Faut-il se battre pour les Algériens ? Recevoir des coups
de matraques à leur place parce qu'on est tous algériens ? Se faire bousculer
et tirer et gifler pour qu'ils vivent mieux ? Lorsqu'on porte une banderole et qu'on
se dirige, dans les rues, vers l'avenir pour le réclamer, on ne peut pas
s'empêcher de se poser la question. Le piéton qui sourit de votre spectacle
vous y pousse. La jeune fille qui évite votre trottoir. Le vieux sceptique qui
ricane en vous criant que vous ne pouvez rien faire. Le quadragénaire qui lance
«cela ne me concerne pas». Tous vous y poussent. Presque tous. Les Algériens
ont été tellement vidés d'eux-mêmes qu'ils ne croient plus pouvoir soulever une
tasse de café sans le soutien de l'Etat ou mâcher sans une subvention. Les
Algériens se jugent mal, se croient violents, irrécupérables, sans solution
dans l'histoire, extrémistes, absolument adversaires et définitivement
méfiants. Et lorsque vous voulez manifester pour réclamer la conjugaison du
futur, il vous faut rapidement une réponse à cette question : pourquoi recevoir
des coups à la place des autres qui ne veulent pas vivre mais seulement
geindre, se plaindre, critiquer et pousser des soupirs au spectacle d'un pays
qui les déçoit et qu'ils déçoivent. Donc la réponse ? Elle est simple : selon
les chiffres, nous sommes 36 millions d'individus et ce n'est pas vrai. En
vérité nous sommes des centaines de millions car, dans l'addition, il faut
compter surtout ceux qui ne sont pas encore nés, ceux qui vont venir au monde
dans ce pays et qui ont droit à un meilleur pays que celui qui nous exclu.
C'est à la place des générations futures, nos enfants, qu'il faut peut-être
recevoir des coups et patienter et construire un peu d'espoir. Ces futurs enfants
n'ont pas encore de prénoms et, pire encore, n'ont pas encore le pays qu'ils
méritent. Pour le moment, les Algériens ont été convaincus qu'ils sont
impuissants et qu'ils ne peuvent même pas construire un mur sans les Chinois.
Sans écoles, ni universités valables, ni livres dans les airs et les âmes, ni
confiance en eux-mêmes, les Algériens ne font pas le lien entre la misère d'un
S12 et un ministère de l'Intérieur incompétent. Le lien entre un droit au
logement et le fait que ce n'est pas un de leurs élus qui en décide mais un
chef de daïra désigné par l'Administration. Ils ne font pas le lien entre une
route mal faite et la triche dans les appels d'offres et entre cette triche et
l'inexistence d'une presse libre qui dénonce, un TV vraiment publique et le droit
de regard sur l'argent de tous. Les Algériens ne font pas le lien de
conséquence entre un régime qui les empêche de décider et leurs misères
quotidiennes. Ils ne font pas le lien entre la corruption et l'injustice qu'ils
dénoncent, en murmurant, ou le lien entre ce qu'ils dénoncent et les personnes
qu'ils doivent dénoncer. Chaque Algérien a son bilan négatif du pays, son
jugement sévère et ses lots de réclamations, du matin au soir, mais l'addition
de tous ne fait pas encore la Révolution et n'aboutit pas à demander à un
régime de devenir un Etat et pas une bande de Deys en conclave permanent. Avec
un logement, un bon salaire et une voiture, on peut se sentir non concerné par
l'histoire nationale. Et cela se tient. Sauf que cela ne fait pas un pays heureux
: on peut être riche mais si le pays n'existe pas, on ne peut ni en jouir, ni
en sortir, ni y être vivant. Un bon salaire sert à bien manger mais pas plus.
Pour être heureux, sortir la nuit, promener ses enfants, jouir de la mer et de
l'herbe, il faut avoir un pays. Que se passe-t-il quand on donne un lingot d'or
à un homme perdu dans le désert et qui meurt de soif ? Rien : il meurt de soif.
Les Algériens ne
savent pas encore donc car le lien entre l'évidence politique et la souffrance
quotidienne n'existe pas dans les cerveaux mais seulement au bout de la langue.
Et les Algériens ont peur, confortablement. Les classes pauvres ne font pas
confiance aux élites et les traitent comme des traîtres selon la culture
populiste nationale. Les classes moyennes ont peur des plus pauvres, les
haïssent à cause de la peur qu'ils leur inspirent et craignent pour ce qu'ils
ont, face à la foule qu'ils savent prompte au butin et pas au respect de la
propriété. Les classes supérieures sont clientélisées et croient être sauves
par l'allégeance, l'impôt «politique» et se dédouaner par l'attente. Chacun des
trois croient que c'est l'autre qui possède le pays alors que la vérité est que
les trois s'en font déposséder chaque jour qui passe.