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TECHNOCRATES CONTRE POLITIQUES ?

par M. Saadoune

Hamadi Jebali contre Rached Ghannouchi ? C'est l'apparente situation dans laquelle se trouve le mouvement islamiste tunisien Ennadha. Le premier, par conviction ou par opportunisme, a appelé, immédiatement après l'assassinat de Chokri Belaïd, à la constitution d'un gouvernement de technocrates. La démarche est ouvertement soutenue par les «modernistes» et les «laïcs» pas mécontents de voir le parti d'Ennahda se fissurer au sommet. Cela favorisera-t-il une décantation au sein d'Ennahda ? Rien n'est moins sûr.

Hamadi Jebali semble faire une lecture controversée d'un article de la loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics pour échapper à la nécessité d'avoir une approbation de l'Assemblée nationale constituante (ANC). Son argument est qu'il ne dissout pas le gouvernement mais se contente de le remanier. Pourquoi vouloir échapper à tout prix au passage par l'Assemblée constituante même pour présenter un «gouvernement de technocrates» ? Certains au sein du mouvement Ennahda mais pas seulement y voient une tentative de «coup d'Etat soft» contre l'Assemblée. Le CPR (Congrès pour la République dont est issu Moncef Marzouki), un des partis de la «troïka» au pouvoir, a décidé de précéder la manœuvre de Jebali en retirant ses ministres du gouvernement. Il a indiqué que le CPR serait prêt à soutenir la proposition du «gouvernement de technocrates» au cas où elle est soumise à l'Assemblée nationale constituante (ANC).

Tout se joue en effet sur ce passage par l'Assemblée constituante que Hamadi Jebali veut à tout prix éviter. C'est un bras de fer au sein du parti islamiste dont on ne mesure pas encore les conséquences. Hamadi Jebali qui se place en «sauveur» du pays dans un contexte critique joue une partie risquée. S'il est «bien vu» par les modernistes et les laïcs, il n'est pas loin d'être considéré comme un «traitre» par les militants d'Ennahda. S'il prend le risque d'une dissidence contre Ghannouchi, sur quelle troupe pourra-t-il compter ? Pour l'heure, il semble jouer surtout sur le fait que le mouvement Ennahda soit sur la défensive après l'assassinat de Chokri Belaïd et les accusations directes qui ont été émises contre lui. Mais est-ce suffisant pour pouvoir se passer de l'appui d'Ennahda et snober l'Assemblée nationale constituante ? Cela paraît bien léger.

Même si le climat de tension qui règne actuellement incite à la prudence, cette «rébellion» de Jebali contre son propre parti paraît bien hasardeuse. Mais au-delà des divisions internes au mouvement Ennahda - et tout indique que Ghannouchi n'est pas «fini» comme semblent le croire certains modernistes tunisiens -, c'est l'idée même d'un gouvernement «technocratique» dans un pays en crise qui pose problème. Comme le remarque un fin analyste, quand on parle de gouvernement technocratique, cela signifie qu'on sort les questions politiques d'un espace de délibération institutionnel pour les discuter «ailleurs», «derrière les rideaux». Dans un pays où tout est déjà sur-politisé et où les accusations de complot fusent de toute part, la réponse par un gouvernement technocratique paraît très aléatoire. Les questions, graves, qui se posent à la Tunisie ne sont pas techniques. Elles sont éminemment politiques et doivent être abordées par des politiques. De ce point de vue, un gouvernement «politique» de large union nationale paraît plus indiqué qu'un gouvernement de «technocrates» qui ferait de la politique sans en avoir l'air. Et qui sera suspecté d'obéir à des tireurs de ficelles derrière les rideaux.