Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Affaire du transfert illégal de capitaux vers l'Espagne: 10 ans de prison requis contre 53 accusés

par Houari Saaïdia

Dix ans de prison ferme ont été requis par le ministère public contre les 53 accusés dans l'affaire du transfert illégal de capitaux de l'Algérie vers l'Espagne. Ces peines sont assorties d'une lourde amende, le double du montant sur lequel porte l'infraction retenue contre chacun.

La Douane algérienne, partie civile, a demandé quant à elle des dommages et intérêts équivalents au quintuple du montant de devises transféré, pour chacun. Autrement dit, la Douane réclame, en tout et pour tout, l'équivalent en dinars algériens de 30 millions d'euros, selon le taux de change en vigueur durant la période des faits (2007-2008).

C'est là le pire des scénarios auquel s'attendait la défense, même si celle-ci se dit, par la voix de plusieurs avocats, «confiante» quant à la décision de la justice, qui sera prononcée jeudi 5 janvier prochain. Outre le risque d'écoper cette peine «plancher» au cas où le tribunal suivrait les réquisitions du parquet, un autre coup dur a été asséné aux mis en cause considérés - par la justice - comme étant en état de fuite, au nombre de six: un mandat d'arrêt international sera décerné à leur encontre, sur ordre du tribunal. Parmi eux, un fils et un cousin du patron de Mobilart, lui-même impliqué dans cette affaire. Le prétoire du pôle spécialisé du Centre, abrité par le tribunal de Sidi M'hamed (Alger), ne s'est vidé qu'aux alentours de 2h (la nuit du vendredi), soit au bout d'une audience marathonienne de 16 heures d'affilée. Au vu du poids du dossier, du nombre d'accusés et des éléments nouveaux qui ont surgi lors des débats et des plaidoiries, le tribunal ne pouvait faire autrement que de mettre en délibéré le verdict. Il s'est donné ainsi 21 jours pour asseoir sa sentence, le prononcé du jugement étant prévu pour le 5 janvier 2012. Le réquisitoire «de masse», pour reprendre le qualificatif de plusieurs avocats, a provoqué les foudres de la défense. «Requérir 10 ans d'emprisonnement pour les accusés tout en bloc, c'est trop facile ! Mettre tout le monde dans le même panier est contraire au principe de l'individualité de la peine. Nous sommes certes devant une seule affaire, mais en vérité il s'agit d'autant d'affaires que d'accusés. C'est une mosaïque, un assemblage hétéroclite de 53 dossiers qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre. Il fallait un examen minutieux au cas par cas, et non une accusation expéditive et en gros», a dénoncé un avocat.

L'absence du corps du délit, en l'occurrence le PV établi par l'agent de la douane ou de la PAF constatant l'argent supposé illégalement transféré, avec mention de la nature de la monnaie, le montant, les coupures de billets, etc., a été unanimement relevé par les avocats, au nombre de 25. Pour eux, «toute cette montagne virtuelle accouche d'une simple correspondance de la douane espagnole, une liste de noms suspectés à tort par les autorités ibériques d'être impliqués dans des réseaux de financement du terrorisme.» Et un autre de marteler en retroussant les manches de sa toge: «Nous avons ici des commerçants, des importateurs, des entrepreneurs. L'argent, corps du délit, ils en possèdent les relevés bancaires. Ce n'est pas de l'argent sale, ça provient des activités commerciales, de l'investissement, des marchés de l'immobilier, etc. C'est vérifiable?         On reproche à nos clients d'avoir enfreint à la réglementation sur le change, mais qui ne connaît pas le square Port Saïd, situé à deux pas d'ici, où, au vu et au su des autorités, dollar, euro, livre sterling et autres devises fortes sont librement convertibles par des jeunes cambistes de tous bords. Certains prévenus et leurs conseils ont justifié, à demi-mot, le traitement en cash des transactions avec leurs partenaires étrangers par la bureaucratie et les lenteurs bancaires en matière de crédit documentaire, disposition entrée en vigueur le 1er septembre 2009 dans le cadre de la LFC 2009. A cela, selon eux, s'ajoute la contrainte de la domiciliation bancaire des opérations d'importation sur le sol algérien.

Les faits consignés dans l'arrêt de la chambre d'accusation près la cour d'Alger, daté du 31 mai 2011, au total 53 personnes, entre businessmen, entrepreneurs, commerçants ou de simples passeurs de devises et autres courtiers et hommes de main, sont inculpées dans cette affaire. D. D. Hanifi, commerçant connu sur la place d'Oran, est accusé d'avoir transféré, en un seul coup, 119.000 euros vers Alicante, début septembre 2007, lors d'un voyage «touristique» en compagnie de sa femme via le port d'Oran. Cet argent - qu'il a déclaré à la douane espagnole - provenant de la vente d'une usine à Oran, selon l'accusation, sera blanchi dans l'immobilier: l'achat d'un appartement à Paris. D. Koubiri, propriétaire de trois sociétés d'import-export basées à Oran, a fait transiter 599.000 euros, lors de 120 voyages en Espagne, pays où il réside depuis 2006. Selon l'accusation, il domiciliait les factures de marchandise importée ou exportée de et vers, notamment une société dénommée «Association européenne entrepôts Sandra» (il a effectué 34 opérations par sa société «Imilio Sandra», 26 par «Eurl Djilani» et 5 autres par «Eurl Bouomrane») auprès de banques algérienne pour en bénéficier de devises, qu'il réinjectait par la suite dans des banques étrangères moyennant déclaration douanière espagnole.

