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Avec deux ministres dans un «no man's land»

par Notre Envoyée Spéciale A Bordj Badji Mokhtar : Ghania Oukazi

Le poste frontalier situé non loin de Timiaouine ne paie pas de mine mais fait face à une contrebande de tout genre, y compris celle des armes. Les 17 douaniers chargés de scruter les immensités désertiques ne doivent pas fermer l'œil en raison de l'insécurité qui se fait sentir dans ces régions frontalières.

Ould Kablia et Sellal ont fait une escale à Adrar d'à peine deux heures pour procéder à la clôture du colloque international sur les foggaras. Redécollage de l'avion militaire, direction Bordj Badji Mokhtar (BBM). Après une heure et demie de vol, le bruit des moteurs cesse enfin. L'air est chaud et le ciel est bas à BBM. Dès les premiers pas sur l'aérodrome mixte (civil et militaire) de la ville, le souffle commence à manquer à ceux qui ne sont pas habitués à autant de chaleur. A peine descendus sur le tarmac, les deux ministres saluent les autorités civiles et militaires qui étaient venues à leur accueil et de suite se dirigent vers l'équipage militaire de l'hélicoptère qui devait les amener à Timiaouine, à 150 km de BBM et à près d'une vingtaine de kilomètres des frontières avec le Mali.

 Il était 14 h, une heure où la chaleur atteint des pics impossibles, même en ces temps printaniers. Il faisait déjà 36 degrés. Une fois dans le ciel, on ne verra rien à l'horizon, ni aux alentours. Comme si la vie s'était subitement arrêtée. Quelques minutes après, nous verrons au loin des nomades traversant le désert. «Ils sont à proximité de l'ère de passage de tous les transhumants», nous dit le wali d'Adrar, qui était à bord de l'hélico aux côtés des deux ministres. Au loin encore, on remarquera des arbres, en plein désert, près d'un lit d'oued sec.

 A 15 h, le pilote survole la ville de Timiaouine, qui n'a rien d'une ville. Des espèces de constructions carrées, ternes, presque sans toiture, souvent avec une tente à l'intérieur de la cour, certainement pour se mettre à l'abri des vents de sable qui sont fréquents et violents dans la région. «Vous devriez partir par route la prochaine fois : ça prend quatre heures, les véhicules risquent même de se perdre, la piste n'est pas tracée,» nous dit un chef de projet. Il nous fait savoir qu'«on a commencé à mettre des balises surtout du côté de Reggane, on a fait déjà 500 km. On espère qu'on ne les volera pas».

Vol au-dessus d'un no man's land

L'atterrissage de l'appareil se fait au milieu d'un tourbillon de poussière. Les passagers descendent pour remonter dans des véhicules tout-terrain escortés par un grand nombre de véhicules de la gendarmerie. Les services de sécurité, toutes catégories confondues, étaient venus en force. La région n'inspire pas confiance. Qu'elles soient du côté sud ou du côté nord-est du pays, les frontières ont besoin d'une vigilance absolue en ces temps de révolte et de terrorisme. Les militaires étaient aussi en faction en haut de la montagne Ahabib, un lieu où les autochtones attendaient les ministres depuis quelque temps. Il faisait une chaleur torride. Cela ne les a pas empêchés de danser sous des airs de tindi. Youyous, applaudissements et cris de joie à la vue du cortège officiel. Les hommes bleus étaient perchés sur leurs chameaux, alignés et tout en couleur. «Ici, Mobilis ne fonctionne pas, on a seulement Djezzy», nous dit un responsable qui nous voyait, nous journalistes, triturer nos mobiles. Il nous explique que Mobilis ne fonctionne pas parce qu'il n'a pas de groupe électrogène. «Djezzy, lui, en a un et ça marche bien !», ajoute-il avec un sourire.

