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?Je l'avais compris très tôt : ce pays n'est pas fait pour tous, mais pour
chacun. Donc, j'ai fait en sorte de ne pas dépendre de l'Indépendance. J'ai
acheté d'abord un lot de terrain et j'ai construit une maison. Je me suis dit, je
n'ai pas à attendre que ce régime me loge en me donnant l'impression, détestable
et à vie, que je loge chez lui dans sa propriété. Sauf qu'avec ma maison, il
fallait résoudre ce que l'Algérie avait à résoudre en 62, à l'an zéro avec zéro
moyen. C'était normal : chacun devait assumer et assurer son indépendance : l'Algérie
en 62, moi en propriétaire. Donc, j'ai creusé une bâche d'eau et j'ai installé
une citerne sur le toit de ma maison. C'était une manière. Avoir de l'eau, tout
le temps, sans dépendre du temps, de l'Etat est le premier geste de l'humanité
quand elle descend de l'arbre et du cheval. Trouver l'eau est ce qu'a fait
Ibrahim, Moussa et Mohammed et Robinson Crusoé. Ensuite,
je me suis dit que ce n'était pas la bonne solution, ni la solution définitive.
J'ai donc creusé un puits dans mon jardin. J'ai trouvé de l'eau et je l'ai
nationalisée, puis privatisée puis pompée. C'était réglé et personne ne le
savait chez mes voisins. Et le reste ? Cela a suivi. Avec l'électricité qui
devenait rare en été, j'ai acheté un groupe électrogène. Ainsi, je n'avais pas
besoin de l'Etat et de son indépendance pour être indépendant électriquement. Avec
l'eau et l'électricité, j'étais déjà à la moitié de mes accords d'Evian
personnalisés. Je me libérais. Ensuite, j'ai mis mes enfants dans une école
privée, j'ai installé mon propre dos-d'âne devant ma propre maison et des bornes
en ciment pour interdire le stationnement des autres, leur présence, leurs
poids et leurs regards. J'ai pour ami un médecin qui possède un bateau de pêche
et une clinique. Cela m'assure la médecine sans l'Etat et le poisson heureux. J'ai
aussi une voiture qui a de gros pneus, une 4x4, qui n'a pas besoin des routes
de l'Etat ni de l'Indépendance et qui peut rouler où je veux et pas où veut
l'Etat. Ensuite, j'ai ouvert un commerce, puis deux. Ainsi, je n'avais pas
besoin de salaires chaque fin de mois. C'était moi qui en donnais aux autres. Ensuite,
j'ai installé une antenne parabolique, puis deux. Ainsi, je n'avais pas à
regarder la télévision de l'Etat ni ce qu'elle disait sur l'indépendance. Et
puis ? J'ai eu mon potager, mes légumes chez un fournisseur privé, mes voyages
pour m'approvisionner, mes livres achetés ailleurs, ma façon de croire qui
était différente de celle des autres et qui n'égorgeait personne. Et aussi mes
chaussures neuves, ma piscine, mes fleurs, ma propre langue nationale, une
histoire qui remontait à mes propres ancêtres et enjambait les ancêtres des
autres. Et aussi ma cuisine nationale avec ma femme nationale avec qui je
pratiquais mon propre code de la famille. Secrètement, discrètement, j'ai
acheté un fusil de chasse pour assurer ma sécurité nationale contre les
sangliers nationaux. J'ai mis un protège-cahier mauve à mon passeport pour le personnaliser. L'Etat ne me sert à rien, même pas
pour surveiller ma voiture quand je stationne puisque c'est un Algérien avec un gourdin qui le fait. Quand j'ai besoin de quelque
chose chez l'Etat, j'ajoute 1000 DA à ma demande, pour l'Algérien qui est en
face de moi et cela règle mon problème mieux que l'indépendance et la
constitution. L'indépendance fonctionne mieux un par un, que tous par tous».