Des drapeaux français, anglais, américains portés par des Libyens, chez
eux. Des appels à l'aide de l'Otan qui, elle, parle de risques collatéraux. La
fin d'une époque qui montre jusqu'où Kadhafi a mené son pays : dans les bras
des Occidentaux.
Les rebelles libyens de la ville de Misrata multiplient les appels à 'aide
des forces armées de l'Otan. Ils accusent les «alliés» occidentaux de les
abandonner aux attaques de leurs autres compatriotes libyens. L'Otan explique
la «modération» momentanée de ses interventions par son souci d'éviter les
dommages «collatéraux» sur les civils, d'autant plus qu'il lui est attribué les
deux bavures la semaine dernière qui ont fait douze victimes parmi les rebelles
eux-mêmes. Cet échange d'argument entre des Libyens et des responsables de
l'Organisation militaire occidentale illustre combien la perception de
«l'Occident» que l'on prête aux peuples arabes est aujourd'hui loin des clichés
réducteurs et conflictuels, et combien les temps politiques (géopolitiques) ont
changé. Il y a de cela à peine quatre mois, l'Otan et l'Occident étaient, selon
les discours politiques officiels des régimes arabes, considérés comme l'ennemi
historique soupçonné de velléités perfides et de calculs colonisateurs.
Aujourd'hui ce sont des Libyens qui critiquent violemment les forces coalisées
de l'Otan de ne pas les assister dans leur combat pour la liberté. Et il n'est
pas exclu que les Yéménites, voire les Syriens feraient de même : l'appui de
l'Occident à leurs revendications légitimes de liberté. Les Occidentaux, eux,
sont coincés dans le dilemme classique entre assistance et ingérence. Quelle
époque ! Et que veut dire tout cela ? Que l'aspiration à la liberté n'est pas
un besoin génétique, instinctif et vital pour les seuls peuples occidentaux.
Que le discours politique qui réduisait les Arabes à des peuplades hermétiques
à la modernité et heureuses de leur état de servitude n'est, en réalité, qu'une
tromperie philosophique et idéologique. Aujourd'hui, les peuples arabes mettent
leurs gouvernants au pied du mur : s'ouvrir à la liberté et la démocratie ou
disparaître. Malheureusement, la résistance des gouvernants à ce vent de
liberté aggravera la facture en termes de pertes humaines et retardera
l'échéance de liberté pourtant inéluctable. Heureusement, le sens de
«l'Histoire» est du côté des peuples. La Libye, le Yémen, la Syrie et Bahreïn
vivent dramatiquement aujourd'hui leurs marches vers la liberté. Demain,
d'autres pays arabes risquent d'entrer dans la violence et la tourmente si
leurs gouvernants s'entêtent à maintenir le pays dans le statu quo politique et
social actuel. Le discours officiel des dirigeants arabes qui veut justifier
les révoltes populaires par une manipulation étrangère venue de l'Occident n'a
plus de prise, surtout sur les jeunes, et exprime toute l'incapacité et
l'incompétence des pouvoirs à s'adapter à la modernité et les défis de la
mondialisation. Les pays arabes ne peuvent se situer hors du reste du monde, ni
hors du temps historique. Plus tôt ils y seront, moins le prix à payer sera
élevé. Parce que la mondialisation n'est pas, justement, un mouvement
historique sans heurts et sans violences. Elle est basée sur la compétition,
l'innovation et la créativité. Elle réunit des intérêts et en oppose d'autres.
Elle a ses avantages et ses inconvénients. Les plus intelligents profiteront de
ses avantages et se protégeront de ses méfaits. Les gouvernants arabes savent
bien que leur avenir ne peut pas se définir hors de la mondialisation, ni de
lui échapper. Mais alors, pourquoi y résistent-ils ? Parce qu'en plus de leurs
incompétences à s'y adapter, ils savent que leur mode de gouvernance est
condamné à disparaître. Le développement, l'accélération et l'échange
d'informations grâce aux nouvelles technologies ; la proximité que vivent les
sociétés aux plans national et international ; la généralisation de la
connaissance ont aiguisé la conscience politique les peuples arabes qui
découvrent, chaque jour qui passe, l'inanité et la vacuité du discours de leurs
gouvernants. Les pouvoirs arabes sont bâtis sur des valeurs et des stratégies
archaïques, éculées : clientélisme, tribalisme, déni des droits et libertés,
violence et corruption, excitation du sentiment nationaliste étroit confondu à
escient avec le patriotisme. L'écart entre les discours officiels et
l'aspiration des jeunesses arabes est abyssal. La différence entre les offres
politiques des gouvernants et la demande des jeunes est celle qui différencie
le rêve du cauchemar. En résumé, la possibilité d'une adhésion des peuples
arabes, particulièrement de sa jeunesse, aux politiques proposées est quasiment
nulle. Le divorce est prononcé, reste la question de sa consommation qui est
tributaire du temps que mettra la justice de «l'Histoire» à le signifier, par
jugement écrit aux deux parties. Il est inutile de chercher les raisons de ce
divorce ailleurs, comme les manipulations de l'Occident par exemple. La
jeunesse arabe a multiplié ces dernières années ses appels pour un peu plus de
justice sociale, de dignité et de liberté ; elle l'a souvent fait savoir par
des manifestations, des révoltes sporadiques et même par une fuite risquée vers
d'autres cieux plus cléments. Les pouvoirs politiques en place ont répondu par
la démagogie, les promesses sans lendemain, la matraque et la répression.
Fermés à toute demande de justice de leurs peuples, incapables de réformes
dignes des temps modernes, les pouvoirs en place depuis des lustres dans les
pays arabes vivent hors de la réalité de leurs peuples et refusent toute
alternance politique. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre l'appel
désespéré des insurgés libyens aux armées occidentales sous l'égide de l'Otan.
Ils n'ont pas d'autre choix. Et peu importe les discours usés qui les accusent
de collusion avec les «croisés», avec l'Occident. Leur souci principal est de
se libérer du régime policier et avilissant qui les gouverne. Dans le cas de la
Libye qui vit une violence inouïe, on aurait aimé voir les gouvernants des pays
«frères» arabes prendre l'initiative et déployer tous les moyens pour une
solution politique en Libye. Mais le peuvent-ils, eux qui emploient au fond le
même mode de gouvernance avec, en apparences, des formes différentes ? Pire,
eux qui sont contestés chez-eux ? Alors, il ne faut pas s'étonner si les
jeunesses syrienne, yéménite ou bahreïni se tournent, elles aussi, vers
l'Occident et ses armées pour en finir avec les dictatures qui les violentent.