Les hôtes de Timiaouine s'installent sous une khaïma aux couleurs flamboyantes qui donnent encore plus chaud. Une fois assis, un jeune homme se rapproche de nous et se présente : «Je suis médecin vétérinaire au poste frontalier de Timiaouine, j'ai des difficultés monstres à faire mon travail». Le Dr Ali Larbi voulait parler aux journalistes tellement il avait gros sur le cœur. Il avait envie de crier sa détresse à qui voulait bien lui prêter attention. Peut-être que ses responsables sauront qu'il vit l'enfer, pensait-il certainement. «La subdivision est à BBM, la direction des services vétérinaires est à Adrar, à près de 1.000 km. On n'a pas de véhicule, je n'ai que le cachet rond. Encore faut-il qu'il serve à quelque chose : je ne peux pas soigner les bêtes parce que je n'ai pas de médicaments, je n'ai pas d'antiparasitaires, la viande n'est même pas contrôlée ici, on n'a pas d'abattoir. Enfin il ne fonctionne pas, je n'ai pas d'estampille ni de matériel.» D'ailleurs, ajoute-t-il, «même les êtres humains n'ont pas de médicaments, on n'a pas de pharmacie, à peine une toute petite presque vide, on n'a pas d'ambulance, pas d'antibiotiques. En cas d'urgence, on va sur Adrar, à 1.000 km !». Le PAPC prend la parole.

Le vétérinaire continue : «J'ai fait une réunion avec le directeur central à Alger l'année dernière, il m'a demandé ce que j'ai comme moyens (de 0 à 1) : je lui ai dit qu'on a 0 en tout ! Il m'a promis de venir nous voir à Timiaouine, mais il n'est jamais venu.»

L'appel de détresse d'un vétérinaire

Tout heureux, les habitants disent que c'est la première fois qu'ils voient des ministres leur rendre visite. C'est dire l'exclusion que ces «mal-nés» vivent depuis des lustres. «Je ne sais pas parler en arabe, je donne alors la parole au responsable des jeunes,» dit le PAPC. «Fakou !», lui lance Sellal. «Je sais que tu parles bien l'arabe mais tu n'a pas envie?». Rires aux éclats d'une assistance qui était heureuse d'avoir, pour une fois dans toute l'histoire du pays, une oreille d'écoute, en plus sympathique. Le vétérinaire reprend de plus belle. «Nous avons Internet, l'ADSL, ça marche bien mais nous n'avons pas d'eau, pas d'électricité. On fonctionne aux groupes électrogènes». Il interroge : «Quand on dit qu'il y a un développement, c'est qu'on a des routes. Mais si on n'a que des pistes, de quel développement on parle alors ?».

La liste des demandes socioéconomiques lue par le responsable de l'association des jeunes est longue. Pas d'école, pas de centre sanitaire, pas de médicaments, pas d'emploi, pas de logement, pas de loisirs pour les jeunes, pas de postes budgétaires pour les universitaires (il faut qu'ils participent à la vie politique de l'APC, dit l'orateur), pas de routes, pas de moyens de transport, pas d'électricité, pas d'eau... Non, ces populations ne vivent pas? Elles prient peut-être, comme dirait l'artiste.

La venue de ministres chez eux est un jour de fête. Ils n'ont jamais vu ça. «C'est un devoir pour moi de venir vous voir, de m'enquérir de vos préoccupations dans ces régions sensibles et frontalières», lui dira le ministre de l'Intérieur. «Le Président m'a chargé de vous transmettre ses salutations?». Applaudissements, youyous? «Des salutations spéciales», continue Ould Kablia, «à une région qu'il a connues pendant la révolution». Il était «responsable des contingents de moudjahidine qui transitaient par ces frontières? Votre accueil prouve que vous le soutenez toujours». Toute la foule scande «Yahia Bouteflika ! One, two, three, viva l'Algérie !», sous un soleil de plomb.

La fête prend fin avec, en prime, un plat de morceaux de méchoui et de la salade pour les invités. Pour une viande qui n'est pas contrôlée, elle a été bien dégustée !

De la Marlboro connection à l'émigration clandestine

Les ministres visitent, quelques mètres plus loin, le poste frontalier de police et de douane. «La contrebande est importante ici, on fait de notre mieux,» nous dit un douanier. Une jeune femme se rapproche de nous et nous demande : «La ministre de la Femme n'est pas avec vous ?». Non, lui répond-on. «Je voulais lui dire que j'ai des problèmes pour travailler, je suis employée dans une école mais les hommes n'arrêtent pas de me dire que ce n'est pas un travail pour les femmes, tu dois rester chez toi. Je me bats tous les jours». Continuez de le faire !, lui conseille-t-on.

Non loin du poste frontalier de police et de douane, à près de deux kilomètres, les escadrons des gardes-frontières, une autre force de sécurité? Entre la Marlboro connection et le trafic d'armes et d'autres marchandises comme le mazout, les gardes-frontières ont à faire aux clandestins africains qui se faufilent dans ses territoires sans limite?

