
« L'amour est inexplicable pour moi. Je regarde avec
étonnement le Couple, sa cadence toujours lente, son tâtonnement qui semble
perpétuel, la distance qui sépare ses deux corps, sa nourriture qui devient un
amalgame, sa façon de se saisir par tous les bords pour mieux s'absorber et se
confondre, par la paume et le regard à la fois : je n'arrive pas à comprendre
la nécessité de cette main qui en tient une autre, ne veut pas la lâcher, en
tâte la température et le muscle pour donner un visage au cœur d'autrui. Comment
font les gens qui s'aiment ? Comment se supportent-ils ? Qu'en cueillent-ils
qui semble leur faire oublier qu'ils sont nés seuls et mourront séparés ? En
quoi est-ce nécessaire de se serrer deux par deux ? Je te jure que j'ai lu
beaucoup de livres et l'amour me paraît comme accommodement et pas comme un
mystère. Et de tout ce que j'ai appris, il me semble que j'éprouve par la mort
ce que d'autres éprouvent par l'amour : la sensation de la précarité et de
l'absolu de toute vie, la clarté qui donne au monde la précision d'un ouvrage, le
battement du cœur, l'envie d'avoir un chant ou de le chercher ou la détresse de
savoir qu'on ne peut pas enjamber le corps aveugle vers l'entrebâillement
lumineux. La mort, quand je l'ai reçue et la nuit où je l'ai donnée a été pour
moi le seul mystère à côté duquel tout le reste est rites, habitudes, cohabitations
douteuses complicités. En vérité, le Couple est comme une bête céleste qui me
fait peur : je le vois dévorer les gens deux par deux, les fasciner par l'appât
de l'éternité, les enfermer dans une sorte de cocon puis les aspirer vers le
ciel pour en rejeter la carcasse vers le sol comme une écorce. Vois-tu ce que
deviennent les gens séparés ou les couples quand ils se désunissent ? Des
griffures sur une porte fermée. Toute l'humanité s'essaye à restituer le couple,
sans cesse, sans jamais renoncer malgré les milliards
d'échecs. Pourquoi je t'en parle maintenant et aujourd'hui ? Parce que j'ai
épuisé toutes les autres explications pour trouver un sens au drame de ce pays.
Dans mon drame de refus d'aimer, j'ai compris que j'incarnais la récolte la
plus amère de longues guerres pour être nous-mêmes. Je suis ce pays. Je
comprends que l'on puisse tuer et mourir mais je ne comprends pas ce que veut
dire aimer. D'ailleurs, le but de l'indépendance n'était pas le bonheur mais la
décolonisation. Depuis, on s'ennuie. Entre mari et femme, Pouvoir et paysans, terre
et vents, livres et bancs publics. Des gens en sont arrivés à surseoir à leurs
vies en attendant le jugement dernier et le Paradis. Qu'est-ce qui se passera au
Paradis pour nous ? Je ne sais pas. Depuis mon enfance, cela me fascine : comment
perdre du temps quand on devient éternel ? Je m'égare».