
Lundi 30 septembre. Tribunal criminel d'Oran. 9h30. Cela fait plus d'un
quart d'heure que l'audience est ouverte. Les formalités d'usage ont été vite
expédiés. L'appel des témoins est déjà fait. Sur une soixantaine de personnes
citées, seulement une vingtaine ont répondu présents. Le juge, Souier El-Hadj,
un vétéran des assises criminelles, s'apprête à donner lecture de l'arrêt de
renvoi. Une robe noire s'approche de lui à pas feutrés. C'est maître Fahim Hadj
H'bib. «La défense réclame la présence des experts aux fins d'un débat
contradictoire à même d'éclairer la justice sur des points techniques d'une
extrême importance», dira Me Fahim, demandant ainsi le report de l'affaire.
«Pas question !», répliquera instantanément le juge. «En quoi la présence des
médecins légistes qui ont autopsié la victime ou l'infirmière qui a soigné le
prévenu et je ne sais qui d'autres, peut-elle nous être utile ? Nous disposons
ici de tous les rapports d'expertise auxquels nous nous retournerons, à titre
d'information, chaque fois que le besoin l'exige. Le dossier est prêt à être
jugé et il est vraiment irraisonnable de l'ajourner». Me Fahim persiste et,
devant le refus formel du magistrat, brandit la menace de se retirer de
l'audience. Son confrère, Me Medjdouba Abdellaziz, monte au créneau et, lui
aussi, tente à sa façon de faire valoir les arguments qui justifient, selon
lui, qu'on fasse venir des experts. En vain. Il emboite alors le pas à son
collègue et menace, à son tour, de se retirer. Un agissement qui sera
interprété par le président d'audience comme n'étant rien d'autre qu'«une
action concertée et préméditée par le collectif de la défense pour entraver le
cours de la justice». «Cela n'est nullement notre intention et il n'est pas
dans nos habitudes de vouloir mettre des bâtons dans les roues de la justice.
En revanche, nous ne voulons pas cautionner un procès où des rapports de haute
technicité, et donc hors de portée de notre compréhension en tant qu'hommes de
loi, sans l'aide de leurs auteurs scientifiques, seraient notre seule
référence. D'autant qu'il y a beaucoup de contradictions dans les différentes
expertises établies», rétorquera Me Medjdouba. Toujours persuadé qu'il s'agit
là d'une manœuvre dilatoire, le juge croit pouvoir débloquer la situation en
retournant à l'avis de l'intéressé, non sans tenter de l'influencer en lui
soulignant qu'«un tel report n'est pas en ta faveur» et que cela «ne fera que
prolonger tes souffrances derrière les barreaux.» Mais l'accusé fait bloc avec
ses avocats conseils et préfère que le procès soit décalé. Ce à quoi le
tribunal a accédé, renvoyant l'affaire à la prochaine session criminelle, en
précisant néanmoins que «le report n'est pas la requête des avocats mais plutôt
la demande du prévenu.» «Peu importe», pour la défense, «pourvu qu'on a pu
éviter un procès qui, avec les conditions et les données qui prévalaient, les
chances d'un jugement juste et équitable étaient infimes».
Il y a lieu de noter que la reconstitution des faits, effectuée le 19
octobre 2012, soit six mois après l'arrestation du présumé auteur de
l'assassinat de l'enseignant universitaire, animateur de la coordination
nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) et militant du parti MDS,
Kerroumi Ahmed, n'a permis aucune avancée dans l'enquête. Et ce d'autant plus
que le «retour» du mis en cause, B. Mohamed, 27 ans alors, dans la scène du
crime, le siège du MDS, 7, rue Chanzy, quartier de Sidi El-Bachir (ex-Plateau
St Michel), Oran-ville, a été contesté par ses avocats, qui y ont vu non
seulement une «vaine tentative» mais bien plus, un «acte injustifié et
contre-productif» sur le chemin de la recherche de la vérité. «Une telle
reconstitution des faits aurait été utile, voire incontournable, si l'inculpé
avait reconnu au moins avoir vu la victime durant la période de sa disparition
du 19 au 23 avril 2011 ou s'il y avait un témoin qui l'aurait vu entrer ou
sortir du lieu où fut découvert le corps de la victime. Or, rien de tel. C'est
insensé ; on va faire monter notre client sur une scène où il n'était pas
présent ce jour-là et on va lui demander de se remémorer des séquences qu'il
n'a ni vécues ni vues. C'est de la pure fiction !», martèle un des deux
conseils de l'inculpé. Ces derniers auront toutefois fort à faire pour
expliquer l'existence de traces de sang de leur mandant découvertes par les
enquêteurs sur plusieurs objets prélevés de la scène du crime, dont une
serviette et un bout de papier journal. Les tests ADN effectués par la police
scientifique sont formels là-dessus. Pourtant, la défense a de quoi semer le
doute : un certificat médical, ainsi que le témoignage du médecin lui-même,
prouvant que B. Mohamed avait eu un accident de moto le 24 avril 2011, soit le
lendemain de la découverte du corps sans vie de Kerroumi, et qu'il s'était fait
suturer à la mâchoire à l'EPSP d'Es Seddikia, ex-Cave Gay. Un autre élément
très important est sujet à débat: le listing des appels téléphoniques reçus et
émis par le portable de Kerroumi tout au long de son éclipse. La défense trouve
à redire sur le compte-rendu établi par l'opérateur de téléphonie mobile via
commission rogatoire du magistrat instructeur. Plusieurs griefs sont formulés par
les avocats de la personne mise en examen contre cet élément technique,
notamment la censure de certains appels, ainsi que la non-précision, pour
d'autres appels, des endroits par le système de géolocalisation GPS qu'offre la
technologie GSM. Dans leurs conclusions, les médecins légistes notent que «la
mort est en rapport avec un poly-traumatisme crânien qui s'est déroulé en deux
phases. La 1ère: la victime a reçu un premier coup au niveau du vertex à l'aide
d'un objet contondant acéré. La 2ème: une chute sur la cuvette des toilettes;
l'agresseur a maintenu et projeté violemment et de façon itérative la tête
contre le support de la cuvette jusqu'à fracasser la cuvette. La victime a
traîné son corps en dehors des toilettes puis a sombré dans un état comateux
estimé à trois jours. Il n'y a aucun signe de lutte ou de défense.» Cependant,
plusieurs zones d'ombre persistent: le mobile du crime (la piste privilégiée
jusqu'ici peut être résumée à une affaire de mœurs), la disparition de la
voiture de la victime (une Peugeot 206 noire), entre autres.
La cour suprême avait, rappelons-le, confirmé l'arrêt de la Chambre
d'accusation en donnant une fin de non-recevoir aux pourvois en cassation
formulés par la défense, qui s'articulent autour de quatre points essentiels :
l'accès à certains éléments matériels à charge mis sous scellés, une
contre-expertise ADN, un réexamen plus poussé de l'historique des appels émis
et reçus par le téléphone mobile de la victime durant sa disparition et
l'audition de certains «témoins-clés. «Même notre demande de consulter le
prétendu papier journal retrouvé sur le lieu du crime et sur lequel des
empreintes digitales correspondant à notre client auraient été prélevées, nous
a été refusé», déplore l'avocat du mis en cause.