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Le jasmin blanc,
fleur emblématique de la Tunisie, donne son nom à un surgissement démocratique.
« La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et, pendant qu'aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d'en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour l'empêcher de s'en servir, l'insurrection, comme dirigée par un seul bras, s'organisait formidablement. Des hommes d'une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d'autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert de barricades. La résistance ne dura pas; partout la garde nationale s'interposait ; si bien qu'à huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presque toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. D'elle-même, sans secousses, la monarchie se fondait dans une dissolution rapide. » Cette page de « l'Education sentimentale » où Flaubert évoque les journées de février 1848 qui virent en France la fin définitive de la royauté viennent irrésistiblement à l'esprit devant la Tunisie de janvier 2011 et l'événement international que constitue la « révolution de jasmin » actuellement en cours. Mais il fallut attendre 1870 et la chute de Napoléon III pour que la République fût définitivement assise? Vraie révolution et rumeurs diverses Les journées de janvier 2011 en Tunisie ont sans contestation possible un caractère historique. Tout d'abord parce que cette révolution, au sens noble du terme, ne fut annoncée par quiconque. Aucun géopoliticien, aucun universitaire, aucun dirigeant politique, aucun journaliste n'a eu la prémonition de la formidable accélération de l'histoire qui a abouti, sous la pression directe de tout un peuple, classes populaires et moyennes réunies, au départ, à la fuite, à l'exil sans gloire de Zine El Abidine Ben Ali. Et un mois à peine, l'Homme fort s'évanouissait, le roi était nu. Historiques également, ces événements n'ont connu qu'un seul acteur, le peuple tunisien, sans armes et paré de son seul courage. Il n'y a pas eu « d'organisateur secret », on recherche vainement une énième théorie du complot. Aucun parti officiel ou clandestin, aucune mouvance idéologique, aucun leader présent ou en exil ne peut revendiquer la paternité de ce changement de régime. Là où l'immolation de Jan Palach en janvier 69 en Tchécoslovaquie n'avait pas réussi à faire reculer les chars russes, le sacrifice du jeune diplômé Mohamed Bouazizi, marchand ambulant, qui s'immole par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid, pour protester contre la confiscation de sa marchandise, a permis en moins d'un mois à la Tunisie de tourner une nouvelle page de son histoire. Certes, la fin de cet épisode glorieux n'est pas écrite et l'imbroglio de ces derniers jours montre que l'issue politique est difficile à trouver. Certes, cette transition démocratique spontanée a été autorisée par l'attitude de neutralité bienveillante, voire de prise de position active d'un acteur jusque-là resté discret, l'armée tunisienne. Et les rumeurs vont bon train à Tunis. Ainsi, on raconte qu'un détachement de l'armée était physiquement présent dans les studios lors de l'enregistrement du discours de Ben Ali du 13 janvier où le président chancelant annonça à la télévision qu'il ne briguera pas de nouveau mandat en 2014 et promit la liberté de la presse. Ce qui ne calma pas la colère populaire. Et c'est bien l'armée qui accompagna le lendemain le dictateur à son avion présidentiel pour un départ définitif, à l'aéroport de Tunis qu'elle contrôlait depuis plusieurs heures. Parmi les bruits qui circulent dans la capitale tunisienne, une anecdote a au moins le mérite de la cohérence. Le 12 ou le 13 janvier, une réunion aurait regroupé autour de Ben Ali, le Premier ministre, Mohammed Ghannouchi, le général Ali Seriati, patron de la police et un responsable de l'état-major des armées. Ces derniers auraient réussi à convaincre le président de partir temporairement de Tunisie, avec surtout son épouse honnie par la population, « le temps que le ménage soit fait ». Le 14 janvier, en effet, Mohammed Ghannouchi annonce que Ben Ali est temporairement dans l'incapacité d'exercer ses fonctions et déclare, au nom de l'article 56 de la Constitution (incapacité temporaire), assumer la charge de président par intérim jusqu'à des élections anticipées. L'évocation de l'article 56 fait bondir les juristes : il ne s'agit pas d'une incapacité temporaire mais bien d'une incapacité définitive. Il faut donc exciper l'article 57 de la même constitution. Du coup, Ghannouchi ne reste président que 24 heures et il est remplacé par le président de l'Assemblée nationale, et bien au nom de l'article 57 : C'est donc finalement Fouad Mebazaa qui assure l'intérim, avec pour mission d'organiser une élection présidentielle dans les 60 jours. Loin de ces finasseries juridiques, la rue a déjà tranché : aucun retour en arrière n'est possible et le nouveau gouvernement de coalition est tenu dans la plus grande suspicion. Quant au « ménage promis », l'état-major de l'armée, dès l'avion présidentiel décollé, s'y serait ouvertement opposé. Seul, Ali Seriati aurait voulu tenter avec 3000 barbouzes le coup de force, terrorisant la nuit les principales villes de Tunisie. Mais son aventure a vite tourné court : il est interpellé le 16, à Ben Guerdane dans le sud de la Tunisie alors qu'il tentait de s'enfuir en Libye. On saura dans quelque temps la véracité de ces confidences. L'introuvable « gouvernement d'Union nationale » Depuis, devant la formidable accélération des événements, le RCD, le « Rassemblement constitutionnel démocratique », quasi-parti unique tunisien, omniprésent et totalement dévoué à Ben Ali pendant 23 ans, se précipite avec ses notables effrayés vers la seule sortie de secours possible, la constitution d'un « gouvernement d'Union nationale ». D'emblée, la formule bute sur la grande confidentialité de partis politiques d'une opposition polie, tolérés jusque-là sous le règne Ben Ali, les autres formations étant interdites et leurs dirigeants en exil ou en prison. Les ex-oppositions légales et illégales se divisent très vite sur la participation ou non. Après quelques jours d'hésitation, mardi, le puissant syndicat UGTT tranche l'affaire et demande à quatre ministres qui comptent parmi ses adhérents de quitter un gouvernement mort-né d'union, au moins dans sa disposition actuelle. La population quant à elle semble dénier tout avenir politique au RCD, et beaucoup contestent que cette formation puisse jouer un rôle quelconque dans la transition démocratique : « le dictateur est tombé, pas la dictature » clament les manifestants. Pour accroître encore la confusion, on apprenait avant-hier que Fouad Mebazaa, le président tunisien par intérim, et le Premier ministre, Mohammed Ghannouchi, ont démissionné du RCD. Courage et dignité ! Dans un communiqué, le RCD a dans le même temps annoncé avoir radié de ses rangs l'ex-président Ben Ali et six de ses collaborateurs, « sur la base de l'enquête menée au niveau du parti, à la suite des graves événements qui ont secoué le pays » ces dernières semaines. Pantalonnades ! Le RCD devra inéluctablement disparaître. Il n'a brillé que par la servilité vouée à la cupidité insatiable de son maître et de son clan et par sa capacité à (très bien) vivre des restes. Le 13 janvier, l'écrivain Abdelaziz Belkhodja a rendu publique une enquête fouillée et un réquisitoire sans appel du pillage organisé par la famille Ben Ali et celle de son épouse du clan Trabelsi. Toute l'économie tunisienne y passe, mise en coupe réglée par une centaine d'individus : les banques, les transports, Tunis Air et les compagnies aériennes et de navigation nationales, la téléphonie, les médias télés, les concessionnaires automobiles, l'immobilier, les cimenteries, la grande distribution, les bananes, l'huile, le sucre, les alcools, la pêche? Rien n'échappait. L'incroyable népotisme de la famille présidentielle qui contrôle 50% des secteurs-clés de l'économie, va même jusqu'à prendre des postions dominantes dans les écoles privées ou la friperie ! Sans oublier une omniprésence dans le secteur « gris » de l'import-export et ses trafics. Comment la dynamique économie tunisienne a-t-elle pu en arriver là ? Tout au moins par une totale confusion entre le bien public et les biens très personnels du président, une corruption généralisée, une police implacable, une presse aux ordres et la complaisance des alliés occidentaux. Michèle Alliot-Marie devrait s'excuser ou démissionner Les regards volontiers détournés des puissants partenaires ne signifient pas nécessairement aveuglement. Une longue dépêche envoyée à la Maison-Blanche par l'ambassade américaine de Tunis, le 23 juin 2008 et opportunément révélée par Wikileaks, détaille elle aussi le système de « quasi-mafia » Ben Ali-Trabelsi qui dépouille sur l'économie tunisienne. Le rapport conclut, deux ans avant la révolution de jasmin : « Si les Tunisiens digèrent déjà mal la corruption courante, les abus de la famille du président Ben Ali suscitent leur fureur. Alors que la population fait face à une montée de l'inflation et à un fort taux de chômage, l'étalage de richesses et les rumeurs persistantes de corruption ne font qu'alimenter son ressentiment. » On ne peut pas dire que l'autre allié, la France, ait eu la même hypocrite lucidité. Les gouvernants de droite et de gauche ont toujours fermé les yeux sur les excès de la politique de Ben Ali au nom de lutte contre les mouvements islamiques. Mais la palme de la myopie complaisante revient sans nul doute à l'actuel gouvernement Sarkozy, incapable de voir l'importance des changements en cours durant ce dernier mois. Championne toutes catégories de l'inconscience politique, la ministre des Affaires étrangères, Michelle Alliot-Marie, le 11 janvier, a volé au secours du régime, en proposant une « coopération policière », « pour éviter des excès de violence lors des manifestations ». Ah ! Le savoir-faire français, en matière de maintien de l'ordre ! Depuis elle se défend en bafouillant, partagée entre un « principe de non-ingérence et la crainte que la situation ne dégénère en violences ». Ennuyé mais solidaire de sa ministre, François Fillon tente maladroitement de rattraper le coup. Le 1er ministre français suggère, lui, malgré le silence assourdissant du président de la République, une assistance de la France en matière électorale : « Nous sommes prêts à fournir au gouvernement tunisien, s'il le désire, l'assistance nécessaire pour participer à la préparation et à l'organisation de ces élections ». Un jour, on prête les matraques, un autre, on file les urnes. Bévues et pas de clerc. Un mutisme prolongé de nos diplomates devrait être de rigueur. Sortie de geôle Le lundi 17, un prisonnier politique a été sorti à l'aube de sa cellule et prestement raccompagné à la sortie, sans explications. Malade, encagé depuis huit ans et mis à l'isolement depuis un mois, c'est en sortant de prison qu'il a appris avec une joie stupéfaite la révolution en cours et le départ précipité de Ben Ali, l'instigateur de son embastillement. Abderrahmane Tlili, grand commis de l'Etat qui a été patron de plusieurs entreprises publiques, a eu l'imprudence de se porter candidat à l'élection présidentielle de 1999. Malgré les trucages évidents qui virent Ben Ali élu avec plus de 99% des voix, ce responsable d'une formation aujourd'hui dissoute, l'UDU, était volontaire pour une nouvelle candidature et commençait à faire campagne. C'en était trop ! Au trou ! Sur des accusations invraisemblables. Cet ami est libre depuis quatre jours. |
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