Sellal visite après le barrage de béton dont les travaux ont pris du retard, mais ils seront finis dans une semaine. Du coup, il est interpellé par un jeune qui lui dit qu'il n'a pas d'emploi. «Faux !», rétorque le PAPC. «Je lui en ai donné un à la formation professionnelle mais il l'a refusé». Sellal le prend par le cou et lui lance : «Tu a les cheveux longs, tu as un portable, tu as une copine au moins que tu appelles ?». Rires de tout le monde, oubliant un instant la misère qui habite ces lieux «maudits», éloignés des yeux et des esprits des gouvernants pendant près de 50 ans.

Les deux ministres visitent aussi une base de vie en chantier. Sellal jette un œil sur la tenue du représentant des jeunes, drapé de l'emblème national. «Tu a une cravate parce que tu fais de la politique ? Fais de la politique positive,» lui conseille-t-il.

Il est 17h 30. Retour à BBM. Encore une heure de bruit infernal de l'hélico. Juste un instant pour se débarbouiller et les deux ministres rejoignent la salle de réunion de la daïra pour rencontrer les autorités civiles et militaires ainsi que les notables de BBM. «Vous avez droit aux richesses de ce pays, on ne vous fait pas de la charité, c'est votre droit». La phrase phare du ministre de l'Intérieur fait applaudir l'assistance.

Sellal, le fondateur de BBM...

«Je suis venu avec des dossiers ficelés de projets de développement socioéconomiques. Ce sont des décisions irréversibles du Président, on pourrait rajouter les autres demandes qui m'ont été faites auparavant», promet le ministre de l'Intérieur. Sellal se fera applaudir plus fortement. «Vous l'avez bien accueilli parce que vous le connaissez bien», leur dit Ould Kablia. Sellal a été chef de daïra dans la région pendant de longues années. Il échange même quelques mots en tergui. «Nous considérons qu'il est le fondateur de BBM,» lui lance un notable.

«C'est pour la première fois qu'on reçoit des ministres, votre visite s'inscrit dans un contexte sensible», commence par leur dire un autre notable, allusion faite aux révoltes en Libye. «Nous rendons hommage au président de la République, celui qui connaît bien ces régions pour y avoir fait la révolution, nous saluons Abdelkader El-Mali,» ajoute-il encore à propos du président de la République.

Les notables disent considérer leur BBM comme «interface du monde africain.» Ils font savoir aussi qu'ils continuent de soutenir le Président. «Si je ne prends pas soin de ces régions éloignées et enclavées, je sentirais mes prérogatives amputées,» lui lance Ould Kablia. «On dit que le ministre descend au Sud pour faire de la politique, on sait ce qui se passe ici, on connaît notre peuple, sa mobilisation, son soutien au Président. On ne peut avoir peur de nos territoires, nous savons que les terroristes n'ont jamais eu d'aide ou de soutien des habitants de ces régions. Aujourd'hui, ils essaient de s'infiltrer par les frontières libyennes parce qu'elles sont vides, puisque les forces de sécurité de ce pays sont montées au Nord à cause des événements (?). Nous ferons en sorte qu'il y ait un partage équitable des richesses de ce pays entre les populations.

Le cheikh de zaouïet Kounti interviendra pour réclamer la réhabilitation de la zaouïa et des écoles coraniques. Il interpellera le ministre de l'Intérieur sur les difficultés qu'ont les populations pour décrocher des papiers d'état civil. «Le problème est difficile, il doit être résolu entre le ministère de l'Intérieur et celui de la Justice, vous ne pouvez avoir des documents comme ça alors qu'on ne sait pas qui est malien et qui est algérien», répond le ministre.

Une présidente d'association demandera au ministre d'accorder de l'aide aux femmes qui font dans l'artisanat. «Il faut dire au ministre de la Solidarité qu'un avion d'aide ne suffit pas, il faut plusieurs avions pour aider ces populations et ces femmes qui n'ont rien», s'est-elle exclamée.

Avant tout chose, Ould Kablia avait rappelé aux esprits qui était Bordj Badji Mokhtar «que beaucoup ne connaissent pas». BBM était militant de la première heure de la cause nationale et membre de l'OS (Organisation secrète). «Il a déclenché le 1er Novembre dans la région de Souk Ahras. Il est tombé en martyr trois mois après», rappelle Ould Kablia.