S. Saïd., un autre gros bonnet de l'import-export, a fait plus fort: au total, 2.259.500 euros en liquide transférés en Espagne, lors de plusieurs allers-retours Oran-Alicante. Avec, cette fois-ci, les produits cosmétiques comme artifice. N. Brahim., opérateur algérois, est poursuivi pour avoir expatrié, en passant outre le canal bancaire, 234.000 euros, d'Alger à Barcelone. Cet argent aurait été replacé par le mis en cause dans une banque espagnole (AND Banc) au compte de sa société «Big export SL» pour être blanchi par la suite. Même procédé adopté par B. Mohamed, un huissier de justice établi à Oran, pour le blanchiment de 134.000 euros via une autre banque espagnole (Cajamurcia) dans l'achat d'un logement en Espagne. Trois autres importateurs, unis par des liens de sang et d'affaires, sont poursuivis pour avoir convoyé vers l'Espagne un total de 2.387.000 euros en liquide, en enfreignant le seuil légal autorisé par l'Etat au voyageur algérien (entre 7.000 et 7.600 euros selon le taux de change), et ce moyennant transactions commerciales et crédits d'investissement octroyés par des banques algériennes. I. Sid-Ahmed, qui possède plusieurs entités d'import-export, BBVA Anco Polar, Caixa, Sarl Sienta, Eurl Endi, a transféré 298.000 euros en plusieurs voyages en Espagne. K. Smaïn utilisait le même mode d'emploi, selon l'accusation, pour régler ses transactions commerciales moyennant plusieurs registres de commerce. Un montant de 766.000 euros transféré est à son actif. Trois autres businessmen à Oran, liés par des liens de sang et d'affaires, ont expatrié entre 2007 et 2008 respectivement 363.000, 1.427.000 et 490.000 euros vers l'Espagne dans le cadre de transactions conclues avec leur principaux fournisseurs espagnols Natu Pack et EScrebano Renalsa, portant respectivement sur des machines et des cosmétiques, et ce via leurs sociétés Eurl Blanco et Eurl GT-Los. Si on adopte la valeur du montant global transféré comme référentiel, la réputation de Mobilart dans cette affaire paraît, sous cet angle, «surfaite», quand on apprend que le patron de cette société, ainsi qu'un de ses fils et son cousin, est sur la sellette pour 690.000 euros, transférés en quatre fois (220.000 euros le 11/01/2008 puis 150.000 euros le 11/04/2008 ensuite 240.000 euros et enfin 80.000 euros le 19/09/2008). L'obtention, quelques mois après, de la mainlevée sur ses conteneurs importés d'Espagne bloqués au port d'Oran après payement d'une amende de 30% du montant du corps du délit, soit 30.000 euros, la levée d'interdiction de commerce extérieur notifiée par la Banque d'Algérie à toutes les banques qui hébergent les comptes de Mobilart (bloquant ainsi l'opération d'acquisition de matériaux pour les chantiers) n'ont pas pour autant valu - loin s'en faut - une extinction de l'action publique contre le PDG de Mobilart.

Selon la version de ce dernier, qui concorde avec celles de son fils, son cousin et son associé à 25% dans Mobilart - un certain S. Khaled, accusé lui aussi -, il s'est procuré ces sommes, en liquide et sur le sol espagnol, auprès de son partenaire Salvador Rodriguez. Mais pour l'accusation, «il s'agit de l'argent provenant, entre autres, de 240 opérations d'exportation de meubles de luxe fabriqués par Mobilart, qui n'a pas été rapatrié (vers l'Algérie), comme l'exige la législation, mais utilisé pour acheter directement des matériaux de construction et autres équipements destinés au projet immobilier d'El Bahia Center, à Oran.»

Parmi les opérateurs impliqués dans cette affaire, une dizaine formant un petit cartel basé sur Alger, faisant dans un large et non moins disparate éventail de produits importés, allant du prêt-à-porter aux véhicules haut de gamme moyennant licences de moudjahidine en passant par les denrées alimentaires et les friandises. On peut en citer B. K., qui détient la palme avec le transfert d'une cagnotte de 8.599.361 euros, en 48 voyages en Espagne. B. A., qui en plus de sa mise en examen pour le transfert par sac à main de 2.255.000 en plusieurs coups, fait l'objet d'un mandat d'arrêt international décerné à son encontre par le juge antiterroriste près le tribunal de Madrid, affaire concédée en faveur du pôle spécialisé d'Alger via commission rogatoire.

