la succession comme ceux qui voulaient ouvrir le Néo Destour -devenu parti socialiste destourien- à des pratiques moins hégémonistes. Sympathisants ou détracteurs continuent cependant à entretenir des stéréotypes : amateur de théâtre, hostile au jeûne de ramadan, continuateur de Khayreddine et de Haddad, émule d'Atatürk, « auteur » du Code du Statut Personnel, adversaire de l'armée, francophile, pro-américain... Autant de raccourcis qui méritent d'être reliés au contexte, à l'héritage de Bourguiba, aux logiques de son parcours et de ses entourages. Relire l'histoire Plutôt que d'encenser son aura ou de tenter de renommer l'avenue qui porte son nom, il est possible de mieux connaître Bourguiba, à travers et au-delà de ce que l'on sait. Relire cette histoire, moins centrée sur son culte ou son aversion, la rendra plus intelligible. Au lieu d'exalter ou condamner ses gestes, comprendre les contextes qui les ont suscités permet d'évaluer leur portée en leur temps. Face aux images de « constructeur de l'Etat moderne », « libérateur de la femme » ou « ennemi de la religion » apparaît un champ d'interrogations qui peut partir de l'acquis pour aller au-delà des représentations admises. Son goût pour l'histoire, sa relation à Abdelaziz Thaâlbi, ses amitiés politiques ombrageuses, sa conception de la diplomatie (relations avec le FLN algérien, politique africaine, vision du conflit israélo-palestinien?), les dessous de sa rivalité avec Jamel Abdennasser et jusqu'au rôle, éminemment politique, quoique différent joué par chacune de ses épouses (Mathilde Lorrain, 1892-1976 et Wassila Ben Ammar, 1912-1999), sont autant de pistes qui peuvent nuancer l'approche de l'homme et de son époque. Le processus de formation de l'Etat tunisien auquel on l'associe mérite un examen plus attentif à l'évolution longue de la société, des paramètres économiques, de l'environnement matériel et du contexte régional et international. La colonisation puis la décolonisation qui ont façonné la psychologie de l'homme, sa formation et son action politiques ont modelé le paysage social, culturel et économique dans lequel il a agi durablement. Bourguiba, produit d'interactions diverses a pris certes valeur de force agissante ; mais il n'est pas le seul fruit des conditions matérielles et des combinaisons mentales qui continuent à sculpter l'histoire de la Tunisie. Elargir la focale autour de lui permettrait de mieux voir qui il fut et la complexité des situations où il a évolué. Au-delà de la nostalgie et du droit d'inventaire, l'histoire de Bourguiba est à relire, dans sa forme comme dans le fond, pour y trouver et prolonger celle (s) de la Tunisie qui continue (nt) à s'écrire, après lui et sans lui, à travers des hommes et des femmes qui lui font miroir, sans toujours bien savoir, en quoi ni comment, cette créature du XXème siècle tunisien peut peser sur leur vie publique et privée, leurs conduites et leurs opinions, leurs refus et leurs aspirations, leurs contradictions. |
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