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Depuis sa
nomination au poste de ministre de la Justice du gouvernement français, Christine
Taubira fait l'objet d'attaques aussi rageuses que malveillantes.
Outre des critiques sur son engagement politique à gauche, des rumeurs et des fausses informations circulent sur internet l'accusant d'avoir, entre autre, jugé peu répréhensible le fait de brûler un drapeau français. Elus de l'UMP, militants de droite, internautes proches de la « réacosphère » voire de la « fachosphère », reprennent à leur compte - sans précaution ni vérification - cette mise en cause contre la nouvelle garde des Sceaux. Et ils se gardent bien de dire que plusieurs médias ont prouvé que l'accusation est fausse. Insultes, caricatures grotesques, attaques personnelles : ce déchaînement de haine et de bêtise n'a rien d'étonnant. Les adversaires de la ministre ont beau jeu d'affirmer qu'il s'agit de critiquer ses propositions et intentions en matière de réformes de la justice mais il faudrait être naïf pour les croire. De fait, le vrai enjeu dans cette affaire ne relève pas de la simple joute politique entre une gauche revenue au pouvoir et une droite qui n'a pas digéré sa défaite à l'élection présidentielle. En réalité, ce qui est central ici, c'est que madame Taubira est noire de peau et qu'elle n'a pas sa langue dans la poche. C'est bien cela qui déplaît aux racistes en tous genres mais aussi à celles et ceux qui ne lui ont jamais pardonné à la fois son passé de militante autonomiste de la Guyane et la loi de 2001 - elle porte son nom - qualifiant la traite négrière de crime contre l'humanité. Contrairement à nombre de personnalités issues de l'immigration ou des départements et territoires français d'Outre-mer, Christine Taubira n'est pas un « oncle Tom » ou quelqu'un qui, dos voûté et yeux baissés, s'excuserait en permanence d'exister. Il est clair qu'elle ne cherche pas à plaire et à séduire en modérant son discours et ses revendications. Toujours déterminée, elle n'essaie pas non plus à donner des gages d'intégration à la bonne société française ou, plus exactement, aux biens pensants qui s'irritent et s'impatientent dès lors que sont remis sur la table des dossiers aussi dérangeants que l'esclavagisme ou le racisme sans oublier, bien sûr, le colonialisme. Si l'on était aux Etats-Unis, Christine Taubira se ferait certainement traiter de « femme noire en colère ». Cette expression a d'ailleurs longtemps concerné Michele Obama et nombreux sont les conseillers de son mari qui ont craint que cela ne lui coûte la Maison-Blanche. En matière de lutte contre les discriminations et de défense de la condition des Noirs d'Amérique, on sait que la First Lady américaine est bien plus radicale que son époux lequel, déjà en butte à des problèmes d'identité (il s'est longtemps fait appeler Barry car n'assumant pas ses origines), a très tôt compris que son intérêt politique lui commandait de ne surtout pas apparaître comme un « homme noir en colère ». Aux Etats-Unis, comme en France, l'homme ou la femme noire en colère - tout comme d'ailleurs l'Arabe en colère - fait peur et agace. On lui reproche d'envenimer les choses, d'attiser la haine des racistes mais aussi d'indisposer une majorité plutôt neutre et bienveillante en ressassant des problèmes que cette même majorité (blanche) estime réglés. Or, on ne dira jamais assez la différence de perception qui peut exister sur des sujets comme le racisme. Aux Etats-Unis, selon un récent sondage du Pew Center, 60% des Noirs estiment que cela demeure un problème important qui mine la société alors que seuls 20% des Blancs pensent la même chose. Cette divergence, qui existe aussi en Europe et en France, est à l'origine de nombre de malentendus et de rancœurs. « On parle trop de ces sujets en leur donnant plus d'importance qu'ils n'en méritent » m'a dit un jour un confrère parisien, d'origine picarde, à propos de la question du délit de faciès à l'encontre des Noirs et des Maghrébins. Pour lui, la dénonciation répétée de ce genre de pratique ne pouvait que conduire à un ras-le-bol de l'opinion publique et donc à aboutir à l'effet inverse. En clair, c'est moins on en parle, mieux ça vaut pour le vivre-ensemble? Les Etats-Unis connaissent bien cette question qui s'est de nouveau révélée dans toute son acuité après la mort de Trayvon Martin, un jeune Noir de dix-sept ans abattu en février dernier par un homme blanc en patrouille armée dans son quartier. Pour mémoire, Martin ne portait pas d'arme et rentrait tranquillement chez lui après avoir acheté des sucreries quand il a été tué par le vigile autoproclamé George Zimmerman. Au lendemain de ce qui a été qualifié par la justice de meurtre sans préméditation, l'Amérique était pratiquement unie dans l'émotion et la condamnation de cet acte. Mais les choses ont changé après que Barack Obama eut déclaré que s'il avait eu un fils, il aurait ressemblé à Trayvon Martin. Des propos condamnés avec virulence par la droite américaine qui a accusé le président de jeter de l'huile sur le feu et d'exploiter la corde raciale à des fins électoralistes (1). Aurait-il fallu qu'Obama se taise ? Faut-il aussi que les Noirs de France se taisent eux, qui de toutes les minorités dites visibles (ou discernables), sont ceux qui doivent certainement subir le plus de discriminations ? En réalité, celles et ceux qui sont concernés pensent qu'on ne parle jamais assez de ces manquements à la dignité de la personne humaine. Ils estiment qu'on n'évoque pas suffisamment ce qu'ils endurent et ce qu'ont endurés leurs parents ou ancêtres. Comment leur en vouloir ? Certes, il faut être honnête en reconnaissant qu'il existe bien quelques opportunistes qui tirent avantage de ce que subissent leurs pairs. Mais prétendre que les discriminés en font trop sur le registre de la revendication, c'est faire fausse route ou, plus grave encore, c'est les heurter de manière délibérée. Pour celui qui souffre, se voir dire que sa douleur n'existe pas ou se voir signifier qu'il faut la nuancer, la relativiser ou encore la taire, est insupportable. L'affaire Trayvon Martin a mis en exergue un autre aspect des différences de perception à propos du racisme et des discriminations. « Est-ce que le président aurait dit la même chose si la victime avait été blanche ? » s'est faussement interrogé l'ultraconservateur Newt Gingrich à propos de la déclaration d'Obama. Cette sortie n'est pas anodine. C'est une attitude, désormais systématique, qui agite l'existence d'un racisme anti-blanc à la figure de celles et ceux qui dénoncent les discriminations et violences subies par les minorités. En France, pour nombre de ses contempteurs, Christine Taubira serait tout simplement coupable d'occulter le racisme anti-blanc. Il n'est pas question ici de dire que ce dernier n'existe pas. Discours communautariste, insultes et stéréotypes négatifs à l'encontre du « céfran », du « blanc-blanc-navet », du « babtou » ou du « gawri » existent bel et bien et doivent être condamnés sans aucune hésitation. Mais ce serait faire preuve de malhonnêteté intellectuelle que d'affirmer qu'il y autant de Blancs que de Noirs qui sont victimes de racisme. Voilà où réside la faiblesse, pour ne pas dire autre chose, du discours des adversaires de Christine Taubira. Qu'on le veuille ou non, le racisme anti-blancs reste ultra-minoritaire, non-structurel et son existence ne doit pas justifier l'inaction et le silence face à ce que Noirs, Arabes, Maghrébins et autres minorités visibles de France subissent de manière récurrente. Note : (1) «Is Obama making it worse», Newsweek, 16 avril 2012. |
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