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POURRISSEMENT

par K. Selim

Anarchie». Le mot a été lâché. Pourtant, qu'il soit décliné sous le mode du romantisme révolu tionnaire ou sous l'angle anxiogène de l'insécurité et des peurs des lendemains, le mot ne rend pas sérieusement compte de ce qui se joue actuellement en Egypte.

Il y a entre la place Al Tahrir et le système égyptien une forme de «je vous ai compris» sans concession. Depuis la chute de Moubarak à ce jour, les militaires ont œuvré, avec une lenteur qui se retourne contre eux, à garder la main et à avancer à doses homéopathiques. Ils ont donné clairement l'impression qu'ils étaient les gardiens de l'ordre honni en ne cédant qu'avec parcimonie aux demandes de changement qui s'exprimaient à partir de la place Al Tahrir. En laissant les choses pourrir au lieu d'avancer ? comme le font les Tunisiens ?, les militaires au pouvoir ont parié sur la lassitude qui pousserait les Egyptiens, éprouvés par les difficultés économiques, à demander de l'ordre à n'importe quel prix. C'est en partie réussi puisqu'ils ont désormais une place où des Egyptiens manifestent pour défendre la «stabilité» qu'incarnent les militaires face aux «désordres» de la place Al Tahrir. Le second atout des militaires a été de négocier, au moins implicitement, une sorte de pacte de stabilisation avec les Frères musulmans.

Il faut noter aussi que l'institution policière, totalement discréditée, est restée intacte, sans changement, et a même repris ses vieilles pratiques brutales contre les manifestants. Et comme couronnement, les militaires ont décidé de se soustraire aux législateurs en se plaçant au-dessus de la Constitution. Tous ces éléments ont créé la conviction qu'une contre-révolution bien planifiée était en marche pour entraver le changement et le bloquer. Et la tentative de déloger les manifestants et d'en finir avec cette «institution» de la place Al Tahrir, sorte de soviet de la démocratie qui désarme par son apparente naïveté politique et surtout par la mobilisation permanente qu'elle permet.

Comment parler à la «place Al Tahrir» alors qu'elle n'est ni un parti ni une association, mais une sorte de point de rencontre où l'on fait des synthèses et l'on dresse des mots d'ordre et des caps. Bien entendu, il ne faut pas croire à la «naïveté» de ceux qui animent le «cœur battant de la révolution égyptienne». En entrant ouvertement en conflit avec le Conseil militaire qui assume le pouvoir et en exigeant un pouvoir civil, ils entendent pousser le système dans ses derniers retranchements. Ils veulent un «véritable changement». Et ce n'est pas une simple clause de style. Ils considèrent que ce qui est en œuvre depuis la chute de Moubarak est un faux changement, une tentative d'adaptation du système.

Les Frères musulmans, tout en se méfiant des militaires, ont pris leurs distances à l'égard de la place Al Tahrir. Officiellement, parce qu'ils ne veulent pas de l'anarchie. Réellement, parce qu'ils pensent pouvoir l'emporter aux élections. Il est fort possible que les Frères musulmans emportent ces élections ; mais en acceptant un «arrangement» de stabilisation avec les militaires, ils préservent le système en place. Et ils donnent aux militaires et aux tenants du système le temps de souffler et de reprendre les choses en main.

Place Al Tahrir ne veut pas de l'anarchie, mais elle veut changer les règles. Elle veut que l'armée rentre dans le rang et se soumette à la discipline légale. Elle ne veut qu'aucun arrangement, même avec une force politique importante, puisse remettre en cause à l'avenir la souveraineté des Egyptiens et la primauté des lois. Et c'est un objectif louable.