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PARTIE FERMEE EN ATTENDANT LES «GHALLABA»

par K. Selim

Dans la grande partie d'échecs égyptienne, l'armée, puissance politique et économique, est au centre du jeu. Les Américains, qui lui versent près de 1,5 milliard de dollars d'aide par an, attendent d'elle une stabilisation de la situation et un maintien du rôle, secondaire mais d'un appoint essentiel, de l'Egypte dans la région. En dépit de toutes les professions de foi démocratiques et de l'apparente acceptation du résultat des urnes, les Occidentaux comptent sur l'armée pour faire barrage à des évolutions indésirables pour la pérennité de l'ordre géopolitique installé par les accords de Camp David.

 Les militaires gèrent de manière chaotique la «transition», avec des hésitations et surtout des raidissements qui en disent long sur leur volonté de garder la main. Pour les autres acteurs, il faut constater que les forces de gauche et les libéraux brillent surtout par leur faiblesse politique. On découvre, comme on le pressentait d'ailleurs, quelques appareils déconnectés de la réalité et des élites réelles. Les résultats du processus électoral en cours démontrent amplement la faiblesse de leur ancrage politique et social. Qu'ils soient dépassés par les Frères musulmans n'était pas une surprise, mais qu'ils le soient également par les salafistes montre qu'il reste un énorme travail politique et d'organisation à accomplir.

 Il est évident que dans le contexte actuel, les Frères musulmans sont le second acteur principal de la partie d'échecs égyptienne. Au-delà du vernis religieux qui leur permet, avec l'action caritative, de bénéficier d'un formidable ancrage populaire, les Frères musulmans sont un parti ultraconservateur qui ne remet pas en cause le système économique et social. Certains analystes estiment que les militaires ont accepté des élections libres qui allaient, sans surprise, donner de l'avance aux Frères musulmans dans le cadre d'un deal de stabilisation.

 Il faut observer que les Frères musulmans, au niveau de leurs cercles dirigeants, ont des intérêts communs, voire conjoints avec une bonne partie de l'establishment militaire. C'est aussi une alliance de nécessité pour les militaires, les Frères musulmans encadrant actuellement au plan politique et idéologique la formidable masse des déshérités qui est la véritable source de menace pour le système. Jusqu'où ira ce deal et combien de temps il tiendra, c'est l'une des nombreuses interrogations pour l'avenir. Mais pour l'heure, ce deal, qui passe formellement par l'institutionnalisation de ce binôme, est en train de laminer la structure informelle de la Place Al-Tahrir. Celle-ci rassemble des mouvements de jeunes issus des classes moyennes et aussi des couches populaires qui ne se reconnaissent dans aucune organisation politique, mais qui ne se sont pas dotés d'une organisation propre. A force d'être des «puristes», les jeunes de la Place Al-Tahrir se sont privés de relais institutionnel et s'affaiblissent à mesure que le processus électoral en marche transfère la légitimité vers les institutions. Le mouvement de la Place Al-Tahrir ne s'est pas départi de sa nature spontanéiste initiale, il est en passe d'être - provisoirement ? - vaincu par son incapacité à s'organiser. La partie se ferme, dans la répression, pour la Place Al-Tahrir. Elle était déjà fermée par le deal informel entre les militaires et les FM.

 Le seul facteur qui risque de mettre à mal le contrat de gouvernance, c'est une explosion sociale. Et dans une Egypte où le nombre des «ghallaba» est vertigineux, si l'explosion démarre, il sera difficile de l'arrêter.