D'autres opérations de transfert illégal de capitaux vers l'étranger, dépassant un total de 10 millions d'euros, sont mises sur le compte de ce groupe hétérogène d'importateurs, trabendistes, passeurs de fonds, etc., dont l'un des modus operandi s'articulait autour du procédé dit dans le jargon «Chouala» qui consiste à importer de la marchandise de la Chine, de l'Inde, et d'autres pays du Golfe et de l'Amérique du Sud, à les faire passer par l'Espagne via une société de transit (appelée La Maignerie), basée à Alicante et gérée par un Algérien, A.L., qui possède également des entrepôts à Oran, avec à la clé un ingénieux passe-passe bancaire permettant de passer outre les circuits douanier et fiscal et ayant comme finalité le blanchiment de l'argent en Europe, principalement sur la côte sud-est de la péninsule Ibérique.

Sur le plan procédural, il importe de rappeler que le 14 septembre dernier, la chambre d'accusation près la cour d'Alger avait tranché pour la correctionnalisation (ou la décriminalisation) de l'affaire. En vertu de l'arrêt rendu par cette juridiction, les chefs d'accusation retenus au départ, à savoir l'article 2 et 15 de l'ordonnance 05-06 du 23 août 2005 relative à la lutte contre la contrebande, ont sauté et été remplacés par les articles 2 et 10 de la même loi. La chambre d'accusation n'a pas suivi le juge d'instruction près la 9e chambre du pôle pénal spécialisé, en estimant, en substance, que le cas de figure était disproportionné avec l'article 15: «Lorsque les faits de contrebande constituent, de par leur gravité, une menace sur la sécurité nationale, l'économie nationale ou la santé publique, la peine encourue est la réclusion à perpétuité.» Ainsi, outre le délit de contrebande (de devises) passible d'une peine d'emprisonnement de 1 à 5 ans, assortie d'une amende égale à 5 fois la valeur de la marchandise sur laquelle porte l'infraction, les 53 accusés auront à répondre d'un autre délit: l'article 1 de l'ordonnance 10-03 du 26 août 2010 relative à la répression de l'infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l'étranger. Traduction: les sept «péchés capitaux» du change: 1. Fausse déclaration. 2. Inobservation des obligations de déclaration. 3. Défaut de rapatriement des capitaux. 4. Inobservation des procédures prescrites. 5. Inobservation des formalités exigées. 6. Défaut des autorisations requises. 7. Non-satisfaction aux conditions dont ces autorisations sont assorties. Avec comme peine encourue, dans ce cas, de 2 à 7 ans de prison, plus une amende qui ne saurait être inférieure au double de la somme sur laquelle a porté l'infraction ainsi que la confiscation du corps du délit et des moyens utilisés.

A l'origine du déclenchement de toute cette affaire: une liste «noire» où figuraient 43 noms d'Algériens suspectés d'appartenir à un réseau transfrontalier de soutien financier au terrorisme et au crime organisé, transmise par les autorités espagnoles à l'Algérie, en milieu de l'année 2009, dans le cadre de la coopération judicaire entre les deux pays. Etablie donc dans le cadre de la traque des fonds susceptibles de financer le terrorisme et le grand banditisme, des recherches pour définir la traçabilité des fonds transférés par des étrangers vers des banques ibériques ont accouché de cette liste nominative et ont servi de fil d'Ariane aux enquêteurs algériens. Les critères de sélection adoptés alors par les autorités espagnoles étaient basés sur la fréquence des entrées-sorties et des déclarations de devises faites par les voyageurs algériens auprès des douanes espagnoles ainsi que la masse de ces capitaux ramenés d'Algérie, en bagages à main, par avion ou par bateau. De quoi apporter de l'eau au moulin à un processus d'investigation mis en branle, peu de temps auparavant, sous le grand sceau de l'assainissement du commerce extérieur, et dont les premières cibles consistaient en une quarantaine d'opérateurs dans l'import-export. Le 13 janvier 2010, la PJ de la sûreté de wilaya d'Alger clôt son enquête préliminaire visant 44 «passeurs» présumés de devise forte vers l'autre bout de la Méditerranée, ordonnée 9 mois auparavant par le parquet général d'Alger, et en transmet sitôt le rapport à ce dernier. Entre-temps, le dossier prenait de l'épaisseur au fil des jours, avec l'incorporation en avril 2009 d'une plainte émanant des services de la douane de l'aéroport d'Alger, puis, en août, d'un autre dossier en provenance du tribunal d'Oran concernant 27 opérateurs basés dans l'Oranie.

De quoi donner de la consistance à l'affaire, et du pain sur la planche au magistrat instructeur, lequel a eu à puiser ses informations dans diverses sources, de différentes échelles: le centre CNIS de la douane, la DG des impôts, la DG des biens de l'Etat relevant du ministère des Finances, la DRAG de la wilaya d'Alger, la Banque d'Algérie, les différentes banques publiques et privées, entre autres institutions.