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LE CAUCHEMAR DE LA TRANSITION

par K. Selim

Le temps politique semble suspendu en Tunisie alors que l'exaspération sociale et les manipulations politiciennes nourrissent les violences. Et, bien entendu, le tableau serait incomplet si l'on n'y ajoute pas l'activisme takfiro-djihadiste qui n'hésite plus à cibler le secteur, décisif, du tourisme. Le plus frappant pour ceux qui observent la scène tunisienne est l'apparente irresponsabilité des médias et de nombreux politiques.

Le compagnonnage, apparemment contre-nature, entre une grande bourgeoisie tunisienne - qui se réfère plus ou moins consciemment à des marqueurs ottomans-stambouliotes, voire européens - et des groupes d'extrême-gauche radicalement «éradicateurs» n'est pas le moindre des paradoxes. La haine des islamistes sert de dénominateur commun, au moins pour l'immédiat. Les analystes - optimistes ? - n'excluent pas, à terme, la conclusion d'un modus vivendi entre les deux principaux pôles politiques incarnés par Ennahda et Nidaa Tounès. Pour l'heure, ce contrat de vivre-ensemble se cherche encore.

En attendant, cette grande bourgeoisie tunisienne qui s'est accommodée et s'est servie de Ben Ali regrette de ne pas avoir une armée prête à faire comme les généraux égyptiens? Et semble avoir des tentations anarchisantes. Non pas qu'elle soit acquise à la «révolution», mais elle est très (trop ?) visiblement tentée de jouer sur le pourrissement afin de provoquer une demande d'ordre. Dans les présentes circonstances, il paraît exclu - mais qui pourrait en jurer? - que les militaires se présentent sur ce terrain de la reprise en main autoritaire en faisant une «offre» d'ordre? C'est inévitablement du vieil appareil policier, couvé par Ben Ali, que la création des conditions d'une telle offre pourrait venir. Le grand problème des aristocrates et leurs curieux compagnons de la gauche éradicatrice est que l'appareil policier est profondément discrédité, et pas seulement chez les «gueux». S'il s'impose en tant qu'alternative pour les forces anti-islamistes, il est clair qu'un tel mouvement se heurtera à une vraie résistance? populaire.

 Mais, ainsi que l'explique un connaisseur de la Tunisie, ne disposant pas d'un appareil capable de faire «dégager» les islamistes, la classe dominante a les «moyens» de parier sur une déstabilisation générale en faisant le pari «qu'après la chienlit révolutionnaire surgit inévitablement un Napoléon». La « chance» de la chaotique transition tunisienne est qu'il n'existe pas de clivages idéologiques « purs». Ennahda est au pouvoir avec des laïcs et des «progressistes» mal acceptés par les centres civilisés. Ces derniers, le CPR et Takatol, ne sont pas quantité négligeable même si dans le discours des opposants de la gauche éradicatrice on tend à les nier. Cette «diversité» a permis à ce jour une transition démocratique qui n'est pas vraiment désirée à l'étranger. Sa réussite entraînerait une remise en cause de «réseaux» bien installés depuis plus d'un demi-siècle. Un processus démocratique n'est pas seulement le renvoi de la dictature vers les poubelles de l'histoire mais une remise en cause d'un ordre.

Pour cette grande bourgeoisie tunisienne, qui n'a pas d'équivalent en Algérie (nos classes «supérieures» laminées par l'Histoire se reconstituent lentement et sont encore embryonnaires), comme pour les relais extérieurs, une transition démocratique sous l'égide d'Ennahda et l'appui de deux partis de gauche est un cauchemar. Mais, les chances de succès d'une évolution vers une authentique modernité politique restent importantes, la population tunisienne ne voulant pas d'un retour en arrière même si l'actualité avec ses terroristes, ses tensions et ses politiciens irresponsables est déplaisante. Ceux qui cherchent à faire avorter la transition le savent et il ne faut pas exclure qu'ils redoublent de férocité.