C'est une sorte de vitesse ascendante, tourbillonnante qui ressemble
au mouvement de l'eau dans un siphon. Un siphon vivant. De 62 à ce jour, cette
vitesse est passée de celle d'une bouche qui mâche à celle d'une terre qui mord.
Au début, on demandait donc la liberté mais la liberté réveille généralement la
facture du sacrifice : après une guerre de libération, on a généralement faim, on
n'arrive pas à contrôler son instinct et chacun retrouve son corps et son
individualité dormante dans le drapeau et bercé par l'hymne. Donc, en 62, on a
pris les villas, les appartements et le Pouvoir et les caves et les meubles des
colons. Les uns en courant, les autres par l'armée des frontières. Mais depuis,
cela s'accélère : un utopisme alimentaire dévorateur : médecine gratuite, agriculture
pour rien, SM et autorisation de sortir ou d'applaudir, arabisation forcée pour
parachever une colonisation ancienne en chassant une autre plus récente, déboisement
avec le barrage vert et Souk El-Fellah. Moins de
trente après, il a fallu un plan anti-pénurie, indiquant la redirection générale
de l'hymne vers les impératifs de la mastication. Cela sert à quoi la
libération si on ne mange pas tout ce que mangeait le colon sans travailler
comme lui ? Sans réponse. Puis la dévoration/siphon devint grave et trop rapide
et on ne pouvait plus combler le monstre. Du coup, on chassa Chadli et on se
mit à se manger les uns les autres pendant que le né-colon
calculait la masse critique des morts nécessaires à la domestication. Puis on
ne s'arrêta pas là. L'identité est une démangeaison, dit-on, la nation, un
garde-manger. Faire vite en avalant tous : femmes, enfants, habits et barbes
mal rasées. Même les djihadistes ont été attirés vers
la plaine par un repas, eux qui ont pris le maquis pour une idée, disaient-ils.
Tout est affaire de dégustation et de chaîne alimentaire. Ce qui lie le martyr
au nouveau-né, c'est le dessert, pas les idéaux.
Maintenant, c'est un peuple ravagé par l'idée qu'il n'est
pas un peuple mais une bousculade darwinienne. On se bouscule et on frappe : après
l'histoire nationale, c'est donc la conviction d'une préhistoire alimentaire
générale. Du coup, on a des émeutes pour le logement, pour des fauteuils dans
un avion, pour les listes des élections, pour le sucre et le cartable. Quand
tout est gratuit, c'est le peuple qui devient inutile et c'est ce que les
Algériens ne veulent pas comprendre. Avant-hier, c'est l'un des sièges du RND
au sud qui a été cerné par les demandeurs d'emploi à la prochaine assemblée. Du
coup, on comprend cette idée de fond : personne ne croit à personne ni en rien.
L'évidence est là : c'est un immense repas avec un moment 62 qui dure encore et
un bruit de cuillères aux meilleurs moments de la civilisation ou un bruit de
piétinements, quand tombent la nuit et la raison. Image monstrueuse du bon
peuple qui a pris une photo avec les martyrs avant de les envoyer mourir pour
lui ? Oui. Possible, mais voyez : un seul mois de jeûne par
année fait remonter tout le monde de dix millénaires vers la préhistoire. L'histoire
nationale est donc celle d'une vitesse entre un repas à peine cuit et une
dévoration toujours plus creuse. C'est la théorie de Malthus contre la
reproduction. Plus il y a de logements, de sièges à l'APN,
de repas gratuits, de galons et de lots de terrain, plus le peuple se multiplie,
se reproduit, devient plus nombreux et moins travailleur et plus exigeant et
violent. Ceux qui possèdent ce pays l'ont compris intuitivement : on a chassé
le colon mais il faut que l'autochtone garde son esprit de colonisé, avec
l'effort en moins. Du coup, la colonisation sera plus durable.